En novembre 2020, le président Vladimir Poutine avait donné son autorisation à la mise en place d’un « point d'appui matériel et logistique » de la Marine russe au Soudan (à Port-Soudan).
Le projet (1) prévoyait que cette base n’accueillerait en permanence que 300 hommes au maximum pour assurer l’escale de quatre navires simultanément. Le fonctionnement devait être assuré par la partie russe.
Par contre, cet accord devait permettre à la Russie d’utiliser les ports et les aéroports soudanais pour importer et exporter les armes, munitions et équipements nécessaires au fonctionnement de cette base et au ravitaillement des bâtiments y faisant relâche. Sans le dire, elle pouvait servir d’escale à des hommes et à des matériels destinés à rejoindre d’autres pays africains (voir carte en début d’article). Elle venait prolonger vers le sud le dispositif russe déjà en place en Syrie et s’insérer au milieu des autres forces présence qui, au mieux ne lui sont pas favorables le long de la mer Rouge.
La protection terrestre de cette base devait être assurée par les forces soudanaises, elle restait de la responsabilité de la Russie pour les approches maritimes et la défense aérienne. De plus, l’accord prévoirait un appui militaire russe aux forces soudanaises dans les domaines du sauvetage en mer, du génie sous-marin et dans la protection aérienne de cette zone. Pour ce faire, un protocole dédié prévoirait la mise à disposition par la Russie d’armements, d’hommes et d’équipements au profit des armées soudanaises sans que l’on en connaisse le détail. Le Kremlin pouvait ainsi disposer de tous les outils nécessaires pour établir une bulle A2/AD (« Anti-Access / Area Denial » – Déni d’accès et interdiction de zone -) qui permet d’empêcher un adversaire à la fois de pénétrer et de manœuvrer dans une zone, ici en mer Rouge de manière à surveiller le trafic maritime occidental et les communications le long de ce corridor maritime stratégique.
Déjà en 2008, Moscou avait livré des Mig-29 via la Biélorussie puis divers types d’armements et de munitions en utilisant des pays tiers, en échange de quoi Khartoum s’engageait à fournir des miliciens en Libye aux côtés des troupes du maréchal Khalifa Haftar (ce qui fut fait mais à un niveau symbolique).
Cet accord valable 25 ans pouvait être prolongé automatiquement pour 10 ans si aucune des parties ne demandait sa cessation au préalable.
Mais, au début de l’année 2021, les autorités soudanaises avaient décidé de modifier les termes du contrat et, à l’automne, sa nouvelle version était toujours en attente de ratification par les deux pays.
Le coup d’État suspend tout
Sur ces entrefaites, Le 16 octobre, à un mois de la date prévue pour le transfert aux autorités civiles de la présidence du Conseil de souveraineté qui dirige le pays, des partisans de l’armée ont appelé le général Abdel Fattah al-Burhan à prendre le pouvoir. En effet, le gouvernement apparaissait affaibli en raison des tensions avec l’armée (dont une partie avait déjà provoqué une tentative de coup d’État à la fin septembre), de la crise économique et de son impopularité. La suppression des subventions sur les denrées de première nécessité, imposées par le Fond monétaire international (FMI) en échange de l’annulation d’une partie de la dette du Soudan avait notamment accentué la misère du peuple.
Le 21 octobre, des dizaines milliers de personnes sont descendues dans la rue pour soutenir le gouvernement de transition et exiger le transfert du pouvoir aux civils comme cela était prévu. Le 25, un coup d’État militaire a conduit à l’arrestation des dirigeants issus de la société civile. Le Premier ministre Abdallah Hamdok a été séquestré puis ramené en résidence surveillée à son domicile.
Le général Burhan a décrété l’état d’urgence et annoncé la dissolution du gouvernement et du Conseil de souveraineté. L’Association des professionnels soudanais (la principale formation politique démocratique du pays) et le Parti communiste ont appelé avant que les communications (dont internet) ne soient coupées à faire échec au coup d’État. Des manifestations ont alors été réprimées par l’armée causant de nombreuses victimes.
