Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Espagne est devenue un important carrefour pour le crime organisé mondial. Sa position géographique, la corruption d’une partie de sa classe politique et de ses fonctionnaires, les intérêts divergents des provinces séparatistes, son relatif laxisme vis-à-vis des « réfugiés » de toutes natures (historiquement des dignitaires nazis puis des membres de mouvements terroristes comme l’OAS, des révolutionnaires extérieurs et intérieurs, etc.) et enfin l’attrait touristique en ont fait un lieu privilégié de villégiature pour de nombreux expatriés dont une partie avait maille à partir avec la justice.

La construction de l’Union européenne a permis une grande mobilité des biens et des personnes grâce à l’espace Schengen : une bénédiction pour les truands en mal de vagabondage.
Le tourisme de masse et l’abondance de locations de courte durée garantissent l’anonymat pour les criminels. Enfin, les régions comme la Costa del Sol et Alicante proposent un écosystème criminel disponible pour les activités de contrebande et de blanchiment d’argent.

Il y a des lustres que la police espagnole a été habituée à traiter avec des Organisations criminelles transnationales (OCT) britanniques, irlandaises, russes, latino-américaines, balkaniques et nord-africaines. Mais depuis deux ans, elle se retrouve confrontée à la nouvelle génération de la criminalité d’origine turco-kurde.

Selon la presse turque, des gangs ultra-violents nés en Turquie dirigés par de nouvelles figures qui ont bâti leur réputation sur les réseaux sociaux tels que TikTok, Instagram et Telegram, se sont développés tout en s’entre-déchirant pour se faire une place au soleil.

Il est possible que la « pax mafiosa » espagnole qui était globalement en vigueur entre les différentes organisations criminelles transnationale (OCT) en subisse les contrecoups, ces nouveaux gangs d’origine turco-kurdes brouillant les cartes du jeu.
Selon la Guardia civil, leur arrivée en Espagne s’est accentuée en 2024 et 2025 quand des membres de gangs ont dû fuir la Turquie pour échapper aux guerres internes et à des actions judiciaires d’envergure.
Pour le moment, selon les autorité madrilènes, ils semblent surtout s’en servir d’escale pour étendre leurs activités à toute l’Europe.

Le premier incident majeur qui a révélé l’ampleur de la présence turque en Espagne s’est produit le 3 août 2025 à Torrevieja, dans la province d’Alicante lorsque Caner Koçer du « gang des Daltons » y a été abattu, vraisemblablement par le « gang des Caspers » qui tente de le rivaliser en Europe.
La police espagnole a arrêté trois suspects, dont Burak Bulut qu’elle présente comme un membre important du gang des Caspers. Il serait entré en Espagne à bord d’une voiture volée en France quelques jours avant le meurtre.

L’enquête qui a suivi a révélé que les deux clans avaient établi des bases logistiques le long de la côte méditerranéenne espagnole d’Alicante à Malaga, utilisant des locations à court terme, des véhicules immatriculés à l’étranger et des itinéraires de transit via la France et les Pays-Bas pour convoyer armes et personnels.
Le conflit s’est intensifié quelques semaines plus tard lorsque les autorités hispaniques ont intercepté près de Torrevieja le 31 octobre 2025 un véhicule volé immatriculé en France transportant des fusils d’assaut de type Kalachnikov. Selon la Guardia civil, ces armes appartenaient à Mensur Gümüş, chef de la faction Çirkinler du gang des Caspers. Une perquisition qu’elle a menée par la suite dans une résidence voisine a permis l’arrestation de l’intéressé et de deux gardes du corps, tous soupçonnés être impliqués dans l’assassinat de Caner Koçer.

Selon les autorités espagnole, le groupe prévoyait de mener d’autres actions offensives contre les Daltons…

La nouvelle criminalité turque(1)

Cette nouvelle criminalité d’origine turco-kurde ne doit pas être confondue avec la « traditionnelle » des célèbres Alaaddin Çakıcı et Sedat Peker qui, selon des journaux turcs, a été utilisée par le pouvoir politique turc – toutes couleurs politiques confondues – pour étouffer les voix critiques et indépendantes.

