Au-delà des problèmes d’approvisionnement en argent, armements, munitions et même personnels (1), l'Ukraine va débuter la nouvelle année avec une lacune importante. Le pays et ses soutiens occidentaux n'ont plus de théorie convaincante de « victoire ».

La situation actuelle contraste fortement avec l’optimisme au début 2023. Kiev et ses partisans avaient une vision claire de la manière dont la « victoire » pouvait être remportée. L’Ukraine allait lancer une vaste « contre-offensive » au printemps et en été, franchirait les lignes russes et menacerait la Crimée.

Cela devait forcer Moscou à négocier à des conditions acceptables pour Kiev.

Les plus optimistes espéraient même infliger une défaite cuisante à l’armée russe en Crimée  ce qui pourrait précipiter la chute de Vladimir Poutine.

À la totale décharge des stratèges ukrainiens, ils étaient largement influencés voire « poussés » à l’offensive par les « experts » occidentaux (eux bien à l’abri).

Résultat sur le terrain, la contre-offensive a échoué(2) et les théories de « victoire » ont commencé à s’estomper – sans complètement disparaître dans les cercles intellectuels occidentaux -.

En 2024, les perspectives sont pour l’instant sombres. Les forces ukrainiennes doivent déjà rationner des munitions.

Tant l’UE que les États-Unis ont du mal à se mettre d’accord sur de nouveaux paquets d’aide militaire, décisions qui ne devraient pas être prises avant 2024.

Si les dirigeants européens continuent à s’engager à soutenir l’Ukraine « aussi longtemps que cela a nécessaire », le Président Joe Biden en précampagne électorale a récemment révisé cela à : « aussi longtemps que nous le pourrons ».

Tous les analystes le savent : sans renforts en hommes et armements, la position de l’Ukraine sur le champ de bataille pourrait se détériorer rapidement.

En effet, l’Ukraine connaît aujourd’hui un problème d’effectifs servant dans ses forces armées.

Le général Kyrylo Budanov, chef de la Direction générale du renseignement du ministère de la Défense ukrainien a déclaré : « Tous ceux qui voulaient ou étaient prêts à se battre se sont retrouvées dans diverses unités des forces armées ou ont rejoint (les forces armées) au cours du premier semestre de l’année [2022] Pour des raisons objectives, peu de ces personnes sont encore présentes. C’est un fait qu’il faut comprendre et reconnaître. Avec de tels nombres, aucun recrutement ne peut couvrir nos besoins sans mobilisation. C’est un problème similaire aux munitions parce que les volumes sont énormes. Au total, les forces armées ukrainiennes pourraient compter maintenant  un million et cent mille personnels. Aucun recrutement ne peut couvrir ces volumes. Seule la mobilisation peut le faire ».

En réponse, le président Zelensky a affirmé lors de sa conférence de presse de fin d’année tenue le 19 décembre que l’armée lui avait proposé de mobiliser de 450.000 à 500.000 personnes supplémentaires. Il a précisé qu’aucune décision finale n’avait été prise pour l’instant concernant cette mesure qui constituerait néanmoins un renforcement sans précédent des troupes ukrainiennes depuis le début de la guerre.

En effet, la crainte est que si 2023 a bien été l’année de la contre-offensive ukrainienne, 2024 pourrait être l’année où la Russie repasse à l’assaut.

Les scénarios envisageables

Les pires scénarios sont que, si l’aide occidentale est interrompue, l’Ukraine pourrait se retrouver en grave difficulté d’ici l’été. Selon un haut responsable américain : « il n’y a aucune garantie de succès avec nous, mais ils [les Ukrainiens] ne manqueront pas de faillir sans nous ».

Toutefois, il est  probable qu’un nouveau train de mesures d’aide occidentale en faveur de l’Ukraine va reprendre au début 2024.

