Le 5 avril, dix amiraux turcs à la retraite ont été placés en garde à vue dans le cadre d'une enquête pour "réunion visant à commettre un crime contre la sécurité de l'État et l'ordre constitutionnel" pour avoir signé (avec 99 autres amiraux également retraités) une lettre ouverte mettant en garde contre un éventuel retrait d’Ankara de la Convention de Montreux (1936) qui garantit le libre passage par le détroit du Bosphore.

Quatre autres anciens amiraux ont aussi été visés par des mandats d’arrêt mais ils n’ont pas été arrêtés en raison de leur grand âge. Ils doivent cependant se présenter à la police à Ankara avant le 8 avril pour y être entendus.

Curieusement, avant les militaires, 126 anciens ambassadeurs turcs avaient déjà plaidé le même sujet mais, jusqu’à maintenant, ils ne semblent pas avoir été inquiétés.

Il faut reconnaître que la moindre manifestation de militaires – même à la retraite – dans la vie politique reste un sujet sensible en Turquie en général et pour Recep Tayyip Erdoğan en particulier. Il avait été condamné à dix mois de prison en 1998 après le quasi-coup d’État de 1997 qui avait vu l’armée pousser à la démission le Premier ministre en poste depuis 1997, Necmettin Erbakan(1), issu du parti islamique « Refah Partisi » (Parti de la prospérité ou RP) auquel il appartenait. Ce parti a été interdit mais a été remplacé en 2001 par le Parti de la justice et du développement ( Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP ) qui a pris le pouvoir en 2002.

Cette défiance vis-à-vis de l’armée qui se déclare garante de l’héritage d’Atatürk (en particulier en ce qui concerne la laïcité) s’explique par les coups d’État à répétition survenus en 1960, 1971, 1980, 1998 et en 2016.

Depuis son arrivée au pouvoir en 2003, Erdoğan n’a cessé de vouloir diminuer l’influence des militaires en particulier en faisant poursuivre de hauts gradés par une justice aux ordres(2).

Au départ, l’Europe a été séduite par ce nouveau responsable politique turc élu démocratiquement qui a effectué de nombreuses avancées sociales, développé l’économie et « maté » les militaires – ce qui est toujours très populaire au sein de l’intelligentsia européenne -. À noter que dans l’affaire actuelle, Devlet Bahçeli, le leader du Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP) d’extrême droite (dit « islamo-nationaliste »), allié d’Erdoğan, a condamné sans réserve les « Amiraux séditieux » en proposant que leurs titres et leurs retraites leur soient retirés. Le MHP est proche des « Ülkücü », les « Loups gris ».

L’Union européenne a déchanté progressivement s’apercevant qu’Erdoğan est avant tout un opportuniste de génie qui utilise les uns contre les autres – à l’intérieur comme à l’extérieur – pour atteindre ses objectifs.

Parmi les détenus figure le contre-amiral Cem Gürdeniz, le concepteur en 2006 de la doctrine controversée de la « Patrie bleue » (Mavi Vatan) qui prévoit l’établissement de la souveraineté turque sur de larges zones de Méditerranée orientale. Erdoğan utilise cette doctrine pour justifier ses ambitions maritimes à l’origine des tensions entre la Turquie, la Grèce et la France. Gürdeniz est aussi connu pour ses prises de position en faveur d’une alliance « eurasianne » qui prévoit un rapprochement avec la Russie, l’Iran et la Chine plutôt qu’avec l’Occident. Cela déplait évidemment aux membres de l’OTAN. Toutefois, il a passé trois ans en prison à partir de 2011 dans le cadre du « complot Ergenekon » qui s’est avéré être un montage destiné à mettre au pas l’armée en envoyant nombre de hauts gradés derrière les barreaux. La confrérie Gülen, mouvement islamique qui haïssait l’armée pour sa défense d’une Turquie laïque et qui soutenait alors Erdoğan, a joué un rôle central dans cette mascarade. Mais elle n’a pas été remerciée pour ses services puisque ce mouvement a été déclaré « terroriste » par Ankara, Erdoğan craignant qu’il ne prenne trop d’importance, voire qu’il ne le renverse comme lors de la tentative de coup d’État de 2016(3).

L’approbation en mars par la Turquie du projet de dix milliards de dollars de construction sur la partie occidentale d’Istanbul d’un canal de navigation (comparable à ceux de Panama ou de Suez) de 45 kilomètres de long a été à l’origine d’un débat concernant la Convention de Montreux. Le président du parlement turc a en effet déclaré qu’Erdoğan pouvait très bien se retirer de cette Convention si elle ne lui convenait plus. Il est vrai que depuis 2018, il peut légalement le faire sans consulter le parlement comme cela a été le cas en mars pour la Convention d’Istanbul obligeant les gouvernements à légiférer pour réprimer les violences domestiques et abus similaires (2011), ce qui a été considéré comme une régression du droit des femmes.

La Convention de Montreux garantit le libre passage des navires civils dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles, elle impose des restrictions à la traversée des bateaux militaires n’appartenant pas aux pays riverains de la Mer Noire.

1. fondateur du mouvement Milli Görüs qui fait couler beaucoup d’encre en ce moment en France.
2. La police et la justice turque avaient été infiltrées par les islamistes depuis les années 1990, en particulier grâce à l’action du mouvement Gülen.
3. Les plus grands doutes persistent sur l’origine réelle de ce « coup d’État » qui pourrait avoir été une provocation organisée par les services secrets turcs.

Publié le

Texte

Alain Rodier

Photos

DR