Une vaste opération dirigée par le FBI appelée Trojan Shield aux États-Unis, Iron Side en Australie et Green Light par Europol, a été rendue publique le 8 juin.

Y ont également directement participé l’Autriche, le Canada, le Danemark, l’Estonie, la Finlande, l’Allemagne, la Hongrie, la Lituanie, la Nouvelle-Zélande, les Pays-Bas, la Norvège, la Suède, l’Écosse et le Royaume-Uni. Des milliers de téléphones censés permettre aux criminels de communiquer secrètement par le système Anom afin de se livrer à leurs activités délictueuses habituelles allant jusqu’au meurtre, avaient été distribués par des voies détournées à des membres du crime organisé.

En fait, les autorités avaient fait parvenir au crime organisé des téléphones qui étaient intégralement écoutés à leur insu. À la différence des opérations précédentes qui avaient permis à la police de s’infiltrer dans des réseaux de communications, pour la première fois c’est elle qui l’a fourni dès le départ. C’est un véritable exploit technique mais aussi humain car il a fallu distribuer les téléphones sans éveiller l’attention de criminels souvent paranoïaques.

Tout avait débuté à la mi-2018 lorsque Vincent Ramos, un « génie de l’informatique » qui avait inventé le système Phantom Secure permettant aux téléphones mobiles BlackBerry modifiés exploitant un réseau sécurisé d’envoyer et de recevoir des messages cryptés a été arrêté et condamné à neuf ans d’emprisonnement pour complot de racket. Afin de s’attirer les bonnes grâces de la justice américaine, il a dirigé les agents spéciaux du FBI sur un de ses anciens collaborateurs qui développait un autre système baptisé Anom. Contacté, ce dernier a accepté de coopérer contre rémunération. Il n’avait pas vraiment le choix s’il voulait échapper au passage par la « case prison ».

Le développement de cette nouvelle application a été facilité lorsque les polices françaises, belges et néerlandaises se sont attaquées aux plateformes concurrentes, notamment Encrochat (une infiltration permise par les gendarmeries française et néerlandaise) et au réseau Sky ECC qui étaient très appréciés des truands de haut niveau. En plus, selon Fabrice Rizzoli chercheur au sein du Centre Français de recherche sur le Renseignement (CF2R), les forces de police se sont livrées à une opération d’influence pour dissuader la concurrence. Des rumeurs ont circulé sur la prétendue vulnérabilité d’un système quasi semblable baptisé « Ciphr ».

Mais cela ne suffisait pas pour vendre le système Anom. La confiance de figures reconnues du milieu est venue aider à la manœuvre. Des agents agissant sous couverture ont fait parvenir à Hakan Ayik, le boss d’une très importante Organisation criminelle transnationale (OCT) australienne (aujourd’hui gérant d’un grand hôtel à Istanbul) des exemplaires de ce téléphone soit disant sécurisé. Il s’est transformé à son insu en VRP pour Anom auprès de ses homologues internationaux. À savoir que grâce à ses relations, lui et ses hommes ont aidé à la diffusion du téléphone piégé à des milliers truands.

Ce qui donnait aussi confiance est que ce téléphone ne pouvait s’acheter qu’au marché noir pour quelques 2 000 dollars et, pour le faire fonctionner, un code devait être transmis par un autre utilisateur. La police australienne explique : « un criminel devait connaître un autre criminel pour obtenir ce matériel […] Les appareils ont circulé et leur popularité a grandi parmi les criminels, qui avaient confiance dans la légitimité de l’application car de grandes figures du crime organisé se portaient garantes de son intégrité […] Au final, ils se sont passé les menottes les uns aux autres en adoptant et en faisant confiance à Anom et en communiquant ouvertement avec, sans savoir que nous les surveillions tout le temps ». Si environ 300 groupes criminels ont été touchés, particulièrement des mafias, des OCT asiatiques, des gangs de motards, d’autres sont cependant restés à l’écart, en particulier la plupart des cartels latino-américains, la criminalité russophone et celle des pays émergents.

Quand l’affaire a été ébruitée, Europol estime que 11.800 personnes dans plus de 100 pays utilisaient Anom.
Selon Calvin Shivers, un directeur adjoint du FBI : « plus de 100 menaces mortelles ont été déjouées » grâce à cette opération.
De son côté, le chef de la police australienne, Reece Kershaw, l’examen des messages a permis de déjouer 21 complots de meurtres en Australie dont un visant à utiliser une arme automatique dans un café. Il a aussi mis à jour « de nombreuses affaires de corruption publique de haut niveau dans plusieurs pays ». Selon lui, des informations sensibles étaient transmises à des criminels par des personnalités corrompues des forces de l’ordre.

Mais cette opération a volé en éclats en mars 2021 quand un blogueur a décrit en détail les failles de sécurité d’Anom laissant entendre qu’il était espionné par les membres de l’alliance de renseignement anglo-saxone « FiveEyes ». Son post a été supprimé mais le mal était fait.

Un exemple concret des révélations stupéfiantes communiqué via la presse fait référence à une enquête confidentielle des services de renseignements australiens qui affirme que près de 150 employés de la compagnie aérienne nationale Qantas appartenaient à des organisations criminelles.

Recrutés parmi les bagagistes et les personnels au sol à l’aéroport de Sydney, ces employés ont permis pendant des années de faire entrer dans le pays des quantités phénoménales de stupéfiants, dont l’essentiel de la distribution en Australie est ensuite assurée par des gangs de motards.
800 suspects ont été arrêtés de par le monde, huit tonnes de cocaïne, 22 tonnes de cannabis, deux tonnes de méthamphétamine, des centaines d’armes à feu, des dizaines de véhicules de luxe et près de 40 millions d’euros en espèces et cryptomonnaies ont été saisis.

Toutefois, de nombreux suspects sont parvenus à échapper aux mailles du filet. Mais il y aura d’autres développements dans les semaines et les mois à venir à mesure que les intéressés se mettront à table… Un effet n’est pas encore mesurable : quelles vont être les conséquences pour les méthodes de travail des OCT ? En effet, la méfiance va revenir et un effort dans la discrétion va certainement être la règle. Un des grands parrains de Cosa Nostra, la mafia sicilienne, ne communiquait que par des « pizzini », des petits messages écrits sur des bandes de papier roulées en boule. Cette discrétion lui a valu d’échapper à toutes les polices pendant 43 ans alors qu’il vivait dans une ferme située à trois kilomètre du village de Corleone…

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Texte

Alain Rodier

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