Le ministre turc de la défense Hulusi Akar et son homologue syrien Ali Mahmoud Abbas se sont rencontrés à Moscou le 28 décembre. C’est la première rencontre officielle de ce niveau depuis le début de la guerre civile en Syrie en 2011.
Il y avait déjà eu un bref contact informel entre les deux hommes en marge d’un sommet régional en 2021. Le ministre de la défense russe, Sergueï Choïgou a participé à la réunion en tant que maître de cérémonies.
Selon Ankara, cette rencontre entre les ministres de la défense des trois nations parties prenantes dans la situation syrienne s’est déroulée dans une « atmosphère constructive » pour tenter d’assurer la stabilité de la région.
Pour l’occasion, étaient aussi présents le directeur de l’Organisation du renseignement national turc (MIT), l’indétrônable Hakan Fidan, et son homologue syrien, le redoutable Ali Mamlouk qui est recherché par les pays occidentaux et par le Liban. Depuis 2018, la justice française a émis un mandat d’arrêt international à son encontre pour : « complicité d’actes de tortures, complicité de disparitions forcées, complicité de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et de délits de guerre »…
Les chefs des services de renseignement des deux pays préparaient le rapprochement Turquie-Syrie depuis de longs mois.
Lors de la rencontre de Moscou, les sujets abordés ont été ceux concernant les réfugiés syriens et la coordination de la lutte contre « tous les mouvements terroristes » présents sur le sol syrien.
Choïgou a exprimé le souhait que le dialogue constructif de cette nature se poursuive dans le futur afin de stabiliser au mieux la situation en Syrie.
Après l’attentat terroriste d’Istanbul du 13 novembre 2022(1), le président Recep Tayyip Erdoğan avait fait part au président Vladimir Poutine de son souhait de la créer un mécanisme tripartite Turquie – Syrie – Russie permettant notamment de restaurer les liens diplomatiques entre Ankara et Damas. Il avait précisé qu’il était prêt à rencontrer le président Bachar al-Assad.
Depuis 2016, la Turquie a lancé trois offensives terrestres dans le nord de la Syrie. Erdoğan souhaite en lancer une quatrième toujours dans le but de constituer une zone de sécurité (ou « tampon ») le long de la frontière mais il compte maintenant agir en accord avec le Kremlin qui est l’allié direct de Damas et dont les forces sont sur place.
La prochaine étape du processus politique tripartite sera une rencontre entre les trois ministres des Affaires étrangères qui selon Mevlüt Çavuşoğlu, le ministre turc des AE, devrait se tenir dans les semaines à venir.
La complexité de la situation
Si dans le cas du président Poutine on a l’habitude de parler de « champion d’échecs » – qualification qui est battue en brèche en ce moment en raison de la situation en Ukraine -, Erdoğan donne lui l’impression de jouer contre (ou avec) plusieurs adversaires à la fois.
Son objectif prioritaire est toujours le même : s’opposer aux Kurdes syriens qu’il amalgame aux séparatistes kurdo-turcs en parlant de « PKK/YPG ».
Comme évoqué plus avant, il envisage une solution stratégique qui serait de créer la zone de sécurité tout le long de la frontière syrienne mais, nouveauté, la gestion en serait confiée à Damas. Par contre, la frontière continuerait d’être verrouillée par les forces turques.
L’élection présidentielle de juin à laquelle il compte se représenter lui pose un problème : les 3,7 millions de réfugiés syriens présents en Turquie sont de moins en moins acceptés, même par sa base électorale. Il envisagerait d’en transférer une bonne partie dans des « camps humanitaires » installés dans la zone de sécurité ainsi crée sous responsabilité syrienne et financement européen.
Et c’est là qu’Erdoğan joue une autre partie avec Bruxelles ayant dans sa poche la menace d’envoyer les réfugiés vers l’Europe si cette dernière n’accepte pas de participer sa solution.
Il reste à convaincre les Américains qui sont toujours présents en Syrie à l’est de l’Euphrate – certes en nombre limité -. Il est évident qu’il va utiliser tous ses moyens de pression sur Washington (en particulier la présence américaine sur la base d’Inçirlik qui est pour l’instant vitale pour les États-Unis).
Il a la tâche facilitée par ses partenaires russes et syriens ne souhaitent qu’une chose : le départ des forces spéciales US de Syrie.
Dans la partie jouée avec les Russes, sans jamais citer le conflit en Ukraine, il a un moyen de pression sur Moscou grâce à ses fournitures de drones (et peut-être d’autres armes) à Kiev. Une politique plus « coopérative » de Moscou en Syrie pourrait être « récompensée » par un arrêt de ces livraisons.
De plus, les sanctions occidentales contre la Russie font que ce pays s’est tourné résolument sur le plan économique vers Ankara qui lui a ouvert ses marchés et infrastructures commerciales. Comme pour Ankara, Moscou n’a aucun intérêt à ce que cette coopération économique s’arrête.
Autre partie : Bachar al-Assad est très dépendant des Russes mais il ne semble pas disposé à faire de cadeaux à Erdoğan avant les élections présidentielle et législatives de juin. Il lui en veut terriblement pour s’être opposé à lui après la révolte de 2011 alors que deux hommes entretenaient des relations cordiales jusque là.
Seulement, il n’a pas non plus un bon jeu. al-Assad dépend aussi des Iraniens et en subit les conséquences. L’aéroport international de Damas a été fermé le 2 janvier 2023 suite à un dernier bombardement de l’armée israélienne qui visait des infrastructures dépendant des pasdarans et du Hezbollah libanais. Il est vraisemblable que le nouveau gouvernement israélien – classé comme très conservateur – ne va pas diminuer ses opérations militaires en Syrie dans l’avenir.
Et c’est encore là une autre partie jouée par Erdoğan qui a accueilli avec satisfaction le retour en fonction de Benyamin Nétanyahou. Là, il semble être en phase avec le Kremlin…
Enfin, il reste le sujet de l’Arménie (soutenue discrètement par Téhéran) dont le Premier-Ministre Nikol Pachinian a envoyé ses vœux au président Volodymyr Zelensky. Peu avant, il avait « exigé des explications » à la Russie pour l’attentisme de ses « forces d’interposition » face au blocus azéri (depuis la mi-décembre) du corridor de Latchine qui relie l’Arménie au Haut-Karabagh.
Ankara qui est à fond derrière Bakou – et en profite pour faire pression sur Téhéran – joue là sur du velours puisque l’Union européenne ne peut trop rien dire. Le gaz azéri en provenance de la mer Caspienne qui transite par la Géorgie puis la Turquie lui est bien trop précieux en cette période de disette.
Erdoğan est donc l’homme politique incontournable qui parle à tout le monde de Washington à Moscou en passant par Téhéran, Damas et Tel-Aviv. Il n’a cure d’être apprécié ou pas à l’étranger, il est un point de passage obligé dans toute la région.
Bien que les sondages ne lui soient pas favorables pour les prochaines élections, il peut très bien rester en place l’opposition turque étant profondément divisée.
1. Voir : « Attentat à Istanbul » du 15 novembre 2022
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