À ce titre, la déclaration Richard Moore qui a dirigé le MI6 (Secret Intelligence Service – SIS -) pendant cinq ans jusqu’à la fin septembre est instructive.
Il laissera sa place à Madame Blaise Metreweli entrée au MI6 en 1999…

M. Moore a prononcé son dernier discours officiel en tant que « C » à Istanbul le 19 septembre.
Pour mémoire il a occupé les fonctions d’ambassadeur du Royaume-Uni en Turquie de (2014 à 2018 avant de rejoindre le MI6 et parle parfaitement le turc.
D’ailleurs, il a expliqué que ses liens avec la Turquie remontaient à la fin des années 1980 alors qu’il était un jeune étudiant essayant d’apprendre le turc. Il reconnaît : « je suis tombé amoureux de ce pays unique, de son peuple incroyablement accueillant, de sa cuisine exquise, de son histoire unique et de ses paysages à couper le souffle. »
Il a toutefois précisé : « … ma décision de choisir Istanbul pour ce discours n’est pas seulement émotionnelle. La Turquie, comme elle l’a été pendant des siècles, revêt aujourd’hui une importance cruciale pour le système international. Sur chaque sujet que j’ai traité en tant que chef du MI6, la Turquie a joué un rôle crucial. »

NdA : de par sa position géographique privilégiée (le « pont entre l’Orient et l’Occident »), la Turquie a toujours été un nid d’espions dont l’affaire Cicéron a été la plus médiatisée sans parler le mythique Orient-Express qui reliait à partir de 1919 Paris à Constantinople (devenu Istanbul en 1930.) Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle coopère résolument avec le camp occidental ce qui ne l’empêche en aucune façon de mener une politique allant toujours dans le sens de ses intérêts propres.
Moore a souligné que la Turquie et le Royaume-Uni partagent un intérêt commun à préserver la stabilité du Caucase et du Moyen-Orient.
Expliquant avoir collaboré étroitement avec les anciens et actuels chefs du Service national du renseignement turc (MIT), Hakan Fidan – devenu ministre des Affaires étrangères – et Ibrahim Kalın, il a précisé à propos du problème palestinien : « nous pensons que la sécurité et la prospérité durables des Israéliens et des Palestiniens ne peuvent être assurées que par la solution des deux États. »

NdA : si la Grande Bretagne a eu un rôle historique dans ces zones, la Turquie est beaucoup plus concernée à la fois par les Républiques turciques jusqu’à la Chine et bien sûr par le Proche-Orient avec des liens particuliers avec la Syrie et le Qatar. Ses deux adversaires potentiels actuels sont Israël(1) et l’Iran.
« Au sud, nous avons lutté ensemble contre Daech et cherché à renforcer la stabilité de la Syrie après la chute du régime Assad. » Moore a bien souligné que Daech et Al-Qaïda vaincus militairement sur le terrain tentaient de se réorganiser en ligne, ajoutant que cette menace ne pouvait être évitée que par des partenariats internationaux solides.

NdA : les responsables politiques occidentaux ont annoncé à plusieurs reprises que le « terrorisme était vaincu. » En dehors du fait que le « terrorisme » est une méthode de combat et s’il est vrai que sur le terrain le groupe État Islamique et Al-Qaïda ne sont plus très actifs – excepté sur le continent africain -, l’idéologie salafiste-jihadiste attire toujours de nouveaux adeptes qui communiquent sur la toile et dont certains ne rêvent que de passer à l’action contre les « infidèles » et les « apostats » en devenant des « martyrs. »
En ce qui concerne l’Ukraine, Richard Moore a répété que le plan « victoire facile » de Poutine avait échoué et qu’au contraire, il avait renforcé l’identité ukrainienne et propulsé la Suède et la Finlande au sein de l’OTAN(2).
Il souligne tout de même le rôle qu’a joué par la Russie dans la lutte commune contre l’Allemagne nazie…
D’ailleurs, il précise que le gouvernement, les services et lui-même ne sont pas hostiles à la Russie, mais seulement aux actions du Kremlin : « Poutine n’est pas la Russie. Et tous les Russes n’adhèrent pas au poutinisme. »
Il appelle en outre ceux qui s’opposent au Kremlin à contacter le MI6 : « Nous mettrons tout en œuvre pour assurer votre sécurité […] Nous-nous vous aider à faire bouger les choses […] L’espionnage est un art ancestral, mais le monde n’a jamais bougé aussi vite et nous évoluons avec lui. Nombre de nos agents les plus talentueux sont des bénévoles qui ont offert leurs services au MI6. Notre porte est toujours ouverte. »
Il rajoute une phrase très instructive : « … notre appel d’aujourd’hui ne s’adresse pas uniquement aux Russes. Toute personne, où qu’elle soit dans le monde qui a accès à des informations intéressantes […] peut joindre le MI6 par son nouveau portail sur le dark web : « Silent Courier. »

