Les déclarations des responsables politiques turcs et égyptiens sont de plus en plus martiales en ce qui concerne la situation en Libye. Les deux capitales se défient parlant de « ligne rouge » qu’il convient de ne pas franchir sinon tout peut arriver… La ville de Syrte actuellement aux mains des militaires « séditieux » est souvent évoquée. Un premier exemple a été donné par le bombardement dans la nuit du 5 juillet par des avions non identifiés – mais venant vraisemblablement d’Égypte où des appareils des ÉAU sont déployés – de la base aérienne d’al-Watiya où des missiles anti-aériens turcs MIM23 Hawk étaient en cours d’installation, ce qui explique pourquoi ils n’ont pu être mis en oeuvre. Plusieurs auraient été détruits et les Turcs qui comptaient y installer des aéronefs ont replié en catastrophe leur dispositif comme l’avaient précédemment fait les mercenaires du groupe Wagner épaulant l’Armée Nationale Libyenne du maréchal Khalifa Haftar étrillée par les milices fidèles au Gouvernement d’Accord National – GAN – (anciennement Gouvernement d’Union Nationale – GUN -) lors de leur tentative d’offensive sur Tripoli.
Nul doute que les états-majors, de part et d’autre, sont là pour présenter à leurs chefs politiques les faisabilités et surtout, les non-faisabilités de chaque option. Si l’on reprend le vieux jeu de la Guerre froide qui consistait à compter les divisions blindées, cette manière de procéder risque d’être trompeuse. En effet, si les matériels sont certes très importants, ils sont loin d’être suffisants. Avant la première guerre du Golfe en 1990, l’armée irakienne était présentée par des experts comme redoutable en raison des nombreux armements dont elle bénéficiait sur le papier. Et pourtant, elle s’est effondrée en quelques jours. Ce qui compte, c’est d’abord la valeur et la motivation des différents acteurs, du général au simple soldat. À ce jeu, les Turcs emportent l’avantage car leur armée est beaucoup plus solide psychologiquement que son homologue égyptienne. Le Turc reste un « soldat dans l’âme » même si le pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan a tout fait pour casser l’armée. En réalité, il l’a transformé pour la mettre à sa botte mais le résultat est là : l’outil militaire turc est toujours efficient. Ce n’est pas le même son de cloche chez les Égyptiens même si leurs anciens ont eu une conduite digne d’éloges lors de la guerre du Kippour de 1973, du moins au début.
Donc, si l’on en revient aux chiffres (source : diffusion CIA), les deux pays sont quasi équivalents :
. 355 000 militaires sous les drapeaux en Turquie contre 440.000 en Égypte ;
. budget de 19 milliards de dollars pour les Turcs contre 11,2 pour l’Égypte ;
. 1 055 avions de combat turcs contre 1 054 du côté égyptien (encore faudrait-il savoir combien sont opérationnels, la balance risque de ne pas être favorable au Caire) ;
. 2 622 chars de bataille et 8 777 véhicules blindés divers du côté turc contre 4.295 chars et 11 700 blindés du côté égyptien (mais même remarque que pour les aéronefs) ;
etc.
Le grand problème de la Turquie est sa capacité de projection militaire en Libye alors que l’Égypte a une frontière commune avec ce pays. La Turquie ne peut compter sur aucune base militaire sur zone; les rayons d’action de ses avions sont trop courts pour envisager une couverture aérienne – même partielle de la Libye -; toute la logistique doit venir par la mer qui peut constituer un piège. Enfin, Ankara n’a pas les moyens d’acheminer des unités blindées lourdes qui seraient nécessaires pour faire le poids face à leurs homologues égyptiennes si d’aventure ces dernières s’engageaient en Libye comme vient de l’autoriser la Chambre des Représentants (qui a quitté Tobrouk en 2019 pour rejoindre Benghazi) qui soutient Haftar. En résumé, si l’enthousiasme initial peut être du côté turc, la logistique est indéniablement favorable aux Égyptiens d’autant que l’Arabie saoudite et les ÉAU se feront un devoir d’aider cet allié qui s’oppose à toute avancée de ce qu’ils considèrent comme étant la représentation des Frères musulmans honnis dont la Turquie et le Qatar ne sont que le bras armé visible.

Quoique l’on puisse en penser, Erdoğan et son homologue Abdel Fattah al-Sissi ne sont pas fous. Ils savent jusqu’où ils peuvent aller partant du principe qu’ils cherchent avant tout à préserver leur pouvoir personnel. Leurs déclarations sont donc d’abord à usage interne et ensuite seulement dans une vision géopolitique plus large. Sissi veut contenir le désordre libyen pour qu’il ne représente pas une menace pour l’Égypte voisine dans l’avenir; Erdoğan souhaite étendre son influence en Méditerranée en se servant de la Libye comme point d’appui. Les Russes sont là pour calmer les choses et préserver leurs propres intérêts, en particulier obtenir des facilités dans le port de Tobrouk dans le cadre de la politique d’influence qui met en avant l’ouverture sur les mers chaudes chère au président Poutine. Comme ailleurs, les Américains se sont désengagés de la zone excepté de Tunisie, du Maroc et de la région subsaharienne.
La Libye est maintenant globalement éclatée en deux entités, une à l’ouest dirigé par le gouvernement de Fayez el-Sarraj reconnu par la communauté internationale, l’autre à l’est et au sud emmené par la Chambre des Représentants dont l’Armée Nationale Libyenne est la colonne vertébrale (même s’il n’est pas certain qu’Haftar reste éternellement à son poste – au besoin, les Russes pourraient lui trouver un remplaçant -).

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Texte

Alain Rodier

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