Pour Washington, la première raison est purement économique. En effet, John Kirby, le secrétaire à la défense n’a pas hésité à affirmer : « les quelque 45 milliards de dollars d’aide militaire fournie à l’Ukraine par l’administration Biden jusqu’à présent ont contribué à relancer et à étendre les lignes de production dans des dizaines d’États à travers le pays, où des armes et des équipements de toutes sortes peuvent être produits et, bien sûr, pour que les stocks américains se recomplètent et remplacent ce que nous envoyons en Ukraine […] cela soutient les emplois américains bien rémunérés dans ce processus et contribue également à renforcer les lignes de production et à renforcer nos relations avec notre industrie de la défense dans tout le pays ».

Mais même si la guerre reste dans l’impasse en 2024, le temps pourrait être du côté de la Russie. Sans la réapparition d’une théorie crédible de la « victoire », la pression sur l’Ukraine pour négocier avec la Russie s’étendra.

1/ Les Ukrainiens pourraient être contraints de conclure un traité de paix – même s’il les oblige à faire des concessions territoriales mais ils sont persuadés que la Russie ne s’y tiendra pas.

Ils pensent que toute cessation des combats serait tout simplement pour la Russie l’occasion de se réarmer et de se réorganiser avant de relancer une vaste offensive.

2/ Une alternative à un accord formel entre Moscou et Kiev pourrait être un gel de facto du conflit. Dans ce scénario, l’Ukraine passerait à une position essentiellement défensive destinée à contrer les tentatives d’avancées russes.

Les combats ne s’arrêteraient pas complètement, mais ils diminueraient.

3/ Une situation intermédiaire se trouve quelque part entre un conflit gelé et un traité de paix officiel : c’est une solution « à la Coréenne ». Les deux parties ne seraient d’accord que sur une cessation des hostilités, sans régler aucune des questions politiques sous-jacentes.

Cette solution pourrait représenter une « victoire » pour l’Ukraine. En effet, une fois les combats en Corée arrêtés (1953), les Sud-Coréens ont pu se concentrer sur la reconstruction de leur économie avec un énorme succès.

L’Ukraine pourrait faire de même si elle garde l’accès à la mer Noire via le port d’Odessa.

Le point économique positif actuel est le début des négociations en vue de l’adhésion de Kiev à l’UE qui devraient être combinées avec davantage d’aides financières et techniques pour entamer un processus de reconstruction économique.

Même certains des partisans occidentaux ardents défenseurs de l’Ukraine parlent aujourd’hui de la nécessité pour Kiev d’accepter ce type de solution et de déclarer la « victoire ». Un ancien responsable américain déclare : « Nous devons renverser le récit et dire que Poutine a échoué ».

Il est vrai que la Russie a fait bien pire dans ce conflit – et l’Ukraine bien mieux – que ce que la plupart des analystes en géopolitique avaient osé espérer en février 2022 lorsque l’invasion a débuté.

Les Russes ont été humiliés lors de la bataille pour Kiev. Poutine a sacrifié des centaines de milliers de vies pour des gains territoriaux mineurs et Moscou – pour la première fois depuis des siècles – n’a pratiquement plus aucun allié sur le continent européen.

L’Ukraine, en revanche, jouit aujourd’hui d’un niveau sans précédent d’appui et de respect de la part de la communauté internationale.

Si le pays a également payé un prix terrible dans cette guerre, son statut de nation indépendante s’est forgé et ne sera plus jamais effacé. C‘est une « victoire » qui comptera vraiment dans l’Histoire.

Cela dit, il y a vraisemblablement urgence à prendre des décisions car, même les Américains notent l’avancée très lente mais progressive des forces russes (voir carte ci-après).

De plus, rien ne dit que Poutine a l’intention de négocier car il se sent aujourd’hui en position de force.

1. Voir : « L’Ukraine manque de militaires » du 23 novembre 2023.

2. Voir : « Ukraine : la situation évolue à l’abri des regards » du 6 décembre 2023.

Publié le

Texte

Alain Rodier