Créées en 2014, les Jegertroppen norvégiennes sont la première unité de forces spéciales au monde entièrement féminine.

Pour la première fois dans l’histoire des forces spéciales, un pays se dote d’une unité entièrement féminine. Pionniers dans la mise en œuvre de l’égalité des sexes, les pays scandinaves n’ont pas de réticences à confier aux femmes des missions sensibles qu’on réserve ordinairement à leurs homologues masculins. C’est ainsi que la Norvège a choisi de créer les Jegertroppen, unité féminine d’élite de leur armée.

C’est assez curieusement la guerre d’Afghanistan qui a révélé le besoin pour les armées occidentales de disposer d’unités féminines. En effet, le succès des missions de la coalition repose notamment sur l’établissement de liens de confiance et un contact permanent avec la population, comme c’est toujours le cas dans les guerres insurrectionnelles. Dans ce pays aux coutumes radicalement différentes des nôtres, les soldats occidentaux se trouvaient dans l’incapacité d’interagir avec les femmes afghanes, ces dernières ne pouvant communiquer avec des hommes, a fortiori étrangers. Cette exclusion de la moitié de la population locale a, si l’on en croit la hiérarchie du Forsvarets spesialkommando (FSK, unité de forces spéciales norvégiennes), fortement limité la collecte de renseignements et aliéné l’établissement de liens durables avec les Afghans, garantie d’une pacification réussie. « En Afghanistan, lorsque nous entrons dans des maisons, nous ne sommes pas en mesure de parler avec les femmes », a expliqué le capitaine Krogsaeter, un officier des forces spéciales norvégiennes, précisant qu’avoir des femmes soldats représente, dans ce cas, un besoin opérationnel. Pour leur part, les forces spéciales américaines ont dû faire appel à des femmes de leurs forces régulières pour former une « équipe de soutien culturel » de façon à communiquer avec les femmes afghanes. Cette nécessité d’une parfaite interaction avec les populations féminines ne se limite pas à l’Afghanistan. Des problèmes similaires ont été observés au cours des missions de lutte contre la piraterie au large de la Somalie et se rencontrent également en Syrie et en Irak.

Forts de ce constat, les chefs du FSK ont envisagé, dès 2013, la création d’une unité de forces spéciales composée exclusivement de femmes, une première. Créée en 2014, cette unité a pris le nom de Jegertroppen, appellation qu’on pourrait traduire littéralement par « troupe de chasseurs ». Initialement prévue comme un programme pilote d’un an, elle a ensuite été prolongée pour trois ans. L’unité, placée sous l’autorité du FSK, est spécialisée dans la surveillance et la reconnaissance dans les zones urbaines et le contact avec les populations. Avant sa création en 2014, il n’y avait pas de femmes dans les forces spéciales norvégiennes, alors même qu’elles avaient librement accès au processus de sélection au même titre que les hommes. Jusqu’ici, aucune des candidates admissibles n’avait réussi à franchir la phase de sélection.

Les femmes dans l’armée norvégienne

La Norvège, on le sait, est en pointe pour ce qui concerne l’intégration des femmes dans l’armée. A cet égard, la création du Jegertroppen est emblématique de ses efforts visant à accroître la présence et le rôle des femmes dans ses forces armées. Mais ce n’est ni le seul ni le premier : dès 1985, la Norvège a ouvert des postes de combat aux femmes, autrefois cantonnées à des rôles administratifs ou dans le service de santé. D’autre part, c’est un pays qui a conservé la conscription et, en 2014, son parlement a autorisé son extension aux femmes avec entrée en vigueur en janvier 2015. La Norvège a été ainsi le premier pays de l’OTAN à le faire. 

