Pour la Russie, sa politique africaine de plus en plus active passe par la Libye qui est son point d’ancrage logistique sur le continent africain. Washington ne s’y est pas trompé et Ned Price, le porte-parole du secrétariat d’État américain avait accusé Moscou dès la fin 2023 de vouloir utiliser la Libye comme « base essentielle pour le déploiement de son contingent africain .»

Si l’on en croit l’ISW (Institute for the study of war), le continent africain concentre actuellement l’intérêt de Moscou dans le but de concurrencer les États-Unis et leurs alliés européens de l’Otan en Afrique. Une concurrence qui s’est considérablement accentuée avec la guerre en Ukraine.

Enfin, le contingent « privé » africain de la Russie est désormais directement placé sous la responsabilité du ministère de la Défense et des services de renseignement.

Selon Igor Delanoë du centre d’analyse de la CCI France-Russie, malgré ses engagements en Ukraine et en Syrie, Moscou a entrepris de déployer des forces ainsi que du matériel militaire dans l’est et le sud de la Libye.

Le vice-ministre russe de la Défense, Iounous-Bek Evkourov s’est rendu pour la cinquième fois depuis août 2023 en Libye le 31 mai pour y rencontrer le maréchal Haftar (photo en en-tête de l’article.)

Le fils du maréchal Haftar, Khaled, s’était rendu à Moscou le 7 mai où il s’était entretenu avec le vice-ministre des affaires étrangères chargé du Proche-Orient et de l’Afrique, Mikhaïl Bogdanov à propos de la montée en puissance du dispositif militaire russe.

Depuis le début de l’année, ce serait pas moins de cinq rotations de ce que l’on surnomme le « Libyan Express » qui ont débarqué hommes et matériels au port de Tobrouk.

Le « Libyan Express » désigne une route maritime entre le port syrien de Tartous et celui libyen de Tobrouk sous contrôle du maréchal Haftar.

Les navires mobilisés pour ces convois – de grands bâtiments amphibies escortés par une corvette, mais aussi des bâtiments de transport et des tankers civils – proviennent des ports russes de la Baltique et du Nord à partir desquels ils sont déployés en Méditerranée, où ils intègrent le détachement naval russe (la flottille de la Méditerranée.)°

Plusieurs navires ont été identifiés à Tartous, le port de départ.

Selon des sources du même chercheur, pas moins de 1.800 combattants et formateurs auraient ainsi été transférés via la Syrie par voie maritime lors de la première moitié de mai dont des éléments des forces spéciales prélevés sur le champ de bataille ukrainien.

Ils sont venus s’ajouter aux milliers de contractuels de la « branche africaine » de l’ex-société Wagner qui ont été basculés en Libye entre février et mai. Des volontaires syriens feraient aussi partie des effectifs débarqués.

Du côté des matériels, des véhicules légers mais aussi des véhicules blindés (BTR-82A) et vraisemblablement des chars T-72 seraient arrivés à Tobrouk ces derniers mois, de même que des lance-roquettes multiples Grad et des mortiers tractés.

La réorganisation de la composante africaine de Wagner supervisée par Iounous-Bek Evkourov, s’est traduite par l’apparition de l’« African Corps » dont les hommes sont présents de la Libye à la République centrafricaine, du Soudan au Burkina Faso, en passant par le Sahel et maintenant au Niger.

Une fois arrivés en Libye, une partie des effectifs russes ont été déployés sur une dizaine de sites (bases aériennes, ports…) en Cyrénaïque et dans le Fezzan, tandis que d’autres ont été envoyés notamment au Niger, avec qui la Russie renforce ses liens depuis le putsch intervenu l’an dernier.

En Libye, l’« African Corps » assurerait la formation de ses nouvelles recrues ainsi que celle des troupes du maréchal Haftar. Des missions d’escorte de convois seraient aussi réalisées.

Bien que le matériel et les effectifs mobilisés restent modestes compte tenu de la zone considérée (Libye, Sahel, Burkina Faso), la réattribution de ressources militaires vers l’Afrique traduit la confiance du Kremlin quant à l’évolution de la situation sur le front ukrainien et sur le théâtre syrien.

Reste à savoir à quoi correspond cette montée en puissance : s’agit-il d’utiliser le corridor libyen pour injecter des effectifs dans le Sahel et y consolider des prises géopolitiques (Niger)?

Ou bien la Russie craint-elle de nouvelles violences intra-libyennes alors que le pays pourrait se trouver à l’aube de nouvelles élections?

Sur le plan politique, cela reste tout de même compliqué pour Moscou qui est obligé de jouer sur deux tableaux, d’un côté le maréchal Haftar, de l’autre le gouvernement de Tripoli.

Pour aplanir les angles, l’envoyé spécial du président Poutine, le vice-ministre des affaires étrangères Mikhaïl Bogdanov entretient des relations avec les deux parties.

Cela dit, la Russie ne parvient pas à finaliser sa mainmise sur le port en eaux profondes de Tobrouk car elle est contrainte de ne pas froisser les autorités de Tripoli avec lesquelles les relations ont repris il y a peu de temps.

Ainsi, le nouvel ambassadeur, Aïdar Aganine, désigné fin 2022 a présenté ses lettres de créance en juin 2023 – après neuf ans d’absence.

Le diplomate et son équipe installés temporairement dans l’hôtel Radisson Blu de Tripoli attendent l’ouverture d’une nouvelle ambassade.

La représentation diplomatique russe est aussi particulièrement chargée de réactiver la « Commission intergouvernementale russo-libyenne pour la coopération économique et technico-scientifique » qui devrait débloquer son agenda économique en Libye.

Un autre objectif est l’ouverture d’un consulat russe à Benghazi mais ce n’est pas encore à l’ordre du jour pour Tripoli.

À la mi-mai 2024, une délégation libyenne emmenée par le vice-président du Conseil présidentiel libyen Abdallah al-Lafi accompagné du chef d’état-major de l’armée libyenne (distincte de l’Armée nationale libyenne du maréchal Haftar), le lieutenant-général Mohammed al-Haddad et du ministre des Affaires étrangères Taher al-Baour, s’est rendue à Moscou. Elle a été reçue par Sergueï Lavrov et l’incontournable négociateur Mikhaïl Bogdanov.

Des contacts ont aussi été pris avec le ministère russe de la Défense.

Globalement, la Russie est intéressée à deux titres par le continent africain :

– l’accès à ses matières premières ;

– l’affrontement qui l’oppose à l’Occident dont l’épicentre se trouve pour le moment en Ukraine mais qui comporte des fronts de contournement. Pour le moment, l’Occident est sur le recul sur ce dernier théâtre mais la Russie peut connaître des échecs comme cela a été le cas au Mozambique. En effet, ses moyens restent sous-calibrés pour les étendues et les besoins à couvrir. A terme, elle risque de décevoir et comme d’autres avant elle, de s’y ensabler…