L’année dernière, un groupe de « volontaires » ukrainiens a tenté, sous l’égide des services de renseignement de leur pays, de persuader trois pilotes russes de faire défection avec leurs appareils en échange d'un million de dollars.
L’affaire est conjointement dévoilée par Kiev et Moscou et relayée par les États-Unis. Mais le fond – comme toujours dans ce genre d’affaire – reste mystérieux.
Le doute s’est installé : l’affaire a-t’elle été découverte en cours de route par le Service fédéral de sécurité russe (FSB) ou a-t’elle été une provocation menée depuis le début par ce dernier. Aucun des trois pilotes ciblé n’a finalement fait défection.
C’est la thèse de la partie russe.
La partie ukrainienne – qui reconnaît implicitement son « échec » – prétend que le FSB n’est intervenu qu’en phase finale des manipulations après que chaque pilote se soit personnellement engagé. Kiev considère aussi que l’échec de la livraison d’avions de combat russes est néanmoins un petit succès car cela lui a permis d’obtenir des informations techniques précieuses sur l’armée de l’air russe et a retiré – de facto – trois pilotes militaires du service actif.
L’affaire
Le principal correspondant ukrainien de cette affaire serait un certain « Bohdan » qui aurait conçu et initié ce plan prévoyant la défection de trois pilotes russes avec leurs appareils en Ukraine. Il communiquait avec ses trois cibles via des chats cryptés. Ces derniers ont été identifiés comme: Igor Tveritin, 48 ans, Roman Nosenko, 36 ans et Andrei Maslov, 33 ans.
NdA : interviewé par une équipe de Yahoo News dans un hôtel de Manhattan à New-York aux États-Unis, « Bohdan » dit avoir agi – au moins au départ – avec des « collaborateurs » en dehors de toute intervention officielle ukrainienne… Il aurait avancé les fonds. Bien que cela semble étrange, c’est possible car de nombreux « privés » aidés par des « fondations » ont agi de la même manière par le passé. Il n’empêche qu’il a été ensuite obligé de collaborer avec les services ukrainiens car ces derniers devaient participer directement à l’opération et peut être avec ceux des pays Baltes puisqu’il semble que c’était la première destination des défecteurs et de leurs proches. Sans vouloir voir l’Oncle Sam partout, il serait aussi logique que la CIA ait été dans la boucle, au minimum « pour info ».
Curieusement, le contre espionnage russe a arrêté dans les heures qui ont suivi la divulgation de cette affaire, le correspondant du Wall Street Journal à Moscou, Evan Gershkovich… Comme son avocat n’a pas été autorisé à avoir accès au dossier, il est impossible de dire si tout cela est lié.
La méthodologie employée pour faire passer ces trois militaires et leurs appareils à l’Ouest était la même : les pilotes devaient amener leur avion dans l’espace aérien ukrainien où ils seraient interceptés par des chasseurs qui les conduiraient jusqu’à une zone d’atterrissage adéquate.
Toutefois, de nombreux détails compliquaient cette manœuvre. Les pilotes n’étaient pas seuls à bord de leurs appareils. L’un d’eux a suggéré d’anesthésier certains membres de l’équipage. Une autre manière proposée consistait à faire croire aux membres de l’équipage à l’apparition de problèmes techniques – en réalité inexistants – pour les induire en erreur.
En échange des « livraisons », Kiev s’engageait à accorder, non seulement une amnistie complète à tous les transfuges (tous les pilotes russes participant au conflit sont accusés de « crimes de guerres » par la justice ukrainienne) et un million de dollars pour l’appareil livré. L’Ukraine promettait aussi à leur octroyer de nouveaux papiers d’identité à eux et aux membres de leur famille qui devaient être confortablement réinstallés dans des pays européens – via les Pays Baltes -.
Selon Kiev, l’opération serait un demi-succès car les trois pilotes auraient livré de précieux secrets militaires russes notamment en partageant des photos et des enregistrements des cockpits et des tableaux de bord de leurs avions Su-24. , Su-34 et Tu-22M3 mais aussi des informations détaillées sur leurs bases aériennes.
Bohdan a affirmé à Yahoo News que lui et ses associés étaient motivés pour approcher les pilotes russes en vertu d’une loi signée par le président ukrainien Volodymyr Zelensky en avril 2022. Elle prévoyait que son gouvernement verserait une indemnité à tout Russe qui livrerait du matériel militaire du Kremlin : un million de dollars pour un chasseur, un bombardier ou un avion d’attaque à voilure fixe et 500.000 $ pour un hélicoptère.