Afin de faciliter l’intégration d’éléments féminins, les forces armées norvégiennes ont mis en œuvre une série de mesures destinées à éliminer les tensions entre hommes et femmes soldats et les risques de harcèlement. D’où, par exemple, l’adoption de chambrées unisexes. En 2002, les femmes ne représentaient que 0,7 % de l’armée. En 2014, on était passé à 10 % de l’armée totale et à 14 % des conscrits. En 2015, avec l’accès au service militaire pour tous, le taux de recrutement des femmes a encore augmenté. Toutefois, l’objectif de 20% de femmes en 2020 ne modifie pas les critères de sélection pour entreprendre le service national, qui applique les mêmes normes de performance physique pour les deux sexes. 

Un entraînement poussé

Comme pour toutes les unités des forces spéciales, le processus de sélection des Jegertroppen est particulièrement rigoureux, il élimine de façon impitoyable les hésitantes et les faibles. Beaucoup abandonnent en cours de cycle, en proie au découragement, ou bien ne peuvent réussir certaines épreuves physiques de sélection qui comprennent, entre autres, une course de 7 km avec une charge de 15 kg en moins de 52 minutes (soit seulement 3 minutes de plus que les hommes) – l’équivalent de notre marche commando – et 200 m de natation en moins de 8 minutes. En 2014, sur 317 postulantes, 20 avaient terminé la formation et 13 avaient finalement rejoint les Jegertroppen. En 2015, 196 candidates se sont portées volontaires, 37 ont franchi la première étape, à savoir le week-end de sélection, 17 ont achevé le processus de formation d’une année et 14 ont finalement rejoint l’unité une fois cette formation terminée. Ce taux de décrochage n’a rien d’anormal. De l’aveu même de la hiérarchie militaire, les hommes candidats aux forces spéciales connaissent un taux similaire.

La formation des futures Jegertroppen se déroule au camp des forces spéciales, à Terningmoen, à 140 km au nord d’Oslo. Elle est très poussée. Après une première phase d’apprentissage de trois semaines, les volontaires abordent une première épreuve sélective d’une semaine désignée de façon explicite comme « semaine infernale », au cours de laquelle les jeunes femmes doivent se dépasser physiquement et mentalement si elles veulent intégrer la phase suivante. Celles qui la réussissent vont alors être confrontées à une série d’apprentissages tactiques et physiques éprouvants, dont des patrouilles de longue portée, du close combat, du tir, des exercices de survie en région arctique, d’autres de contre-terrorisme et de combat en zone urbaine, le combat en montagne, sans oublier l’indispensable formation parachutiste. Hiver comme été, les futures Jegertroppen doivent effectuer de longues marches dans les montagnes de Norvège portant des sacs de 30 à 40 kg avec leur équipement individuel de protection, l’armement et les munitions ; elles apprennent à opérer en petites équipes isolées pendant plusieurs jours sans prendre de nourriture. A l’issue, un test final détermine l’ultime sélection avant l’intégration dans l’unité. Il faut savoir que les femmes des Jegertroppen ont obtenu des résultats supérieurs à la moyenne dans les évaluations, même par rapport aux volontaires qui intègrent l’école d’officiers de l’armée norvégienne. Un beau résultat !

A part l’emploi dans des opérations extérieures, la formation au sein des Jegertroppen offre également aux femmes de meilleures perspectives d’avancement au sein de l’armée. A la suite de leur formation dans l’unité, certaines ont déjà rejoint le Telemark Bataljon (unité blindée d’élite de l’armée norvégienne), le Collège du renseignement de la Défense et le bataillon du renseignement. 

Dans Foreign Affairs du 8 février 2016, la journaliste britannique Elisabeth Braw cite le cas d’une jeune fille de 20 ans, Tora, qui, après une journée portes ouvertes de l’armée, a été directement recrutée pour suivre la formation des Jegertroppen. Vivement intéressée par la carrière militaire et désireuse de servir son pays, Tora hésitait cependant à s’engager. « J’attendais que les forces armées proposent des spécialités plus dures pour les filles », a-t-elle expliqué. Son vœu a été exaucé : au cours de leur formation, Tora et ses camarades des Jegertroppen ont appris à dépasser leurs limites. « Nous avons appris que nous étions capables de plus que ce que nous pensions », a déclaré Tora avec fierté. Aujourd’hui, elle est la première femme instructeur des Jegertroppen et a pour ambition d’être dépassée par les nouvelles recrues.

