Ankara a très bien compris que le désintérêt américain pour le Proche-Orient et plus particulièrement pour l’Irak était une occasion pour faire bouger les lignes dans la lutte menée contre les séparatistes du PKK. Aubaine suprême, les pays de l’OTAN sont aujourd’hui focalisés sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie et ne veulent pas entendre parler des problèmes de l’Irak du Nord et beaucoup moins de la Syrie.
Ainsi, à la fin avril, la Turquie a relancée une opération terrestre et aérienne au Kurdistan irakien neutralisant au moins 19 suspects et ne coûtant que quatre blessé du côté turc. Cette action entrait dans le cadre plus général des opérations « serres de l’aigle » débutées le 27 mai 2019 (voir carte). Depuis le début de la septième baptisée « serre bloquée » qui a débuté le 17 avril, 58 séparatistes auraient été neutralisés mais ce chiffre pourrait augmenter dans l’avenir.
L’inamovible ministre de la défense turc depuis 2018 (et ancien chef d’état-major général des armées turques 2015-2018), Hulusi Akar (en uniforme bleu sur la photo) a déclaré que des bombardements aériens et d’artillerie avaient appuyé le déploiement de commandos héliportés sur des objectifs repérés à l’avance – en particulier par des drones qui deviennent essentiels à toute manœuvre militaire – : des abris, des fortifications, des caves, des dépôts de munitions ainsi que des postes de commandement.
Pour la forme, le ministre a dit que cette opération avait été conduite en coordination avec les alliés de la Turquie. Il est vrai qu’à la mi-avril, le président Recep Tayyip Erdoğan a rencontré Masrour Barzani, le Premier ministre de la région autonome d’Irak du Nord qui couvre les zones attaquées. Le ministre a ajouté que toutes les opérations avaient été conduites avec les précautions nécessaires pour éviter les pertes civiles, culturelle et religieuses (période de ramadan oblige).
Si l’insurrection armée menée par le PKK a débuté en 1984, l’armée turque bombarde le Kurdistan irakien depuis la fin de la première guerre du Golfe en 1991 ! Elle y mène des opérations terrestre depuis le seconde guerre du Golfe (2003) et y a même installé des garnisons permanentes retranchées.
L’occasion est aussi belle pour la Turquie d’avancer ses pions au Nord de la Syrie car, en plus des Occidentaux qui regardent désormais ailleurs, la Russie si elle est toujours présente, ne songe qu’à verrouiller les facilités militaires qu’elle entretient sur la base aérienne d’Hmeimim et le port de Tartous. Moscou se prépare en effet à un éventuel débordement de la guerre ukrainienne en Méditerranée ce qui constituerait alors véritablement le début de la troisième guerre mondiale. Toutefois, Ankara après avoir fermé les détroits du Bosphore ce qui isole la mer Noire, a interdit le survol de son espace aérien à tous les avions militaires russes (et aux vols civils pouvant amener des militaires), ce qui ne facilite pas la chaîne logistique des unités russes présentes en Syrie.
Les forces turques qui jouent un rôle pas très clair d’interposition dans le nord de la Syrie (comme en Irak) ont déclenché depuis le début avril des opérations contre les Forces démocratiques syriennes (FDS) au nord de la province d’Alep, ces affrontements entrant dans le cadre de ceux qui opposent les FDS(1) à l’« Armée Nationale Syrienne » composée de Turkmènes et de rebelles syriens ayant souvent appartenu à des mouvements jihadistes.
Parallèlement, l’armée de terre turque renforce son dispositif dans la zone dite de « désescalade » au nord de la province d’Idlib en y envoyant de nouvelles troupes blindées.
Pour sa part, l’aviation appuie les forces au sol par ses renseignements (de plus en plus fournis par ses drones) et, quand il le faut, par des tirs air-sol comme cela a été le cas à Tall Abyad ville située face à Akçakale en Turquie.
Commentant les opérations les « serres de l’aigle » menées dans le nord de l’Irak depuis 2019, Erdoğan a affirmé le 25 avril lors d’une réunion de son cabinet : « plus nos forces serrent la vis sur l’organisation terroriste (PKK) là (au nord de l’Irak), plus cette organisation intensifiera ses attaques dans les régions que la Turquie protège en Syrie ». Il a ajouté : « nous ne tolérerons pas l’établissement d’un corridor terroriste le long de notre frontière ». On retrouve là les intentions du président turc depuis 2011 : créer au nord de la Syrie et de l’Irak une zone tampon tout le long de la frontière de la Turquie. Les « dindons de la farce » sont les populations kurdes.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2003, Erdogan a toujours montré une politique à la fois subtile et brutale.
S’appuyant d’abord sur les islamistes de la confrérie Gülen et sur les Frères musulmans, il a purgé l’armée de tous les éléments qui représentaient un risque pour son pouvoir.
Il s’est ensuite rêvé en leader du monde musulman surtout au moment des révolutions arabes dont une grande partie était menée par les Frères musulmans. Il s’est alors brouillé avec Israël (les rapports étaient déjà tendu car il se présentait comme « le défenseur de la cause palestinienne »), puis avec Bachar el-Assad et tous les États du Golfe persique sauf avec le Qatar en raison de sa bienveillance à l’égard des Frères musulmans.
Mais les islamistes ont commencé à être encombrants à l’intérieur. Il a donc poursuivi de sa vindicte tous ceux qu’il accusait d’être proche de la Confrérie Gülen (intellectuels, fonctionnaires, journalistes, militaires, etc.).
Plus récemment, retrouvant le souffle « nationaliste » initié par Musfafa Kemal Atatürk, il a prié aux Frères musulmans de se faire plus discrets en Turquie afin de lui permettre de se rapprocher des pays du Golfe persique avec lesquels il était « fâché ». Cela connaît un point d’orgue avec la visite officielle qu’il effectue en Arabie saoudite en ce moment auprès de Mohammed Ben Salmane (MBS), le dossier embarrassant concernant l’assassinat du journaliste-opposant Jamal Khashoggi le 2 octobre 2018 dans le consulat général d’Arabie saoudite à Istanbul, ayant été renvoyé par la justice turque à son homologue saoudienne qui va l’enterrer profondément.
S’il n’est pas parvenu à devenir le leader du monde musulman, il est par contre incontournable dans de nombreuses tractations politiques (Azerbaïdjan – Arménie, Russie – Ukraine, etc.). Son gros problème – comme pour beaucoup d’autres chefs d’États qui ne l’avouent pas -, c’est la crise économique démentielle dans laquelle son pays se trouve. Cela risque à terme de créer des désordres qui pourraient virer à des émeutes…
1. Les FDS composées majoritairement de Kurdes du PYD syriens sont considéré comme des « terroristes » par Ankara. Problème, ils sont soutenus par les États-Unis – et d’autres – qui ont laissé des forces symbolique à l’est de l’Euphrate pour empêcher une avancée de forces de Bachar el-Assad depuis le sud et l’ouest et de la Turquie depuis le nord…
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