Bohdan a déclaré que lui et son équipe avaient financé l’opération eux-mêmes et n’avaient jamais demandé au gouvernement ukrainien de les rembourser même si, à la dernière étape, le Service de sécurité d’Ukraine (SBU) était impliqué… Il en a été de même pour les Forces d’opérations spéciales (SSO) de Kiev qui ont fourni des instructions logistiques sur la manière d’amener les Russes sur le territoire ukrainien.
Pilote N° 1 : « Je ne veux pas la même histoire que Skripal »
Igor Tveritin, le pilote le plus âgé, marié et père de trois enfants était le plus intéressant. Il avait été formé pour piloter le bombardier stratégique Tupolev Tu-160.
Lorsque Bohdan a contacté par messagerie cryptée Tveritin pour la première fois fin mars 2022, ce dernier était affecté à la base aérienne d’Engels
Il avait répondu le 29 avril à Bohdan : « Je ne veux pas mourir […] Je suis réaliste, personne ne sait comment les choses vont se passer. J’accepte vos conditions, mais faisons deux transferts de 7.000 $. Cela me calmera. » Au moins, sa motivation semblait claire : l’argent.
Le 1er mai, Bohdan a demandé à Tveritin de confirmer son identité et sa localisation en créant « une vidéo de 5 secondes de l’avion avec un morceau de papier ou serait écrit le chiffre 377 (ou sur le dos de sa main). »
Bohdan a utilisé de la crypto-monnaie pour transférer anonymement des fonds sur un compte de la plus grande banque de crédit russe : la Sberbank. Dès que Tveritin est entré en possession de cette somme, selon les techniques de manipulation, il se retrouvait coincé par les services ukrainiens qui tenaient la preuve de sa trahison. D’ailleurs, l’anxiété de Tveritin n’aurait fait qu’augmenter car il se demandait comment il serait possible de faire sortir sa famille de Russie. Il fait remarquer que retirer ses trois enfants de l’école en même temps éveillerait les soupçons, surtout parce que toute la famille vit sur une base militaire où « on fait bouillir la même casserole, tout est transparent ».
Il aurait ensuite demandé une autre avance de 50.000 $.
Pour le calmer, Bohdan lui a assuré que l’Ukraine mettrait ses proches à l’abri avant qu’il ne fasse lui-même défection.
Un nouveau problème est apparu : manque de passeports permettant les voyages internationaux. Il aurait été entendu que les fuyards devraient d’abord se rendre en Arménie ou en Biélorussie, pays qui acceptent les passeports internes russes. Une fois sur place, ils recevraient de nouveaux documents qui leur permettraient de rejoindre un des États baltes.
Tveritin a signalé à Bohdan le 20 mai. « S’il vous plaît, comprenez mon inquiétude. S’ils (sa famille) entre en Biélorussie avec leurs papiers, ils s’apercevront en Russie qu’ils ont franchi la frontière. Je ne veux pas la même histoire que Skripal » faisant allusion à l’affaire d’un agent double russe empoisonné en Angleterre. « J’ai besoin de documents avec des noms et prénoms différents et des documents d’entrée en Biélorussie. C’est une question de principe pour moi. »
Bohgan a rétorqué que changer les noms des personnes est plus risqué que de leur délivrer des passeports valides à leurs vrais noms. Tveritin aurait déclaré qu’il souhaitait s’installer ensuite en Allemagne.
Bohdan a également promis d’ouvrir un compte bancaire au nom de sa femme et de déposer 150. 000 dollars avant l’arrivée de la famille en Biélorussie.
Une autre question en suspens est de savoir comment, où et quand Tveritin s’envolerait pour l’Ukraine. Naturellement, il craignait non seulement d’être arrêté par ses collègues russes, mais également abattu par les systèmes de défense aériens ukrainiens qui confondraient son avion avec un agresseur. Tveritin prévoyait de voler à très basse altitude pour échapper aux défenses aériennes des deux camps.
Mais le problème le plus important est que Tveritin ne serait informé de sa mission de vol juste la veille et de son heure exacte de décollage que de trois à cinq heures à l’avance.
Un des premier projets consistait à faire atterrir Tveritin à Kharkiv, une région du nord-est de l’Ukraine alors que de furieux combats s’y déroulaient.
Bohdan avait expliqué : « alors que vous approcherez de Kharkov, vous serez intercepté et escorté par deux de nos avions de chasse et vous continuerez à communiquer avec eux sur une certaine fréquence ». La réponse a été claire : « Êtes-vous sérieux à propos de Kharkiv ? Kharkov est presque encerclée […] Le ciel dans cette zone est fortement surveillé et pousser un avion à y voler serait un suicide ! ». Bohdan aurait alors proposé alors une autre destination.