Pour l’instant, ces « babas » (pères) mafieux turc sont rangés des voitures. À noter qu’ils étaient majoritairement classés à l’extrême-droite de l’échiquier politique.

Suite à l’importante crise économique que traverse la Turquie qui entraîne une hyperinflation qui tourne autour des 50%, de nombreux groupes criminels composés de jeunes en mal d’avenir ont pris le relai tout en ne respectant pas les règles de leurs anciens. Pour le moment, ce sont des « gangs » mais pas des « mafias » au sens propre du terme (ces dernières respectant une hiérarchie pyramidale, une discipline stricte, un code dit d’« honneur », etc.) Ils ressemblent plus aux cartels latino-américains qu’aux mafias italiennes, albanaises, russes, chinoises, japonaises ou autres.

Le « gang des Daltons »

Selon la police turque, le « gang des Daltons » a émergé dans le quartier de Yenibosna à Istanbul et serait dirigé par Berat Can Gökdemir « Can Dalton », un Kurde originaire de la province de Batman actuellement en fuite en Russie.
Il est recherché par la justice turque pour : association de malfaiteurs, menaces armées, extorsions, meurtres et d’incitation à la violence.
Gökdemir aurait au départ collaboré avec le groupe de Barış Boyun (le plus ancien de cette nouvelle criminalité – voir plus loin -) mais les deux hommes se sont séparés suite à un différend.
À l’international, en mai 2025, il a été impliqué dans une agression armée contre des agents des services de renseignement grecs à Thessalonique. Athènes a par la suite arrêté six ressortissants turcs et saisi un important stock d’armes.

Des éléments du gang des Daltons ont été jugés fin 2025 en Turquie. Selon la presse locale, l’affaire concernait 362 prévenus accusés d’appartenance à l’organisation criminelle ou en liens avec cette dernière.
Toujours selon les mêmes sources, le tribunal a condamné Bahadır Akdağ, un membre important du gang, à douze fois la perpétuité pour diverses accusations de meurtres ainsi qu’à 701 ans et neuf mois de prison supplémentaires pour d’autres délits (dans le Droit turc, les peines sont cumulatives – comme aux États-Unis -.)

Un autre membre important de l’organisation, Zafer Boyun, a également écopé de douze peines à perpétuité ainsi que de 681 ans et quatre mois d’emprisonnement supplémentaires pour divers chefs d’accusation.

Par ailleurs, 258 accusés ont été condamnés à des peines de prison allant de un à 700 ans d’incarcération en fonction des charges retenues contre eux et de leur rôle au sein de l’organisation.
Le tribunal a acquitté 62 prévenus et a abandonné les charges contre deux accusés décédés pendant le procès.
Parmi les personnes condamnées, 37 ont été remises en liberté sous contrôle judiciaire tandis que la détention de 96 autres a été maintenue. Le tribunal a également ordonné l’arrestation de 15 prévenus supplémentaires.

« Les Caspers »

Selon Ankara, « les Caspers » est l’un des gangs turcs à la croissance la plus rapide. Il avait attiré l’attention nationale après une attaque nocturne spectaculaire au début septembre 2024 devant un hôpital du district de Bahçelievler à Istanbul. Les agresseurs qui étaient à la recherche d’un rival blessé avaient ouvert le feu sur le bâtiment blessant un policier, deux gendarmes, un agent de sécurité et un civil. Quinze suspects avaient été appréhendés.

Cette attaque est survenue peu après un affrontement meurtrier avec les Daltons lors duquel deux membres des Caspers avaient été tués.
Le groupe serait dirigé par İsmail Atız, alias Hamuş, un Kurde originaire de Mardin.
Il a été arrêté en Allemagne en juillet 2025 puis relâché avant d’être de nouveau interpellé en Italie.

Le gang de Barış Boyun

Le gang de Barış Boyun, le plus ancien et le plus tristement célèbre de la nouvelle génération criminelle turque, s’est formé dans le quartier de Beyoğlu-Kasımpaşa à Istanbul.
Boyun, aujourd’hui incarcéré en Italie, dirigeait l’un des réseaux les plus vastes et les plus violents. Selon Interpol, il est particulièrement connu pour louer les services de tueurs à gages pour le compte d’autres Organisations criminelles transnationales.

