Les services secrets néerlandais (Dutch General Intelligence and Security Service, AIVD) ont récemment empêché un espion russe « illégal » (ne travaillant pas sous couverture diplomatique) d’accéder en tant que stagiaire à la Cour pénale internationale (CPI) qui siège à La Haye et qui enquête actuellement sur les crimes de guerre commis en Ukraine mais aussi en Géorgie en 2008. Officiellement, l’accès aux Pays-Bas lui a été refusé et il a été refoulé vers le Brésil. Brasilia n’a pas fait de commentaires.

L’individu a été identifié comme Sergey Vladimirovitch Cherkasov né le 11 septembre 1985. Il se faisait passer pour un Brésilien né le 4 avril 1989 nommé Viktor Muller Ferreira. Il a été appréhendé en avril à l’aéroport d’Amsterdam-Schiphol en provenance du Brésil, prêt à commencer son stage à la CPI après avoir été admis pour une « période d’essai de six mois en tant qu’analyste junior à la section des examens préliminaires ». Il a été refoulé vers le Brésil.

Le parcours de cet « illégal » russe est un modèle du genre en matière de montage de « légende ». Cela a pris douze ans pour y parvenir mais il y a eu visiblement une faille qui a permis de l’identifier.
Au départ, les services russes – en l’occurrence le renseignement militaire GRU – ont usurpé l’identité d’un Brésilien dont les parents étaient décédés. L’enquête ne dit pas ce qu’il est arrivé à la personne véritablement détentrice de cette identité.

À l’origine et selon des documents officiels, Cherkasov était enregistré dans l’enclave de Kaliningrad où il aurait été en 2004 le copropriétaire d’une société de construction. Il aurait alors laissé de nombreuses traces de voyages à Moscou mais rien ne dit que c’était la même personne.

Il serait arrivé au Brésil en 2010 sous sa vraie-fausse identité. Là, il aurait consolidé sa légende comme quoi il aurait rencontré des problèmes avec son père, que ses camarades d’études se moquaient de son accent allemand le surnommant « le gringo », qu’il avait eu un penchant pour un de ses enseignants, qu’il n’aimait pas le poisson alors que ce met institutionnel au Brésil, etc.
Il aurait rejoint en Irlande de juin 2014 à novembre 2018 pour y suivre des études universitaires au Trinity College de Dublin.
Bien que se gardant d’avoir le moindre contact (visible) avec l’ambassade de Russie à Dublin, les services de contre-espionnage militaire D J2 (Directorate of Military Intelligence) et de la police « Garda Crime and Security Branch, CSB» l’auraient identifié. Le contre-espionnage irlandais est très vigilant car il serait de notoriété publique que le passage par les universités irlandaises est considéré par les services de renseignement étrangers (et pas seulement russes) comme une étape très intéressante pour acquérir à bon compte un passé universitaire qui vient nourrir la légende d’agents illégaux.
Après avoir été diplômé en sciences politiques, il aurait rejoint les États-Unis. En 2020, il aurait obtenu un mastère à l’université Johns Hopkins à Baltimore.

La porte-parole de la CPI, Sonia Robla, s’est dite très reconnaissante aux autorités néerlandaises pour cette « opération importante et plus généralement pour avoir révélé les menaces à la sécurité».
Ce n’est pas la première fois que les Pays-Bas font avorter des opérations de renseignement russes sur leur sol, et en particulier à La Haye. En 2018, les autorités néerlandaises avaient expulsé quatre hommes suspectés d’être des officiers de renseignement du GRU qu’elles soupçonnaient d’avoir tenté de pirater l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques qui enquêtait sur des attaques en Syrie.

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Si les faits sont avérés, toute cette affaire semble être d’une grande logique sur un plan purement professionnel.

. Du côté russe. Les services de renseignement KGB puis ses successeurs du SVR et FSB sans oublier leurs collègues du GRU (militaire) ont toujours formé, d’un côté des Officiers traitants destinés à servir sous couverture diplomatique ou quasi-officielle (agences de presse, sociétés de transport, de commerces, etc.) et de l’autre des « agent illégaux » qui empruntaient une nouvelle identité.
Au départ, les illégaux – seuls ou en couple – devaient se constituer une légende leur permettant d’échapper aux services de contre-espionnage adverses. Aucune mission précise de renseignement ne leur était fixée à l’origine car il était estimé qu’il fallait bien une dizaine d’années pour qu’ils parviennent à s’intégrer. Ce n’est qu’une fois cette phase de transition passée qu’ils étaient « activés » en fonction des objectifs qu’ils pouvaient pénétrer. C’est un investissement sur le long terme qui ne garantit aucune réussite. Le meilleur exemple a été Richard Sorgue implanté au Japon durant la Seconde Guerre mondiale.

. Du côté du contre-espionnage adverse, il est normal de ne pas divulguer rapidement le fait qu’un agent illégal a été repéré. Il convient de suivre ses faits et gestes, parfois durant de longues années, pour savoir à terme quels sont les objectifs précis de l’adversaire. Le « must » constitue le retournement de l’illégal qui peut alors de livrer à la désinformation. Mais c’est une manœuvre très délicate parce que celui qui devient ainsi un « agent double » peut revenir vers origines et se transformer en « agent triple ».

Dans le cas présent, il semble que les services irlandais puis des Pays-Bas vraisemblablement chapeautés par les Américains (ce n’est pas une affaire à leur taille) ont laissé le clandestin agir jusqu’au moment où il allait entrer dans la « structure utile », La CPI où il avait postulé comme stagiaire.
Il reste un mystère : qu’en ont fait les Brésiliens (qui l’auraient arrêté suite à son retour pour « usurpation d’identité ») ? Il peut intéresser Washington comme monnaie d’échange.

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Texte

Alain Rodier

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