Après de nombreux échanges, le discours de Tveritin a changé : « vous n’avez pas de pilotes [dans l’armée ukrainienne]. C’est pourquoi je suis votre seul espoir. Je suis le seul à pouvoir soulever cet oiseau de fer dans les airs. »
Tveritin semblait suggérer qu’il souhaitait être détaché auprès de l’armée de l’air ukrainienne. Cette idée venant d’un individu soucieux de sa propre sécurité et encore plus de celle de sa famille a laissé à penser aux Ukrainiens qu’il avait été retourné par le FSB.
Les communications se sont alors interrompues et Tveritin a disparu.
Pilote N°2 : « J’irai avec une autre femme »
Bohdan a contacté Andrei Maslov basé à Lipetsk, dans l’ouest de la Russie le 4 mai 2022 soit un peu plus d’un mois après avoir « tamponné » Tveritin.
Pilote du bombardier tactique Su-24, Maslov a d’abord pensé que Bohdan était un officier du FSB infiltré essayant de le piéger. Il a refusé d’accepter les transferts via des échanges cryptographiques et a déclaré qu’il ne recevait que des espèces – dollars ou euros uniquement – qui lui étaient remis en main propre.
Bohdan s’est arrangé pour qu’un coursier transfère 4.000 $ en espèces à Maslov dans une gare. « Il y aura deux filles. Le mot de passe est : ‘De Maxim’ […] Une fille portera une casquette et un t-shirt léger. La seconde est plus petite… en jean bleu et veste kaki. Les filles demanderont les derniers chiffres d’un numéro de téléphone : 2200 ». Maslov a accepté de les rencontrer et a déclaré qu’il porterait une veste militaire et un pantalon d’été bleus.
Maslov devait faire défection avec une femme mais pas la sienne. Elle serait une enseignante en éducation physique pour enfants de 28 ans.
Afin de lui obtenir un passeport international, Bohdan a reçu son exemplaire interne. Il a tout de suite pensé : « elle est trop sexy pour ce mec ». En revanche, lui et son équipe l’ont retrouvée sur Instagram : elle était en Turquie en 2021 ce qui démontrait qu’elle avait déjà un passeport international. Une enquête plus approfondie a révélé que son passeport avait été signalé comme « annulé » peu après que Bohdan ait contacté Maslov.
À la mi-juin, Bohdan a envoyé un texto à Maslov : « Nous avons commencé le processus de demande d’un passeport touristique pour votre petite amie et l’agence nous a informé qu’elle en avait déjà un. Et Andrei ? »
Il répondit : « j’ai vérifié [Elle] avait un passeport, mais son ex-petit ami l’a détruit. »
Bohdan a répondu: « Etes-vous sûr d’elle et qu’elle ne risque pas de divulguer des informations? Sinon, cela pourrait compromettre notre collaboration. »
« Je lui fais entièrement confiance […] Je ne lui ai pas encore donné de détails. Elle savait juste que nous allions voyager ensemble à l’étranger. C’est une orpheline. Elle ne pose pas trop de questions .»
Mais Bohgan et son équipe ont aussi découvert qu’elle avait contacté à plusieurs reprises un officier du contre-espionnage du FSB. « Nous avons également découvert que toutes ses copines étaient des prostituées appelées par le FSB pour leur ‘projet spécial’. » Par ailleurs, elle « était à Barcelone lors du référendum catalan en 2017. On se demande ce qu’elle faisait là-bas ».
Les échanges se dès lors sont espacés avec Maslov puis il a aussi disparu.
Pilote N°3 : « Merde, c’est comme dans un film »
Pour Bohdan : « l’un des échanges les plus fructueux que nous ayons eu a été avec Roman Nosenko » mais cela a aussi été « le plus difficile. »
Contacté, il lui aurait déclaré le 30 avril : « je suis d’accord pour partir avec ma famille […] mais si ce n’était pas une blague. … Une somme énorme, qui ressemble à une arnaque. Quelle est la garantie ? […] Merde, c’est comme dans un film. »
Nosenko a confirmé à Bohdan qu’il avait piloté des bombardiers Su-34 Fullback et Su-24 Fencer. Lorsqu’on lui a demandé de fournir une preuve en échange de 2.000 $, Nosenko a envoyé une photo brandissant devant son avion un morceau de papier avec le numéro « 339 » (même méthode que pour Tveritin). Mais tout comme lui, Nosenko ne pouvait pas anticiper sa mission car il n’était informé de l’horaire et de la direction du vol qu’au dernier moment.
