Alors que le nouveau pouvoir est en train de s’installer à Damas, les Kurdes tentent d’apaiser leurs propres divisions internes pour se présenter en un seul bloc pour peser sur l’évolution de la situation et sur leur avenir.

Il convient de rappeler que depuis le début de la guerre civile en 2011, ils ne se sont pas dressés contre le régime de Bachar el-Assad obtenant ainsi de gagner une sorte d’autonomie globale à l’est de l’Euphrate, les troupes baasistes ayant évacué la région en dehors de quelques places stratégiques. Les nouveaux dirigeants issus du HTS dont le socle idéologique est politico-religieux (alors que les Kurdes sont laïques) qui ont combattu le régime baasiste ne l’ont certainement pas oublié mais tout est dans le rapport de forces. L’élément central qui empêche Damas d’imposer sa volonté sur le Rojava (Kurdistan syrien) est que les Kurdes sont soutenus par les Américains et les pays occidentaux. Le nouveau régime à vitalement besoin de l’aide internationale afin de pouvoir gérer les populations s’il ne veut pas qu’une nouvelle guerre civile ne débute. Déjà, des groupuscules issus du régime baasistes ont commencé à mener des opérations ponctuelles dans la région de Lattaquié, l’ancien fief de la famille Assad.

Pour les Kurdes, la menace immédiate vient donc surtout de la Turquie qui veut créer une zone tampon tout le long de sa frontière et désarmer les milices kurdes tout en pourchassant le PKK.

Situation politico-militaire

Fondé en 2015, le Conseil démocratique syrien (CDS) est l’aile politique des Forces démocratiques syriennes(FDS) de l’administration autonome du Nord-Est de la Syrie. Son objectif est de mettre en place un « système laïque, démocratique et décentralisé pour toute la Syrie ».

La prise de Damas par Hayat Tahrir al-Sham (HTS) a ouvert de nouveaux défis mais le mouvement d’Ahmed al-Sharaa (Abou Muhammad al-Joulani) promeut un programme centraliste, islamiste-conservateur, en contraste des projets laïcs Kurdes.

Les deux parties ne se sont pas affrontées et maintiennent pour l’instant une sorte de trêve le temps de négocier la suite. Les Occidentaux tentent de peser sur ces négociation pour défendre la cause kurde auprès du nouveau pouvoir de Damas.

Les deux principaux partis politiques kurdes qui siègent au CDS sont :

. le Parti de l’union démocratique (PYD), groupe qui suit une ligne idéologique proche de celle du PKK turc. Il est dominant au sein du CDS. Il souhaite l’autonomie du Rojava.

La Turquie considère que le PYD est le « cousin » du PKK.

. Le Conseil national kurde en Syrie  (ENKS), mouvement plus conservateur composé de plusieurs partis kurdes étroitement liés au Parti démocratique du Kurdistan (PDK) irakien qui cherche à établir un système fédéral en Syrie à l’image du Kurdistan iralien.

 

L’ENKS entretient de meilleures relations avec la Turquie que le PYD et fait partie de la Coalition nationale syrienne (CNS) « Etilaf »  qui pourrait jouer un rôle au sein du futur gouvernement syrien.

Les Forces démocratiques syriennes (FDS)

Les Forces démocratiques syriennes (FDS) commandée par le général Abdi Mazloum sont une coalition militaire largement dominée par les Unités de protection du peuple (YPG) (et leur composante féminine YPJ), branche armée du PYD mais incluent également des rebelles arabes proches de l’Armée syrienne libre (ASL), des tribus locales comme l’Armée Al-Sanadid et des chrétiens du Conseil militaire syriaque (MFS). Cette « union sacrée » avait été fondée sous l’égide de Washington en 2015 pour faire barrage à Daech en pleine expansion territoriale. Les forces Kurdes avaient été les premières à résister aux assauts des salafistes-jihadistes, particulièrement lors de l’héroïque a bataille de Kobané (2014-2015).

Mais depuis la chute d’Assad, les rebelles arabes et les tribus locales des FDS se rangent progressivement du côté de Damas reprochant aux Kurdes de tout contrôler…

Le général Abdi Mazloum a développé des contacts avec Massoud Barzani, le président du (PDK) irakien et avec Nechirvan Barzani, le président de la région du Kurdistan irakien. Cela a  été officialisé le 16 janvier 2025.

Les dirigeants kurdes irakiens ont appelé les FDS à se distancer du PKK (bien que ces dernières nient tout lien avec ce groupe) et promeuvent l’unité entre les différents mouvements politiques kurdes en Syrie pour mieux peser sur Damas en réunissant le PYD et l’ENKS (et les autres formations plus petites).

Ce n’est pas la première fois que le PYD et l’ENKS tentent de créer une administration commune. Cependant, ces discussions ont toujours échoué en raison d’un manque de partage du pouvoir aux niveaux administratif, militaire et politique.

De plus la branche armée YPG du PYD est réticente à partager le pouvoir avec les 6.000 à 7.000 peshmergas du Rojava liés à l’ENKS.

