A plusieurs reprises, on les a vues sur le terrain aux côtés de l’armée irakienne, de milices kurdes, de forces turques ou même de Syriens « modérés » : au-delà des missions de formation et d’entraînement, les forces spéciales américaines jouent un rôle central, en Irak comme en Syrie, dans la guerre contre l’Etat islamique. Malgré des règles d’engagement très strictes.

A l’été 2014, le président Obama autorise l’envoi de troupes américaines en Irak, dont une centaine de forces spéciales (FS) pour entraîner et conseiller les troupes irakiennes. On est loin des importantes task forces antiterroristes des années 2005-2011 en Irak, ou même de celles opérant en Afghanistan, jusqu’à maintenant, où les ordres non écrits lors des opérations contre les chefs talibans sont « dead or alive », mais le plus souvent dead ! En décembre 2014, le secrétaire d’Etat à la Défense Ashton Carter annonce la formation d’une « cellule » de traque aux terroristes, composée de 200 commandos et d’un groupe de support, basée dans le nord de la l’Irak. Cette Cell, comme elle est appelée, comprend plusieurs équipes de SEAL, Special Forces de l’Army et de Marines du MARSOC. 

Selon le secrétaire d’Etat, « ces opérateurs pourront conduire en tout temps et tous lieux des raids pour libérer les otages, acquérir du renseignement et capturer des chefs de l’Etat islamique. Ces équipes seront aussi en position de réaliser des opérations en Syrie. Le but étant de créer le plus de cibles, de raids et, donc, de résultats ». Et cela, en liaison avec le gouvernement irakien, du moins sur le papier. Parmi ces forces spéciales, un certain nombre d’opérateurs seront détachés auprès des forces de sécurité irakiennes, et auprès de son unité antiterroriste, pour les entraîner et les conseiller.

En plus, des FS déployées en Irak, la Maison Blanche va approuver l’envoi de 300 commandos (Bérets verts et MARSOC) en Turquie dans un premier temps, puis dans le nord de la Syrie pour conseiller les forces kurdes et former les unités rebelles « modérées » syriennes.

2015, l’année des raids 

En Irak, le 22 octobre 2015, quelque 30 commandos de la Delta Force et des éléments de l’unité antiterroriste kurde effectuent un raid contre une prison de l’organisation Etat islamique (EI) à 7 km de la ville d’Hawija dans la province de Kirkouk en Irak. Ce raid est réalisé par les commandos présents au Kurdistan et par le gouvernement régional kurde pour libérer nombre d’otages devant être exécutés sous peu. Au total, 70 otages, dont 20 membres des forces de sécurité irakiennes, sont sauvés. Toutefois, le Master Sergeant Joshua Wheeler est tué ; il est le premier soldat américain mort en action en Irak depuis 2011. 

Trois mois plus tard, en janvier 2016, les forces spéciales américaines mènent une nouvelle opération pour détruire un bâtiment de l’Etat islamique où sont fabriquées des armes chimiques. 

Fin février, la Maison Blanche révèle qu’une opération spéciale majeure a été menée en Irak pour capturer ou tuer plusieurs chefs de l’EI. Durant plusieurs semaines, des équipes des FS, mais aussi d’agents irakiens et kurdes, ont été déposées dans et autour de plusieurs agglomérations où se trouvaient ces chefs de Daech. Selon les officiels au centre de l’opération, celle-ci a été très importante, mettant en place pendant plusieurs semaines plus de 200 éléments sur le terrain, pour obtenir le maximum d’informations. En moins de vingt-quatre heures, durant la dernière semaine de février, plusieurs actions héliportées sont réalisées, amenant à la capture, dans la ville de Badoosh, au nord-ouest de Mossoul, de Daoud al-Afari, l’un des chefs de l’Etat islamique, expert en armes chimiques, ainsi que la récupération d’une masse de documents et ordinateurs dans plusieurs centres de commandement de l’EI. Et cela, sans aucune perte pour les commandos de la coalition. Cette capture notable marque le premier grand succès connu de l’emploi des forces spéciales contre Daech.