Nosenko a également admis ne pas se sentir particulièrement « patriote » avant la guerre de la Russie en Ukraine : « Je n’ai pas besoin de ce combat non plus ! »
« Avant de passer à la phase suivante de l’opération, nous avons commencé à poser à Nosenko de nombreuses questions techniques qui étaient importantes pour les services de renseignement ukrainiens comme le nombre de types d’avions dans les airs. les unités, comment ils opèrent, sur des missions de vol, et dans quelles régions d’Ukraine ils volent. Il nous a fourni les noms des commandants des différentes unités – nous avons revérifié toutes les informations ».
Son plan était similaire à celui de Tveritin : il devait descendre à une altitude extrêmement basse en approche, basculer sur un canal de communication sécurisé avec ses interlocuteurs ukrainiens, et atterrir en toute sécurité sur un aéroport désigné.
Nosenko a accepté cette tactique mais a complété parlant de la défense anti-aérienne ukrainienne : « j’’ai entendu dire qu’ils étaient bien payés pour avoir abattu l’avion […] Je serais plus confiant si je connaissais au moins leurs zones de déploiement pour les contourner en toute confiance et commencer à manœuvrer à temps. » Cette curiosité a bien semblé suspecte…
Nosenko n’avait qu’une personne à évacuer de Russie, son épouse. Mais son évasion ne semblait pas aisée car elle était psychologue militaire affectée depuis 2020 dans une unité militaire à Morozovsk qui abrite le 559è régiment de bombardement de Russie où opérait son époux.
Un itinéraire d’exfiltration similaire que pour la femme et les enfants de Tveritin a été suggéré: elle quitterait la Russie et se rendrait en Arménie ou en Biélorussie, y obtiendrait un nouveau passeport, puis rejoindrait un des Pays Baltes.
Bohdan écrit : « Après une période de 24 à 48 heures en Biélorussie, elle recevra un permis de séjour européen dans l’un des états baltes. » À son arrivée, elle disposera également d’un appartement en location et de toutes les commodités à sa disposition. Elle confirmera avec vous la disponibilité des fonds sur son compte bancaire et alors seulement vous décollerez. »
Nosenko a transféré leurs documents personnels à Bohdan. Cependant, il était toujours inquiet : « J’ai dit que je ne la laisserai partir que lorsque les documents seront prêts et que je suis sûr de tout […] Ce n’est pas un chaton que je t’envoie. »
Mais son épouse est la seule qui a rejoint Minsk (Biélorussie) fin juin en échange de 4.000 dollars supplémentaires pour couvrir les frais de voyage. Bohdan a promis à Nosenko qu’à son arrivée, un compte bancaire à son nom serait ouvert avec 150.000 dollars dessus. Le 24 juin, Nosenko a envoyé le message : « Si rien ne change, elle s’envolera demain pour Moscou. Toujours pas d’argent sur la carte ».
Bohdan a répondu : « Nous vous faisons confiance, mais nous avons une question concernant votre femme. Le numéro que vous nous avez donné n’est pas son numéro principal. Et nous avons constaté qu’elle a téléphoné à un homme du FSB, Yevgeny Kashlach .»
Là également le contact a été rompu.
Conclusion
Les médias d’État russes ont ouvertement rejoint la mêlée. La chaîne d’information RT a diffusé un reportage de 10 minutes sur ce qu’elle a décrit comme une « opération sophistiquée de contre-espionnage russe – et un échec incontestable pour l’Ukraine ». RT a interviewé deux des pilotes, dont aucun ne peut être identifié à partir des images (l’un portant un casque qui masque, l’autre étant filmé de dos). L’émission a révélé un certain nombre de messages que l’équipe de Bohdan avait échangé avec les pilotes, ainsi que des enregistrements d’appels téléphoniques.
Plus parlant encore, RT a montré des images de surveillance des deux femmes envoyées pour remettre en main propre 4.000 $ à Maslov. Il a été dit que l’homme qui les avait embauchées avait été arrêté.
L’affaire semble réelle puisque les deux parties l’ont évoqué. Elles sont d’accord sur un point : à un moment ou à un autre, le FSB a pris en main la manipulation. Selon RT, depuis le début, selon Bohdan, en cours de route.
Malgré ses déclarations, il semble bien que les services ukrainiens aient été mis au parfum très tôt car les moyens nécessaires pour sélectionner, loger puis environner les trois pilotes dépassaient de loin ce que peut faire une société privée – aussi importante fusse t’elle -. Il y a même un doute sur la capacité du SBU ukrainien à y parvenir seul.
L’intérêt pour le FSB se situe dans la découverte de la méthodologie employée par l’adversaire et les accès de ce dernier à des pays amis : Biélorussie et Arménie.
Il va falloir être patient pour en connaître plus.
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