Pour la première fois, le 30 décembre 2024, Ahmed al-Sharaa a rencontré le général Mazloum grâce à une médiation américaine.

Les négociations qui ont débuté portent sur des questions telles que les détenus de l’État islamique et les ressources pétrolières et gazières dans les zones contrôlées par les FDS.

Il aussi question d’une intégration potentielle des FDS au sein du nouveau ministère de la Défense syrien que des milices anti-Assad – dont l’Armée nationale syrienne (ANS), les factions du sud de la Syrie et les groupes druzes – n’ont pas encore rejoint (bien que la Turquie ait demandé à l’ANS de remettre ses armes à Damas).

Le nouveau gouvernement dirigé par le HTS (officiellement dissout) pourrait accepter le maintien d’une présence distincte des FDS s’il se voit accorder un contrôle conjoint ou séparé sur les frontières nationales, sur l’aéroport de Qamishli et sur les ressources pétrolières et gazières du nord-est de la Syrie.

Il est même question que des forces de HTS soient déployées dans les zones de conflit entre les FDS et l’ANS soutenue par la Turquie. Jusqu’à présent, les FDS se sont montrées prêtes à faire des concessions sur le pétrole et le gaz – l’épine dorsale de l’économie kurde syrienne – mais les négociations bloquent sur un statut distinct pour les FDS.

Rôle de la Turquie

Après l’échec d’un processus de paix entre la Turquie et le PKK en 2015, Ankara a lancé trois opérations militaires majeures en Syrie entre 2016 et 2019 dans le but de limiter l’autonomie kurde.

Depuis la fin 2024, l’ANS qui est la « créature syrienne » d’Ankara a profité de la nouvelle réalité syrienne pour chasser les FDS du nord d’Alep et de Manbij et exerce une pression continue au niveau du barrage de Tishrine.

Le ministre turc des Affaires étrangères Hakan Fidan a déclaré que les dirigeants kurdes non syriens du PKK doivent quitter la Syrie tandis que les cadres (syriens) des FDS restants doivent être mis sous la tutelle du nouveau ministère de la Défense syrien (Ankara a ouvert son ambassade à Damas avec un poste d’Attaché de défense qui va être à même de suivre le montage en puissance de ce ministère).

Cependant, Ankara a déclaré qu’il donnait du temps à Damas pour régler cette question.

Par contre Ankara exige la dissolution pure et simple de FDS comme l’a demandé Ahmed al-Sharaa à toutes les factions armées en Syrie pour les intégrer sous l’égide du nouveau ministère de la Défense.

Pour sa part, le général Mazloum a déclaré que les combattants étrangers du PKK des FDS quitteraient la Syrie si la Turquie acceptait un cessez-le-feu. De même, le PKK a déclaré via l’agence Reuters qu’il accepterait de retirer ses combattants de Syrie si les FDS conservaient un statut ou un rôle dans la future administration syrienne (en contradiction avec ce que demandent Damas et Ankara).

Et si bien même une solution est trouvées, la question reste de savoir où iront ces combattants, car ils ne sont pas les bienvenus dans la région du Kurdistan irakien et certainement pas en Turquie, les deux autres bases d’opérations du PKK.

Les responsables turcs ont affirmé que le HTS avait pris des mesures pour se distancier d’Al-Qaida, même s’il conservait son idéologie islamique. Les FDS pourraient suivre l’exemple en se distanciant du PKK tout en gardant l’idéologie « aposïste » (un mélange de marxisme-léninisme, d’écologie, de libertarisme…) prônée par le chef historique du PKK, Abdullah Öcalan incarcéré depuis 1999 en Turquie mais toujours très influent et populaire auprès des populations kurdes.

En octobre, Devlet Bahceli, chef du Parti d’action nationaliste (MHP) (extrême-droite) membre de la coalition gouvernementale turque, a suggéré qu’Öcalan pourrait être libéré s’il déclarait la fin de l’insurrection du PKK.

Des responsables politiques du parti pro-kurde DEM ont rendu visite à Öcalan dans sa prison de l’île d’Imrali le 28 décembre marquant ainsi la fin de plus d’une décennie de politique turque d’isolement politique du détenu. Ils devraient le rencontrer de nouveau dans les semaines à venir.

Öcalan devrait demander au PKK de déposer les armes en échange d’un assouplissement des mesures de confinement, de la libération des politiciens kurdes emprisonnés et d’un changement de position de la Turquie sur l’autonomie des Kurdes syriens.

La situation en pleine recomposition en Syrie est loin d’être stabilisée. Le nouveau pouvoir n’a pas les moyens suffisants pour contrôler l’ensemble du pays et a besoin d’énormes aides extérieures pour pouvoir rebâtir un État viable. Les séparatistes sont nombreux et Daech est toujours présent éparpillé dans la nature. Les intervenants extérieurs importants sont la Turquie, l’Irak et Israël. L’Iran et la Russie ont été éjectés.

Les financements indispensables à la reconstruction ne pourront venir que d’ailleurs : pays du Golfe et Occident (ce qui explique l’importance de la conférence de Paris sur la Syrie de février)… Affaire à suive et pas exempte de surprises.