Le 1er mars 2016, un commando héliporté de la Delta capture, dans le nord de l’Irak, un commandant de l’EI qui, très rapidement interrogé, va livrer un grand nombre d’informations. Un mois plus tard, le 18 avril, une équipe spéciale américano-kurde effectue un raid sur la ville de Hammam al-Alil, au sud de Mossoul, et abat Salman Abou Shabib al-Jebouri, l’un des grands chefs militaires de l’EI, ainsi que deux de ses adjoints. Ce succès est annoncé par le secrétaire d’Etat de la Défense Ash Carter, qui déclare envoyer en Irak 200 soldats supplémentaires, essentiellement des forces spéciales, et huit hélicoptères d’attaque Apache. Le 3 mai 2016, le Navy SEAL Charles Keating IV est tué durant un assaut de l’EI contre une position des peshmergas près de la ville de Tel Shuf (à 28 km au nord de Mossoul). Il appartenait au groupe de 30 Navy SEAL déployés en Irak comme conseillers. Cette attaque de l’EI, considérée comme la plus importante depuis décembre 2015 contre les troupes de la coalition, est menée par plus d’une centaine de combattants islamistes, qui tentent de déborder les positions des peshmergas avec trois camions suicides, suivis de plusieurs bulldozers pour dégager la voie. Les SEAL qui font partie d’une force de réaction rapide sont appelés en catastrophe par les peshmergas pour bloquer l’avance des ennemis. Devant le nombre et la détermination des adversaires, les SEAL font appel à l’aviation. Onze appareils (F-15, F-16, A-10, B-52) et deux drones mènent plus de 30 attaques aériennes et stoppent totalement l’avancée de l’EI. Daech perd 58 combattants, 20 véhicules légers et deux autres camions suicides (en plus des trois premiers).  Mais ce n’est pas terminé, car le commandement de l’EI a décidé de passer à l’attaque contre de nombreuses positions irakiennes et kurdes. Partout où les FS américaines sont présentes, elles combattent, malgré les ordres ; elles abattent même cinq suicide bombers dans le village de Khirbirdan. Au matin du 4 mai, l’offensive de Daech pour gagner du terrain a totalement échoué.

Fin mai, un opérateur des forces spéciales est blessé durant une attaque de l’EI près d’Erbil.

Formation en Turquie et en Jordanie

De leur côté, des éléments du 5th Special Forces Group [5th SFG(A)] de Fort Campbell (Kentucky-Tennessee) débarquent en Turquie et en Jordanie à partir de 2015, avec pour mission l’entraînement de rebelles syriens. Cette mission – que l’on appelle maintenant 5th Group Training Program –, ils la récupèrent des équipes de la CIA, dont l’échec est patent. Mais ils ne feront pas mieux que les clandestins de la CIA. Comme eux, les SFG, aidés par d’anciens SAS britanniques, s’aperçoivent que ce programme est totalement boiteux (voir encadré). Et la situation en Turquie va s’avérer pire encore, car les Turcs vont tout faire pour envoyer en formation des rebelles non fiables et surtout tout acquis à la cause islamiste. 

Outre la formation de rebelles syriens en Turquie, le président Obama autorise une aide officielle auprès des Kurdes syriens qui combattent sur la frontière syro-turque. La CIA veut que l’entraînement soit confié à des équipes de la Delta, le Pentagone fait pression, et c’est le 5th SFG qui hérite de la mission (il est vrai que le nouveau patron du 5th SFG est le précédent commandant de la Delta). Mais, là aussi, les choses se compliquent, car les Kurdes ont leurs propres méthodes de formation et ne veulent pas se voir imposer l’entraînement des Special Forces. Ils traînent des pieds et baladent les Américains en vaines visites de front.

Janvier 2016, le Pentagone assure avoir quelque 3 550 soldats en Irak qui entraînent, conseillent et assurent une aide au commandement des forces de Badgad. Parmi eux, 100 sont des forces spéciales (Special Forces de l’Army, SEAL, MARSOC et des équipages de l’USAFSOC). Sans compter les 50 éléments spéciaux (en majorité du 5th SFG) présents en Syrie. 

En avril 2016, les forces spéciales américaines combattent avec les Kurdes dans la zone de Bashir, au sud de Kirkouk. 

Pourtant, un mois plus tard, la Maison Blanche continue à nier toute implication de ses FS dans les combats contre l’Etat islamique. Selon le Pentagone, leur mission consiste uniquement à conseiller et assister les forces irakiennes et kurdes. 

A ce moment, on compte quelque 300 forces spéciales (contre 100 FS en décembre 2015) au sein des unités locales et quelque 5 000 soldats américains présents en Irak (3 500 en décembre 2015). Et le 25 mai, coup de théâtre : plusieurs reporters kurdes débusquent une vingtaine de FS américaines dans le village de Fatisah, dans la province de Raqqa, en Syrie. On y voit des équipes de forces spéciales portant des insignes des YPG (Unités de protection du peuple : Yekîneyên Parastina Gel, en kurde) sur leur tenue de combat, à bord de véhicules légers, de type Toyota, armés de mitrailleuses M2 et de lance-grenades Mk19 de 40 mm. Bien que le Pentagone continue à déclarer que ces commandos ne sont pas engagés dans les combats, l’un des commandants d’une milice syrienne affirme que les Américains ont tiré des missiles à partir du toit d’une maison pour détruire un véhicule suicide. Selon les experts, ces FS aidaient, dans le nord et à l’est de Raqqa, les troupes anti-EI, soit 25 000 combattants kurdes et 5 000 Syriens arabes « modérés ».

La situation va se compliquer pour les FS américaines présentes dans le nord de la Syrie. En effet, le 24 août 2016, l’armée turque lance l’opération Bouclier de l’Euphrate, avec plusieurs groupes rebelles syriens, afin de déloger non seulement les djihadistes de Daech des dernières positions qu’ils tiennent sur la frontière avec la Turquie, mais aussi repousser les milices kurdes des forces démocratiques syriennes (FDS) à l’est de l’Euphrate. Or, ces milices kurdes syriennes ou YPG sont parmi les seules forces militaires sur lesquelles la coalition peut compter pour combattre l’Etat islamique. C’est pourquoi le Pentagone a décidé d’envoyer plusieurs équipes de forces spéciales pour les conseiller et guider les frappes aériennes. Cependant, Ankara considère ces unités kurdes comme terroristes, voyant en elles le bras armé du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), lui-même classé terroriste. Et les Turcs n’hésitent pas à les matraquer à coups d’artillerie et d’aviation, dès qu’ils le peuvent. Les FS américaines vont être obligées de se replier en Turquie sous la protection des blindés turcs.