En parlant du coup d’État, le général Abdel Fattah al-Burhan a déclaré : « ceux qui le considèrent comme un coup d’État ont tort, puisque nous sommes toujours au pouvoir. En cas de coup d’État, il doit y avoir un changement de pouvoir. Ce qu’il s’est passé, c’est le redressement d’une trajectoire et d’une période de transition ».
Sur le plan des relations avec Moscou, il a affirmé : « notre coopération avec la Russie est de longue date et ininterrompue. Nous la soutiendrons pleinement, car la Russie est toujours honnête avec nous et cherche à développer la coopération et à développer les forces armées soudanaises ».
Moscou est effectivement un des seuls pays à avoir apporté son soutien indirect aux putschistes affirmant: « c’est au peuple soudanais de décider s’il s’agissait ou pas d’un coup d’État mais en ajoutant : « nous partons du fait que les développements au Soudan témoignent d’une grave crise systémique touchant tous les domaines de la vie politique et économique. C’est un résultat logique de l’échec de la politique appliquée au cours de ces deux dernières années ».
Cela dit, certains pays respectent un attentisme prudent comme l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU). Une sortie de crise serait en discussion avec le retour sur le devant de la scène du Premier ministre Abdallah Hamdok mais avec un gouvernement largement remanié. Il est intéressant de noter que le général Fattah al-Burhan est favorable à un rapprochement avec Israël, chose interdite par les civils de la précédente administration (2).
Il est probable que l’accord signé en 2020 entre Moscou Khartoum va revenir sur le devant de la scène une fois que la situation locale sera stabilisée. Mais la mise en place de la base navale russe au Soudan devrait toutefois s’avérer bien plus difficile qu’en Syrie. Compte-tenu des élongations des distances depuis le territoire russe – même avec escale en Syrie à Hmeimim pour les avions et à Tartous pour les navires -, l’acheminement des matériels nécessaires (logistique, armements) sera long et complexe. En outre, le triste état des infrastructures soudanaises, notamment la distribution d’électricité, rend l’installation d’une base navale délicate. De fait, l’ouverture d’une telle infrastructure ne devrait pas voir le jour avant de longs mois, voire des années.
Mais il semble que la détermination de Moscou est sans faille. Cette base est nécessaire, bien sûr pour participer au contrôle de la mer Rouge mais, plus encore, pour étayer l’influence du Kremlin en Afrique où les Russes sont déjà présents(3) ou à venir. Cela fait partie du « grand jeu », Moscou tentant de trouver sa place entre les anciennes puissances coloniales, la Chine, la Turquie et les pays du Golfe persique.
Il convient de préciser qu’à la différence de la Syrie, il n’est pas question que la Russie se lance dans une aventure militaire pour des raisons stratégiques (il n’y a pas d’ennemi désigné), logistiques et tactiques (les forces russes n’ont pas cette capacité l’élongation). Par contre, les 300 mercenaires de la SMP Wagner qui seraient sur place depuis 2017 pourraient être utilisés pour préparer le terrain, par exemple en assurant la protection du général Abdel Fattah al-Burhan.
1. Voir : « Soudan : Moscou reprend pied dans la Mer Rouge » du 17 novembre 2020.
2. Le Soudan a été dirigé dans les années 1990 par le Front national islamique d’Hassan al-Tourabi membre des Frères musulmans. Il a alors accueilli toute l’« internationale islamique » allant d’Al-Qaida en passant par les Front islamique du salut (FIS) algérien et le Hezbollah libanais. Il est logique que le retournement pro-hébreu du général ne convienne ni aux politiques ni à la rue qui ont été conditionnés durant des années à l’islamisme radical.
3. Libye, Guinée, Guinée-Bissau, République centre africaine (RCA), Mozambique, République démocratique du Congo, Rwanda, Angola, Botswana, Lesotho, Madagascar…
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