Depuis que le président Vladimir Poutine a reconnu le 24 mars 2024 l’« état de guerre » à la place de l’opération spéciale », il semble que l’invasion russe de l’Ukraine est entrée dans une nouvelle phase. En conséquence, Kiev craint que la Russie ne lance à la fin du printemps ou à l’été une véritable « grande offensive » destinée à percer le front et obtenir des gains territoriaux significatifs. Alors que jusqu’au début de l’offensive de printemps de 2023, les Ukrainiens demandaient des armements pour gagner la guerre, aujourd’hui ils le font pour pouvoir tenir leurs lignes. Toutefois, cela ne résout pas le problème crucial du manque d’effectifs…

Fait nouveau, les forces russes se livrent à des attaques aériennes à grande échelle directement contre les centrales électriques ukrainiennes depuis la fin mars.

Ainsi, le 28 mars, les centrales hydroélectriques de Kamienske (1), Krementchouk (2) et Kaniv (3) ainsi qu’un certain nombre de centrales thermiques ont été touchées (en rouge sur la carte ci-après.)

Le 23 mars, la grande centrale hydroélectrique de Zaporizhia (en violet) ainsi qu’un certain nombre de centrales thermiques, par exemple à Kharkov et Odessa, avaient déjà été ciblées.

Le 29 mars, une autre attaque massive de missiles et de drones a atteint les centrales électriques de Dnipropetrovsk, Poltava. et Ivano Frankivsk et, pour la deuxième fois, l’une des plus grandes installations souterraines de stockage de gaz naturel d’Europe dans la région de Lviv.

Jusqu’à maintenant, Moscou ne voulait pas détruire les infrastructures critiques en Ukraine, car elle comptait sur un effondrement du régime à Kiev puis à la mise en place de nouveaux dirigeants qui lui seraient plus favorables.

Il est étonnant que le Kremlin ait cru à cette « fable » aussi longtemps. Il était évident – même bien avant le déclenchement de l’opération spéciale – que la majorité de la population ukrainienne (les non russophiles) était foncièrement hostiles à la Russie pour des raisons historiques. Vladimir Poutine a commis la même erreur que les dirigeants de l’URSS : il devait avoir les bons renseignements (dans la mesure où les responsables des services russes osaient les lui présenter) mais il n’a pas voulu les croire car il voyait la situation à travers son prisme idéologique : ces prédécesseurs à travers le communisme internationaliste, lui à travers celui de la « grande Russie ».

Depuis le début de l’année, il semble être arrivé à la conclusion qu’il est plus important de vaincre l’Ukraine que de préserver les infrastructures critiques d’un pays qu’il ne maitrisera pas.

En conséquence, la Russie ne voulait pas faire du territoire de son futur « allié » (et surtout vassal) un glacis afin de limiter les frais de reconstruction auxquels elle aurait grandement participé recueillant ainsi la « reconnaissance » des populations ukrainiennes.

Pour cela, elle concentrait ses frappes sur le système de distribution d’électricité et les dégâts étaient faciles à réparer rapidement.

Deux autres raisons pour laquelle la Russie ne ciblait pas les infrastructures critiques était que l’Ukraine bénéficiait d’un réseau de défense aérienne qui n’avait pas été neutralisé au début de l’« opération spéciale » et Moscou n’avait qu’un nombre limité de systèmes d’armes à mettre en œuvre.

Aujourd’hui, la situation a évolué : l’Ukraine manque de ressources anti-aériennes et l’industrie armurière tourne à plein (elle n’a pas encore atteint le rythme de croisière attendu qui devrait être opérationnel à l’automne.)

Cette nouvelle campagne de bombardements constitue une menace très sérieuse puisqu’elle se concentre sur les installations de production d’électricité privant de courant une partie de la population et surtout le tissu industriel. Les réparations peuvent prendre de nombreux mois. Pour suppléer à ce manque, l’Ukraine importe de l’électricité depuis ses pays voisins.

Sur le front

Sur le front long de 1.200 kilomètres, le nouveau commandant en chef ukrainien, le général Oleksandr Syrskiy a reconnait que la Russie a surpassé les forces ukrainiennes de « environ six pour un.»

Il a déclaré que l’Ukraine avait perdu des territoires qu’elle aurait « sans doute conservé » si elle avait été approvisionnée en suffisamment de munitions et de systèmes de défense aérienne.

Le président Volodymyr Zelensky de son côté affirme qu’une nouvelle « offensive russe majeure » pourrait avoir lieu « fin mai ou en juin ». Une offensive face à laquelle les « forces ukrainiennes ne sont pas prêtes à se défendre.»

Il convient de prendre ces déclarations avec prudence car autant les responsables ukrainiens embellissaient la situation jusqu’à l’été 2023, autant ils présentent actuellement un point de vue pessimiste pour obliger Washington à reprendre son aide massive. La propagande ukrainienne est à usage interne mais aussi, et peut-être surtout, destinée aux pays alliés.

Un point particulier dans ce conflit. De nombreuses vidéos particulièrement horribles circulent sur le net montrant des soldats russes blessés agonisant ou morts – majoritairement par des drones armés de grenades -. Certes toute guerre est abominable mais là, les diffuseurs semblent prendre un plaisir sadique à montrer ces images et à les commenter…

Du côté russe, les discours triomphalistes actuels sont essentiellement destinés à usage interne.

Le Kremlin peut vendre à l’opinion publique n’importe quel résultat comme étant une « victoire ». Aujourd’hui, alors que l’Ukraine ne peut pas percer mais entrave l’avancée adverse, la Russie se prépare à une mobilisation globale militaire, économique et culturelle.

En effet, pour espérer l’emporter, Moscou doit engager plus d’hommes et plus d’équipements modernes. Or le recrutement de 300.000 hommes supplémentaires annoncé n’a rien d’acquis. De plus, il conviendra ensuite d’équiper, de former et d’intégrer les nouveaux venus. Cela va prendre des dizaines de mois…

Ainsi, pour l’instant, la tactique de Moscou est celle des « mille coupures », semblable à celle des « mille entailles » revendiquée par Kiev : frappes multiples et tentatives d’attaques sur toute la longueur du front pour épuiser les Ukrainiens mais c’est très coûteux en termes humains et financiers.

Dans les faits, le front est gelé car aucun des deux camps n’est capable pour l’instant de mener de grandes offensives et cela peut durer plusieurs années.

Enfin, la marine russe n’est pas parvenue à contrôler le trafic maritime en mer Noire.

Aujourd’hui, 1.140 navires ont transité par le corridor ukrainien, exportant 33,8 millions de tonnes de marchandises vers 40 pays à travers le monde, dont 23,1 millions de tonnes sont des produits des agraires ukrainiens.

Les deux partis sont confrontés à un manque d’effectifs notoire pour espérer prendre le dessus. On murmure à Kiev que même si l’Ukraine obtenait tous les armements demandés, il n’y aurait pas assez de servants.

Poutine a deux atouts pour lui : le temps et son grand allié chinois (la Corée du Nord n’a que des moyens limités technologiquement.)

Sauf surprise, aucun des deux n’est prêt à lancer des négociations. Beaucoup de choses vont dépendre des résultats de l’élection présidentielle américaine.

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Texte

Alain Rodier