Mais, problème, les forces turques déployées dans le nord de la Syrie comptent aussi en appui dans leurs rangs une dizaine de forces spéciales américaines. Ce déploiement sera confirmé le 16 septembre par le porte-parole du Pentagone : « A la demande du gouvernement turc, des forces spéciales américaines accompagnent l’armée turque et celles de l’opposition syrienne dans une zone au sud de la frontière turco-syrienne près de Jerablus et d’Al-Raï. ». Leur présence dans cette zone ne va pas faire long feu, selon certains, car les éléments de « l’opposition syrienne », plus islamistes que démocrates, accueillent vraiment très mal les Américains, les obligeant à rejoindre les forces turques.

Dans et autour de Mossoul

A la mi-octobre, le Pentagone affirme finalement que ses forces spéciales sont sur le terrain et prennent part à la bataille de Mossoul. Le 17 octobre, le général Stephen Townsend reconnaît la présence sur les lignes de front de JTAC (Joint Terminal Air Controllers) pour désigner les cibles et assurer la précision des frappes.

Début octobre 2016, la CIA proposa à la Maison Blanche de livrer des armes lourdes à l’Armée syrienne libre pour contre-balancer la puissance de feu de l’aviation et de l’artillerie russe, spécialement autour d’Alep. Elle essuya un refus des conseillers du Bureau ovale qui craignaient qu’une telle opération n’envenime davantage les relations avec la Russie, sans néanmoins changer le rapport de force sur le terrain. D’autant que les opérations clandestines menées depuis plus de trois ans par la CIA n’ont mené à rien, les unités formées à grands frais par la Centrale ayant été sévèrement et régulièrement étrillées par les autres formations rebelles, les premières ne suscitant que scepticisme à Washington.

Non loin de Mossoul, des équipes d’analyses de la DIA sont chargées d’exploiter en temps réel les renseignements provenant des sources humaines et des documents de Daech saisis durant les opérations. Le Pentagone a décidé d’envoyer ces équipes, non pas pour en connaître plus sur l’organisation de l’Etat islamique, mais pour aider les forces spéciales à mieux identifier et tenter d’éliminer les différents chefs et commandants de Daech, et cela le plus rapidement possible.

A la mi-octobre 2016, sans attendre le feu vert du Pentagone ni l’armée irakienne, les unités peshmergas de Massoud Barzani et des combattants turcs lancent une offensive contre Mossoul, au nord et au nord-est de la ville. Aussitôt, le gouvernement irakien envoie son armée, forte de plus de 40 000 hommes encadrés par les conseillers américains et iraniens, et appuyés par les artilleries américaines et françaises et par l’aviation de la coalition. Les forces irakiennes sont aidées, au sud, le long du Tigre, par les tribus sunnites qui ont rallié le pouvoir en place. Si les forces spéciales américaines sont présentes au sein et autour des forces gouvernementales, peshmergas et sunnites, elles sont absentes des milices chiites, soutenues par l’Iran, qui, elles, combattront avec un temps de retard au sud-ouest de Mossoul.

Les missions des forces spéciales américaines durant la bataille pour Mossoul consistent à contrôler les axes de communication et logistiques à l’ouest de ville, ainsi que la majorité des rives de l’Euphrate, et éventuellement, sur ordre, à attaquer les convois ; à assurer la désignation des cibles au profit de l’aviation de la coalition ; et à tenter d’éliminer Abou Bakr al-Baghadi, le chef de Daech, et ses principaux commandants. Car l’état-major des forces spéciales américaines est persuadé que la neutralisation des chefs déstabilisera totalement Daech, l’organisation terroriste étant extrêmement pyramidale. Aussi, durant les combats autour et dans Mossoul, plusieurs équipes mixtes américano-irakiennes et américano-kurdes pénètrent dans la ville pour effectuer des actions de renseignement et pour tenter de localiser les chefs de l’Etat islamique. 

Toutefois, à la mi-octobre, des informations issues de Mossoul indiquent que plusieurs chefs et leurs familles ont fui vers le nord de l’Irak et en Syrie, et que les différents grands commandants étrangers se sont repliés sur la frontière avec la Syrie1. 

Finalement, force est de constater qu’à la mi-novembre 2016 une certaine frustration règne dans les rangs des forces spéciales américaines en Irak et en Syrie. Ce n’est pas les nombreuses cibles à traiter qui ont manqué, mais plutôt les règles d’engagement définies par la Maison Blanche qui sont très (trop) strictes. Politique, élection présidentielle et stratégie ne font jamais bon ménage !

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Delil Souleiman, PYD