Depuis des semaines, tous les observateurs n’ont que d’yeux pour les chars de bataille occidentaux qui vont être livrés à l’Ukraine (en oubliant un peu les centaines de chars de modèle soviétiques qui sont arrivés dans le pays depuis des mois).

Comme aux meilleures heures de la Guerre froide, l’objectif est de « compter » le nombre de chars pour en déduire l’avantage « décisif » que pourrait en tirer Kiev. Mais il convient de déchanter : le nombre de chars – même supérieurs techniquement à ceux alignés par la Russie – ne garantie en rien une victoire totale sur le terrain.

Pour bien tenter de comprendre ce que l’Ukraine pourrait faire du renfort de ces blindés, il peut être utile de revenir à un peu de tactique militaire et, en particulier, comment s’articule une offensive blindée. Cela a évolué avec le temps mais l’échelon de base est globalement resté le même ; celui de la division blindée.
Pour reprendre un modèle que connaît correctement l’auteur, que pouvait faire une division blindée française dans les années 1980/90 ?

Pour faire simple, chaque division comportait une force de frappe constituée de deux régiments de chars de bataille à trois escadrons d’AMX-30B2 (40 chars) et une compagnie de combat à quatre sections sur AMX-10P, de deux régiments d’infanterie mécanisée à deux escadrons d’AMX-13 (puis AMX-30B2) et deux compagnies de combat sur AMX-10P, d’un régiment d’artillerie sol-sol armé d’obusiers AuF 1 de 155 mm et d’un régiment du génie qui, en période offensive, devait permettre aux unités de franchir les coupures et les zones minées. La couverture aérienne était assurée au niveau supérieur par l’aviation d’attaque et l’ALAT.

De manière à ce qu’il y ait un maximum d’interopérabilité, les régiments incorporaient jusqu’au niveau des escadrons et compagnies des observateurs d’artillerie et une section du génie. De plus, les régiments mécanisés mettaient en œuvre des sections anti-chars dôtées de missiles Milan et SS-11 et des mortiers de 120 mm.

Différentes tâches étaient gérée au niveau divisionnaire : reconnaissance, transmissions/guerre électronique, ravitaillement (carburant et munitions), santé, soutien de deuxième et troisième échelons, etc.

Ce système qui est différent selon les armées reste tout de même la « base » pour toute manœuvre blindée-mécanisée, surtout pour une opération offensive dans le cas d’un conflit de haute intensité.
Bien sûr, il convient de rajouter aux éléments décrits ci-avant les progrès faramineux apportés par la technologie notamment dans les domaines des drones, de l’informatisation du champ de bataille et de la menace latente que font peser les missiles et autres munitions guidées de haute précision.

La guerre en Ukraine a démontré la révolution qu’ont apportée les drones qui sont désormais un des acteurs fondamentaux du combat. Ils servent pour des missions de reconnaissance en temps réel, de destructions et de communications.

Ainsi, selon les médias japonais, Tokyo envisagerait de retirer du service plusieurs types d’hélicoptères dont les AH-64D Apache [attaque], les 47 AH-1S Cobra [antichar] et les Kawazaki OH-1 [reconnaissance] pour les remplacer par des drones tactiques. Bien évidemment, les hélicoptères de transport ne peuvent pas subir le même sort.

Comme le lecteur peut le constater, Le combat blindé-mécanisé est loin d’être simple et nécessite des personnels formés et entraînés.
L’Ukraine doit recevoir des centaines de chars et véhicules blindés de combat de l’infanterie de différents modèles. Cela va poser des problèmes logistiques insolubles dans le temps court. Il convient de comprendre aussi que les personnels, qu’ils soient servants, mécaniciens, informaticiens vont devoir se former durant de longs mois. C’est encore pire pour les cadres – même s’ils connaissent déjà leur métier de blindé-mécanisé -. Il est délicat de prévoir le temps nécessaire pour la mise sur pied d’une unité blindée-mécanisée réellement opérationnelle. Les observateurs les plus optimistes parlent de six mois…