NdA : Moore dit par ailleurs que « la Russie, occupe à bien des intérêts, une place importante dans l’histoire du MI6. » Il est vrai que l’administration britannique (dont les services) a été gangrénée de l’intérieur par des activistes communistes dont les plus connus historiquement sont les « cinq de Cambridge » qui, en réalité étaient beaucoup plus nombreux. Plus tard, des membres de la nomenklatura de pays appartenant au Pacte de Varsovie ont trouvé le meilleur accueil en Grande-Bretagne. Après son éclatement, cela a été le cas pour des oligarques russes en délicatesse avec le Kremlin. Certains l’ont payé de leur vie.
Enfin, la méthode de recrutement via le web n’est pas nouvelle, les Américains l’ayant largement employé, notamment en Chine. Mais il semble que cela a conduit à un fiasco le contre-espionnage ayant percé à jour ces communications et identifié les agents recrutés par la CIA(3).
À propos de la Chine, Moore a déclaré : « le Royaume-Uni souhaite une relation constructive et respectueuse avec la Chine» tout en soulignant que Pékin soutenait la Russie, tant sur le plan diplomatique qu’en matière de produits à double usage, et que les composants électroniques et les produits chimiques utilisés dans les missiles avaient prolongé la guerre en Ukraine.
Selon lui, le déclin de la Russie s’accompagne de l’essor de la Chine qui, de par sa taille et ses ambitions, est un acteur majeur du système mondial à la recherche d’alliances régionales, « Dans de nombreux domaines du patrimoine commun mondial : changement climatique, sécurité de l’IA et commerce mondial, la Chine a un rôle crucial à jouer. »
Mais il entend bien les inquiétudes de son collègue, le directeur du MI5, Sir Ken McCallum, concernant l’ingérence chinoise au Royaume-Uni qui peut menacer les libertés, le mode de vie, la sécurité et l’économie.

En effet, McCallum a déclaré en juillet 2022 que le MI5 avait « plus que doublé » ses efforts contre les activités chinoises. Il avait ajouté que le « défi le plus déterminant » auquel le MI5 était confronté provenait d’un « Parti communiste chinois de plus en plus autoritaire. »
NdA : le discours de Moore semble refléter une attitude de Londres plus modérée que celle du grand allié américain qui est très va-t-en-guerre. Peut-être les dirigeants britanniques sont-ils conscients que leurs capacités d’intervention sur l’ensemble de la planète sont limitées. Il est vrai que la Marine de sa Gracieuse Majesté n’est plus ce qu’elle était.
Concernant Téhéran, Moore estime qu’« un Iran dénucléarisé doit être une priorité.»
Pour lui, les interventions des Iraniens via leurs mandataires au Proche-Orient n’ont semé que la misère, la violence et la mort mais ils n’ont rien apporté à l’Iran. Il faut que l’« humiliation » provoquée par Israël leur offre l’occasion d’un nouveau départ. « Cela nécessite un changement de mentalité à Téhéran, encore indétectable par les services de renseignement. »
NdA : il est totalement exact que l’ambition de Téhéran de créer un « arc chiite » allant de l’Iran au Liban en passant par l’Irak et la Syrie en utilisant des proxies – aidés par la force Al-Qods des pasdarans – a été un échec cinglant. Cela a été la conséquence des opérations asymétriques israéliennes appuyées par Washington.
Le premier point de bascule a été la neutralisation en janvier 2020 du chef de la force Al-Qods, le major général Qassem Soleimani, par un drone américain à Bagdad. Il était l’outil direct de l’Ayatollah Khamenei dans la zone et surtout, toutes les factions et milices chiites reconnaissaient sa légitimité. Il était en contact avec tous les chefs politiques et militaires.
Les Israéliens en ont profité pour intensifier leurs frappes en Syrie fragilisant progressivement le régime de Bachar el-Assad qui a fini par s’effondrer à la fin 2024.
Entretemps, il y a eu les massacres du 7 octobre par le Hamas en Israël. Le premier ministre Netanyaou a alors lâché la bride à ses forces qui tout en envahissant la bande de Gaza ont neutralisé toute la direction du Hezbollah libanais.
Moore prône clairement un changement de régime à Téhéran mais il dit ne pas savoir comment cela pourrait se faire.
Il a enfin rappelé qu’il a été confronté durant son mandat à de nombreuses crises aux développements imprévus au Soudan, en Afghanistan et en Syrie.
Il conclut : « après près de quatre décennies au service public, je suis en train de raccrocher mon manteau, de rendre mon poignard imaginaire à sa croûte, et de remettre mon fameux stylo vert(4). Diriger le MI6 a été le privilège de ma vie.»
Ayant un petit moment de nostalgie que connaît tout officier de renseignement, il cite George Smiley – le légendaire Maître de l’espion imaginaire de John Le Carré – qui a dit : « il y a des moments qui sont composés de trop de choses pour qu’ils puissent être intensément vécus au moment où ils se produisent. »
Même si ce n’est que de la fiction, elle est souvent moins passionnante que la vraie vie d’« espion », mot banni du langage des vrais professionnels…
(1) Voir : « La Turquie craint-elle Israël ? » du 4 septembre 2025.
(2) Voir : « Pourquoi les forces russes sont si poussives ? » du 25 mars 2025.
(3) Voir : « La CIA s’inquiète du nombre de ses agents qui disparaissent » du 6 octobre 2021.
(4) Le directeur du MI6 signe traditionnellement en vert.