La compétition entre communautés en Syrie remonte à des siècles et tourne depuis longtemps autour de la terre et de l’eau. Les Kurdes et les Arabes se sont toujours disputé les meilleurs pâturages et les terres adjacentes aux rivières. Tous les peuples de la région qui s’étend sur une partie du nord-est de la Syrie, du sud-est de la Turquie et du nord-ouest de l’Irak, espéraient avoir leur propre État-nation - Turcs, Arméniens, Assyriens, Arabes et Kurdes -.
En 2014, les États-Unis ont utilisé la tentative de Daech de procéder au nettoyage ethnique en chassant les Kurdes pour justifier leur présence dans la zone en dehors de tout mandat international. Depuis la bataille historique et médiatisée de Kobané qui a vu les Kurdes résister héroïquement aux salafistes-jihadistes, les États-Unis se sont retrouvés au cœur d’une lutte nationale qui dépasse ce seul enjeu.
Cette intervention a rendu furieux les Turcs mais aussi de nombreuses tribus syro-arabes.
Le conflit kurdo-arabe a commencé avec la domination des forces kurdes sur l’est de l’Euphrate pendant la guerre contre Daech. Il avait été promis aux tribus arabes qui avaient rejoint le Conseil militaire de Deir ez-Zor des Forces Démocratiques Syrienne (FDS) organisées par Washington, qu’elles finiraient par reprendre le contrôle de la région mais cela n’a jamais eu lieu.
C’est en partie pour cette raison qu’une révolte a fini par éclater contre le commandement kurde des FDS.
Pour leur part, les dirigeants des FDS nient toute discrimination à l’égard de la population majoritairement arabe accusant les restes de Daech d’intimider les tribus locales et d’empêcher le développement de la région.
Le déclencheur des tensions a été l’arrestation, le 27 août, du chef du Conseil militaire de Deir ez-Zor, Ahmed al-Khbeil alias Rashid Abu Khawla le leader du clan arabe al-Agaidat (de la tribu al- Baggara) (1) pour sa collusion présumée avec le régime syrien et les milices soutenues par l’Iran. Il lui est aussi reproché son implication dans un large éventail d’activités criminelles, notamment le trafic de drogue. Ce fait est connu puisqu’il avait déjà été emprisonné pour des délits de droit commun lorsque le régime de Bachar el-Assad contrôlait encore la région (avant 2011).
Abu Khawla a longtemps été une épine dans le pied des FDS alors qu’il dirigeait sa propre milice privée s’aliénant les Kurdes mais aussi d’autres chefs tribaux arabes. D’ailleurs, depuis le début de la révolte, les tribus arabes ne le citent plus en exemple…
Les Américains pensent que cette révolte est soutenue en sous-main par le gouvernement syrien et des milices fidèles à l’Iran. Le rôle de la Turquie n’est pas aussi très clair.
Selon Aron Lund, membre du groupe de réflexion Century International : « la division la plus évidente est ethnique, mais elle n’est pas très nette ». Il pense que de nouveaux clivages sociaux et politiques ainsi que d’intenses pressions étrangères ont joué un rôle dans l’escalade. « Il y a toutes sortes d’ingérences politiques et autres de la part des États-Unis, de la Turquie et du gouvernement de Damas, soutenus par la Russie et l’Iran. Et bien sûr, Daech, qui traîne toujours dans les zones de tension à la recherche de mécontents recrutables ».
Les combats qui durent depuis le 28 août ne se limitent plus à Deir ez-Zor. Abdel Basit Abdel Latif, membre de la Coalition nationale syrienne d’opposition a déclaré : « les violences ont atteint Hasakah et se déplacent vers Raqqa, la banlieue d’Alep et la périphérie de Manbij » dans le nord-ouest […] Pendant ce temps, la majorité des cheikhs tribaux continuent de rejeter le dialogue avec les FDS, en particulier après qu’ils ont ciblé des villages, des maisons et des zones résidentielles arabes ».