Enfin, le pire moment sera constitué par la préparation de l’offensive annoncée et donc attendue par l’ennemi. Il est impossible de camoufler un regroupement de forces qui engagera des centaines de blindés, des milliers de véhicules et de nombreuses communications officielles ou privées. À un moment, il conviendra aux forces offensives de resserrer leur dispositif avant de lancer l’assaut. Et c’est là que la question se posera : est-ce que le Kremlin ne profitera pas de l’occasion (unique) pour tenter de détruire le gros des forces adverses par des frappes tactiques suivies d’une contre-offensive profitant de l’effet de sidération provoqué ?

Plus généralement et en se gardant de toute prospective hasardeuse, la situation militaire semble figée sur le terrain et c’est pour cette raison que Kiev demande maintenant des avions et des missiles de longue portée. Dans les deux camps, personne ne veut négocier mais personne ne souhaite non plus une maximalisation de la guerre. Comme l’auteur l’a écrit à plusieurs reprises, une situation « à la coréenne » (pas d’accord de paix depuis 1953 mais une stabilisation globale de la région) pourrait s’établir.
Les chercheurs du think tank Rand Corporation (jugé comme proche du pouvoir US) estiment d’ailleurs dans le rapport PE-A2510-1publié à la fin janvier 2023 qu’une victoire militaire ukrainienne qui permettrait à Kiev de retrouver son intégrité territoriale d’avant 2014 est impossible. Pour eux, il n’y a que deux options : un armistice « à la coréenne » ou la signature d’un traité de paix suivi d’une normalisation des relations entre les belligérants. Ils privilégient d’ailleurs une issue se trouvant entre ces deux options (voir « Avoiding a Long War U.S. Policy and the Trajectory of the Russia-Ukraine Conflict »).

Quant à l’affaire des Leopard 2 livrés par l’Allemagne, Petr Bystron, un député du parti d’extrême-droite Alternative für Deutschland (AfD) a déclaré au Bundestag : « nos grands parents ont essayé cela et quel a été le résultat ? Des souffrances déplorables, des millions de morts dans les deux camps et, à la fin, des chars russes à Berlin. Deux d’entre eux sont proches d’ici ». Il parle des deux chars T-34 installés devant le mémorial de la guerre de Tiergarten. La légende veut qu’un de ces deux chars était piloté par une femme…

Enfin, de nombreux observateurs mettent en avant la grande différence technologique entre les chars Leopard 2 (et les Challengers britanniques sans compter les Abrams US) qui apporte une supériorité indéniable face aux chars d’origine russe ou soviétique. En dehors du fait que la portée des armements principaux (canon de 120 mm pour les chars occidentaux et de 125 mm pour les chars russes) est relativement équivalent (2.000 à 3.000 mètres pour les obus anti-chars), la valeur réside surtout dans les équipages qui les servent – qui est difficilement quantifiable -.

En conclusion, l’auteur se contentera de citer un passage de Wikipédia concernant le Panzerkampfwagen VI, surnommé « Tigre » qui était le char le plus puissant de la Seconde Guerre mondiale : « la mobilité tactique du Tigre […] est plutôt bonne et bien supérieure par exemple à celle du M4 Sherman. Sa puissance est en grande partie liée à son armement principal, le canon de 8,8cm KwK 36 L/56 […] capable de détruire les chars moyens alliés et soviétiques comme le M4 et le T-34 à plus de 3 000 m. Le caractère formidable du Tigre est ainsi dû au fait qu’il peut attaquer et éliminer ses opposants bien avant qu’eux-mêmes puissent lui nuire.
Les Tigres envoyés au combat n’ont toutefois qu’un impact réduit sur le déroulement des opérations à l’échelle du conflit […] ils ne sont pas disponibles en nombre suffisant sur le front pour avoir un effet autre que local… ».
Décidément, le char, aussi bon techniquement soit-il, n’est pas l’arme miracle. De toutes façons, elle n’existe pas…

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