Cependant, il ne faut pas se cacher que, même si leur endurance est avérée et leur motivation hors du commun, les femmes sont confrontées au problème majeur que représente le poids de l’équipement du combattant. Une étude américaine indiquait que les hommes devaient porter en moyenne 40 % de leur propre poids, mais que ce taux monte à 58 % pour les femmes. Aujourd’hui, le poids que doivent porter les soldats américains est nettement plus élevé que pendant la guerre du Viêtnam, principalement parce que leur équipement de protection est plus lourd. Et, en comparant les combattants français de l’opération Barkhane à leurs aînés engagés au Tchad dans la décennie 70, on se rend compte que, si leur protection individuelle est assurément renforcée, leur mobilité et leur souplesse s’en trouvent diminuées d’autant. Or, l’équipement du combattant est identique pour les hommes et les femmes, bien que les morphologies et les aptitudes physiques diffèrent.

Outre les nombreux freins d’ordre psychologique ou culturel, ce sont donc les avancées technologiques qui seraient en partie la cause du faible taux de féminisation des unités de combat. Et pourtant, comme le montre l’exemple du GIGN, en particulier au sein de la force d’observation (ex-EPIGN), les femmes peuvent parfaitement participer aux opérations spéciales, apportant même une plus-value appréciable. Pour sa part, le colonel Kristoffersen, commandant des forces spéciales norvégiennes, a souligné que les soldats de Jegertroppen excellaient dans certains domaines particuliers. Elles ont démontré des capacités d’observation supérieures à celles de leurs camarades hommes, par exemple. Les différences physiques entre hommes et femmes devraient revêtir moins d’importance au fur à mesure que la nature des conflits évolue. Ainsi, selon certains experts optimistes, la participation des femmes devrait s’accroître. 

Perspectives d’avenir

Le taux de féminisation des armées demeure faible : les femmes représentent seulement 15 % des troupes dans le monde entier. Sans surprise, la palme revient à Tsahal, qui compte un tiers de femmes. La France, elle, se situe dans la moyenne, avec 15,5 % de ses effectifs composés d’éléments féminins, loin devant d’autres grands pays européens comme l’Italie ou la Pologne. Il est évident que, pour des raisons culturelles, la parité exacte ne peut être atteinte dans les forces armées, en particulier pour les postes de combattants, et ce, quel que soit le pays. En effet, beaucoup d’armées réservent ces postes aux hommes, bien que, là aussi, les choses évoluent sensiblement depuis une vingtaine d’années. La Norvège fait figure de pionnier dans ce domaine, avec la création de ses Jegertroppen, une initiative qui a bénéficié d’ailleurs d’un intérêt marqué de la part des agents de l’US Special Operations Command de Tampa (Floride) qui ont contacté leurs homologues norvégiens pour obtenir davantage d’informations sur cette unité spéciale. Car c’est maintenant une préoccupation pour les militaires des Etats-Unis depuis que le secrétaire à la Défense Ashton Carter a annoncé l’ouverture de tous les postes de combat aux femmes en décembre 2015.

Seul l’avenir nous dira si la constitution d’unités de combat entièrement féminines comme les Jegertroppen norvégiennes est utile. Si elles s’inscrivent dans la durée, se traduiront-elles par une efficacité accrue au combat ? Rien n’est certain, mais le risque serait de voir de telles formations considérées comme un « gadget » et leur engagement dans des opérations militaires comme une simple action de communication. Les Jegertroppen, seule unité du genre, auront à relever ce défi. Elles pourraient bientôt avoir la chance de faire leurs preuves sur le terrain. Les forces spéciales norvégiennes étant toujours présentes en Afghanistan pour assurer la formation des militaires locaux, les jeunes femmes des Jegertroppen pourraient y être déployées à tout moment. 

Publié le

Texte

Michel Vial

Photos

Ministère Norvégien de la Défense