Boyun, qui serait kurde et alévi mais sans confirmation, est actuellement engagé dans une procédure d’extradition en Italie à la demande de la Turquie. Selon Rome, il fait également l’objet de poursuites distinctes de la part du parquet italien pour ses activités criminelles dans le pays.

Autres groupes criminels (liste non exhaustive) cités par Turkiye Today

Ferhat Delen, un autre Kurde originaire de la province de Mardin, dirigerait les « Kits Rouges ». Il serait impliqué dans une lutte violente pour le contrôle des principaux groupes de hooligans du club de football de Fenerbahçe.

Ce qui avait commencé comme un rassemblement de supporters de football s’est transformé en un gang tristement célèbre pour ses affrontements violents avec d’autres factions du même club. Il a étendu son influence bien au-delà des tribunes des stades.
Delen serait en fuite en Grèce.

Le groupe Ayverdi, un autre réseau criminel de nouvelle génération dirigé par Emrah Ayverdi, est engagé depuis des années dans une lutte acharnée contre l’organisation Barış Boyun.

Le clan Bayrolar est dirigé par quatre frères, dont la plupart vivent désormais à l’étranger. Leurs activités ont été mises en lumière après une fusillade lors d’un rassemblement politique à Küçükçekmece en mars 2024.

Le gang Bayğaralar, dirigé par le fugitif Ramazan Bayğara, est impliqué dans deux meurtres très médiatisés, dont celui d’un proviseur adjoint de lycée à Tuzla, perpétré, semble-t-il, en représailles à un homicide commis il y a plusieurs décennies au sein de leur famille.
Bayğara qui fait l’objet d’une notice rouge d’Interpol serait détenu en Grèce depuis le mi-2024.

Selon l’organe de presse en ligne Nordic Monitor, la transformation du milieu criminel turc a débuté après 2013 lorsque le gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir a survécu à d’importantes enquêtes pour corruption impliquant des membres du cercle rapproché du Premier ministre de l’époque (et aujourd’hui président), Recep Tayyip Erdoğan.

Elle s’est accélérée après la tentative de coup d’État sous faux pavillon de 2016 qui a désigné la confrérie Gülen comme son auteur. Erdoğan voulait se débarrasser de cet allié qui avait aidé l’AKP à accéder au pouvoir en 2002 mais qui était devenu trop encombrant. Une vaste purge politique avait alors eu lieu dans la police, dans les services de renseignement et le système judiciaire. De nombreux responsables chevronnés possédant une solide expérience de la lutte contre les réseaux criminels et terroristes en Turquie accusés d’être des « gulenistes » avaient été limogés ou emprisonnés et parfois, remplacés par des fidèles de l’AKP, souvent sans formation, sans expérience ni indépendance.
De plus, nombre d’individus précédemment écartés des forces de l’ordre et du système judiciaire pour leurs liens avérés avec le crime organisé avaient été réintégrés et placés à des postes clés de la police et des tribunaux du pays…
Ce démantèlement des institutions étatiques a créé un vide sécuritaire que les criminels ont rapidement exploité.

Ces structures criminelles constituent désormais une menace croissante pour la sécurité bien au-delà des frontières turques, notamment en Europe, où cette nouvelle génération de gangs turcs impliqués dans un large éventail d’activités criminelles, dont le trafic de drogue, le blanchiment d’argent, le racket et le trafic d’armes, a exporté ses guerres de territoire parallèlement à l’expansion de ses entreprises criminelles.
Leurs aînés qui tenaient, entre autres, la « route des Balkans » avaient déjà défrayé la chronique judiciaire européenne(2) et (3).

(1) Voir : « ‘Opération Orkinos-Bulut’ contre le crime organisé turc » du 24 avril 2025.

(2) Voir : « La Turquie, carrefour historique des drogues » du 6 avril 2023.

(3) Voir : « Opération anti-crime organisé en Turquie » du 21 décembre 2023.