Mais le rapport des forces est inégal. Les tribus n’ont que des armes légères et les Kurdes sont équipés de véhicules blindés et de chars. Elles ne seront peut-être pas en mesure de conserver ces zones très longtemps.
La fin de l’influence américaine ?
On ne sait pas exactement où mènera l’escalade, mais les analystes estiment que les violences peuvent s’intensifier et de mettre en difficulté l’influence américaine dans la région. Ils estiment que l’escalade a été rapide et brutale même si l’ampleur des combats reste pour l’instant relativement limitée (tout de même des dizaines de tués des deux côtés).
Si les principales composantes kurdes des FDS devraient avoir logiquement le dessus militairement ainsi que le soutien des combattants tribaux arabes restés fidèles à l’alliance, une ingérence étrangère peut faire pencher la balance.
À terme, les forces américaines (900 militaires – mais sans compter l’aviation -) seront incapables de concilier les ambitions nationales des deux groupes. Elles pourront peut-être servir de médiateur pendant un certain temps, mais à terme, elles devront se retirer de la région.
Tous les États voisins, à l’exception d’Israël, veulent que les États-Unis s’en aillent. Ils œuvreront à cette fin en exacerbant les tensions ethniques et en attisant le désir des tribus arabes de régner sur le bassin de l’Euphrate et sur Deir Ez-Zor afin d’obtenir une plus grande part des revenus pétroliers. Une fois de plus, l’Amérique est assise sur une poudrière.
Le rôle de la Turquie
Pour sa part, le président turc Recep Tayyip Erdoğan s’est prononcé en faveur des tribus arabes qualifiant leurs actions de « lutte de principe pour dignité […] Les véritables propriétaires de Deir ez-Zor sont les tribus arabes ».
Ses commentaires ont renforcé les allégations selon lesquelles la Turquie a contribué à alimenter les troubles dans le cadre de sa campagne en cours visant à détruire l’Administration Autonome du Nord-Est de la Syrie – AANES – aussi appelée Rojava située à l’est de l’Euphrate.
Ankara affirme que l’administration, qui opère sous la protection militaire américaine en dehors du contrôle du gouvernement central syrien, constitue une menace pour sa propre sécurité nationale.
Cela est dû à ses liens étroits avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Ankara est très actif tout de le long de la frontière syrienne ayant même installé une zone tampon dans l’est et utilisant les milices turciques dans l’ouest.
D’ailleurs, curieusement, une offensive a eu lieu dans ces zones en même temps que le soulèvement de Deir ez-Zor. L’affaire n’est allée bien loin car l’aviation russe a procédé à des bombardements d’avertissement… Il faut dire que des éléments du « Hayat Tahrir al-Cham », mouvement salafiste-jihadiste héritier d’Al-Qaida et de Daech – et très opposé au régime de Damas mais qui semble avoir un « gentlemen agreement » avec Ankara – basé dans la province d’Idlib, faisaient aussi mouvement vers Manbij. Les Russes qui contrôlent le sud de cette province ne pouvaient laisser faire… Ankara a regardé ailleurs…
La Turquie fait depuis longtemps pression sur les États-Unis pour qu’ils abandonnent leur alliance avec les FDS et a récemment rejoint la Russie et l’Iran, les principaux soutiens du régime du président syrien Bachar al-Assad, pour appeler l’Amérique à retirer ses forces.
La Russie et l’Iran se coordonnent.
Le gouvernement syrien cherche à reprendre le contrôle de Deir Ez-Zor qui abrite 70% de la richesse pétrolière du pays au milieu des manifestations en cours contre les hausses de prix du carburant et d’autres griefs à Suwayda, à majorité druze, et à Deraa voisine, régions du sud-ouest qui sont sous son contrôle. Il en va de la survie du régime.
1. Voir : « Les Forces démocratiques syriennes se déchirent » du 29 août 2023.
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