Cela fait des jours que la situation militaire évolue peu en Ukraine au niveau des combats. En fait, les forces russes se repositionnent et effectuent des relèves en vues d’opérations offensives futures. Sur le plan stratégique et si l’on croit les déclarations de Moscou (qui sont à prendre avec des pincettes), l’effort doit désormais porter à l’Est pour « libérer » totalement le Donbass.

Les fronts visant Kiev et Kharkiv (baptisés « Main Effort – Kyiv » et « 1. Kharkiv Axis » sur la carte en fin de texte) étant désormais considérés comme secondaires. Cela ne veut pas dire qu’ils sont totalement abandonnés, les forces russes se repliant sur des positions défensives pour résister aux assauts ukrainiens).
Les 1è Armée de chars et 20è Armée qui se trouvent sur l’axe de Kharkiv se repositionnent dans la région d’Izyum sur la rivière Donetzs. Leur objectif sera vraisemblablement de prendre cette ville de plus de 50.000 habitants.
Les forces des « républiques indépendantes » du Donetsk et de Louhansk appuyées par la 8è armée (dont le chef, le général Andreï Mordvichev annoncé mort par Kiev est réapparu à la fin mars) se préparent à pousser vers l’Ouest (c/ carte : « 1a. Luhansk and Donetsk Oblast ») k. Pour cela, elles doivent vraisemblablement attendre de nouveaux renforts et que la prise de Marioupol soit terminée (« 2. Marioupol »). À cette fin, Moscou a décrété un cessez-le-feu à compter du 1er avril afin que des convois de la Croix-Rouge puissent évacuer les civils.
Enfin, il semble que la conquête d’Odessa ne soit plus à l’ordre du jour. Les forces russes renforcent leurs position à Kherson et à ses environs (c/f carte : « 3. Kherson and Advances North and West »).

Malgré les manœuvres qui se sont succédées depuis des années, les troupes de relève russes seraient mal préparées au combat. De plus certains matériels envoyés pour remplacer ceux mis hors service seraient défaillants. Il est vrai que les pannes sont fréquentes sur des matériels qui ont été stockés pendant longtemps mais il y aurait également des problèmes de trafics de pièces volées revendues au marché noir par des militaires indélicats !

La guerre se prolonge aussi par d’autres moyens comme les cyberattaques du 29 mars contre Ukrtelecom ou le blocage des cargos qui devraient approvisionner l’Afrique et le Proche-Orient en denrées agricoles. L’exigence de Moscou de faire payer aux « pays hostiles » en roubles les fournitures en gaz à partir du 1er avril entre aussi dans ce cadre. C’est une opération d’influence lancée contre les populations européennes afin qu’elles commencent aussi à ressentir les effets des sanctions pour ensuite influencer leurs dirigeants…

Bien que la guerre dure depuis plus d’un mois, de nombreuses questions restent actuellement sans réponse.
La première concerne la stratégie militaire de la Russie qui a attaqué à l’origine simultanément sur plusieurs fronts : Kiev et Karkiv au Nord, au nord et au sud du Donbass et au sud vers l’ouest (Kherson) et à l’Est vers Marioupol.
Étant donné le rapport de forces, cette manière de procéder était vouée à l’échec car elle engageait un adversaire quasi équivalent en nombre alors que dans un conflit classique, l’attaquant doit avoir la supériorité numérique de trois contre un pour pouvoir l’emporter.
De plus, et c’était prévisible, l’élongation des lignes et la diversité des fronts ont amené des problèmes de logistique et de transmissions extrêmement graves. Au jour d’aujourd’hui, on se sait pas qui dirige (et coordonne) les opérations.

Poutine mal renseigné ?

Washington affirme que le président Vladimir a été mal renseigné par ses grands adjoints, les chefs des services de renseignement et ceux des armées. Cela est possible car il semble que ces subordonnés ne voulaient pas s’opposer à l’idée que le président se faisait de la situation tout simplement pour conserver leur poste voir leur liberté. Dans les faits, ils lui auraient transmis ce qu’il voulait entendre ( il n’y a pas qu’en Russie que ce phénomène existe) :
. la plupart des Ukrainiens allaient accueillir les forces russes en « frères » ;
. la défense antiaérienne ukrainienne serait rapidement neutralisée laissant la maîtrise du ciel à l’aviation russe qui pourrait appuyer les troupes au sol au plus près ;
. l’armée russe forte de ses expériences récentes (Géorgie, Crimée, Syrie) était en état de vaincre rapidement son homologue ukrainienne (qui n’avait pas opposé de résistance en 2014 lors de la prise de la Crimée par les « petits bonhommes verts »)(1).
. l’Occident en général et l’OTAN en particulier ne parviendraient pas à opposer un front uni en raison des intérêts économiques divergents et vitaux pour certains pays.
…/…
Les deux choses où il ne semble pas s’être trompé :
. c’est qu’après avoir muselé brutalement toute forme d’opposition et s’être livré à une propagande débridée présentant la Russie comme la « victime » d’un complot international « nazi », 83% de la population des Russes approuvent son action et 69% pensent que le pays va dans la bonne direction (contre 48% en décembre)(2) ; dans ces conditions, un putsch intérieur est difficile à réaliser ses auteurs pouvant être victimes de la vindicte populaire ;
. qu’en dehors de l’Occident, du Japon et la Corée du Sud, aucun dirigeant ne s’est précipité pour déclencher des sanctions économiques contre la Russie.

Et l’avenir ?

Dans ces conditions, il est extrêmement difficile de prévoir l’avenir, discipline qui relève plus des cartomanciennes que des analystes en géopolitique.
La guerre devrait durer « un certain temps », Poutine ne pouvant lâcher le morceau alors que les Occidentaux veulent le traîner devant une juridiction internationale pour crimes de guerre.
Or il a encore de la réserve en hommes et matériels (selon Global Fire Power, 850.000 personnels sont sous les drapeaux – même si 300.000 sont des appelés qui théoriquement ne sont pas engagés -, 250.000 sont des réservistes et 250.000 des paramilitaires). De plus, l’état de guerre n’a pas été décrété. Ce dernier permettrait une mobilisation générale.
Des phases de négociations et de concessions – ces dernières étant souvent plus fausses que vraies – puis d’offensives vont perdurer.

À terme, la Russie sortira très affaiblie de cette guerre mais également l’Europe qui aura été impactée par l’effet boomerang des sanctions.
Il est possible qu’il y ait d’immenses mouvements de protestation dans les pays qui vont voir le prix des matières premières considérablement augmenter (toutes les révolutions ont commencé avec l’augmentation du prix du pain).
Les seuls gagnants seront les États-Unis qui non seulement ne subiront presqu’aucune conséquence à domicile mais qui, en plus, seront devenu le marché (import et export) incontournable pour la vieille Europe.
La Chine jouera le même rôle vis-à-vis de la Russie négociant – à ses conditions – l’achat de produits et de matières premières dont elle est friande. Moins connu, ce devrait être elle qui va prendre la place des entreprises européennes qui ont été obligées de quitter le pays…
Il n’est pas possible de faire de pronostic pour la malheureuse Ukraine dont l’avenir dépend du sort des armes. Il est pour l’instant indécis.

1. La faible volonté de combattre des Ukrainiens en 2014 a sans doute influencé le jugement de Poutine qui a pu penser qu’il allait en être de même en 2022.
2. Source : Anna Colin Lededev, Maître de conférence à l’Université Paris Nanterre. Elle parle de « fièvre qui peut tuer ou retomber très vite ». Il semble que la jeunesse russe est plus partagée.

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Texte

Alain Rodier

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