Dans un communiqué, Ankara estime que : « nos travaux visant à fournir un soutien technique, des conseils et des formations pour accroître les capacités de défense de la Syrie sont en cours. »
Il n’a pas été précisé quand cette demande avait été formulée : avant ou après les affrontements sanglants survenus dans la province méridionale de Souweyda à partir du 11 juillet(1).
Mais la même source précise : « en soutien total au gouvernement intérimaire dirigé par le président Ahmed al-Charaa, la Turquie a déployé plusieurs équipes du ministère de la Défense à Damas pour discuter de la manière dont elle pourrait aider la nouvelle administration à constituer une nouvelle armée. »
Depuis son accession au pouvoir, al-Charaa avait eu plusieurs entretiens (et au moins une rencontre) avec le président Recep Tayyip Erdoğan au cours desquels les sujets de la coopération en matière de sécurité et d’un soutien militaire avaient été évoqués.


Parallèlement, il a rencontré à plusieurs reprises le ministre turc des affaires étrangères, Hakan Fidan. Ce dernier connaît parfaitement la situation en Syrie car avant d’être nommé à son poste actuel, il a servi depuis 2010 comme directeur des services de renseignement turc (MIT).
Un signe symbolique a été la ré-ouverture de l’ambassade turque à Damas en mars après treize ans de fermeture. La représentation diplomatique a à sa tête son excellence Burhan Kor Oğlu assisté de l’Attaché de défense, le Lieutenant-colonel Hasan Göz.

Il est donc vraisemblable que le poste militaire de l’ambassade a été renforcé par des équipes de « conseillers » qui ont été détachées auprès du nouveau ministère de la défense syrien installé à Umayyad Square à Damas,- dont le siège ainsi qu’un objectif militaire proche du palais présidentiel ont été bombardé par l’armée israélienne le 16 juillet -. S’il y a eu des pertes turques, elles sont restées du domaine du secret défense. Les Syriens ont annoncé de leur côté trois civil tués et 34 blessés…

Il est évident que la nécessité de renforcer les nouvelles forces de sécurité syriennes s’est encore accrue suite à l’échec de l’intervention des forces gouvernementales pour tenter de mettre fin aux affrontements entre Druzes, Bédouins et Sunnites qui se sont déroulés dans la province de Souweida à la mi-juillet juillet dans le sud de la Syrie(2) et qui ont fait plus d’un millier de morts.
Cet échec – qui peut être assimilée à une déroute – est du en grande partie à l’intervention aérienne d’Israël qui est venu soutenir les Druzes qui refusent de s’aligner sur le nouveau pouvoir – ce n’est pas le cas pour l’ensemble de cette communauté(3)-.
Pire encore, comme cela a été évoqué précédemment, des bâtiments du ministère de la défense ont été ciblés pour des raisons fallacieuses : « c’est de là que partent les ordres pour réprimer la révolte druze. »… La soi-disant défense de la cause druze par Israël sert de prétexte à la création d’une zone démilitarisée dans le sud de la Syrie. Pour mémoire, les Druze vivant en Israël – bien que soumis au service militaire, ce qui n’est pas le cas pour les étudiants en religion juifs, les arabes-israéliens et les catholiques – restent tout de même des citoyens de seconde zone. Le but parfaitement assumé par Israël est l’implosion de la Syrie en plusieurs entités.
Pour mémoire, comme dans toute guerre civile, des abominations ont eu lieu dans toutes les parties. Finalement, les populations bédouines et chrétiennes ont été évacuées – théoriquement temporairement – de la ville de Souweida sous la pression des forces druzes. Dans d’autres temps et d’autres lieux, cela aurait été qualifié d’épuration ethnique…

Un cessez-le-feu n’a pu être conclu le 19 juillet qu’après des échanges diplomatiques entre les États-Unis, Israël, la Turquie, la Syrie et la Jordanie.
Historique récent
Ankara est déterminé à protéger l’intégrité territoriale et l’unité politique de la Syrie, ainsi qu’à éliminer tous les groupes terroristes en Syrie en lorgnant plus précisément sur les Forces démocratiques syriennes (FDS) assimilées de son point de vue au PKK (4)(5).
Depuis 2012, la Turquie a soutenu directement l’opposition syrienne au régime du président Bachar el-Assad dans le nord-ouest du pays jusqu’à ce que ce dernier ne soit renversé en décembre 2024.
Pour cela elle a participé à la création de ce qui s’est appelé l’« Armée syrienne libre » – ASL – composée au nord majoritairement d’activistes turkmènes encadrés par des membres des services spéciaux (MIT) puis progressivement appuyés – parfois directement – par des unités des forces spéciales. L’artillerie sol-sol a délivré des tirs d’appui depuis le territoire turc et l’aviation turque a fourni renseignements et parfois des appuis feu.
Mais ce n’est qu’en juillet 2016 lors de l’opération « Bouclier de l’Euphrate » que la Turquie est entrée militairement en territoire syrien en « soutien » de l’ASL. En 2018, une deuxième opération baptisée « Rameau d’Olivier » a permis aux Turkmènes et à l’armée turque de chasser les dernière populations kurdes et yézidies de la région d’Afrine se livrant là aussi à ce qui pourrait être qualifié de nettoyage ethnique.
Le 4 octobre 2019, l’ASL est devenue l’Armée Nationale Syrienne (ANS) en absorbant d’autres groupes originaires de la région d’Idlib.
Enfin, entre le 9 et 22 octobre de la même année, l’opération « source de paix » s’en est pris fois aux FDS à l’est de l’Euphrate, la Turquie contrôlant désormais la quasi-totalité de la frontière en coopération avec les forces russes (qui, suite à la chute de Bachar el-Assad fin 2024, se sont retirées sur les bases d’Hmeimim et Tartous que Moscou a réussi à conserver après négociations avec le nouveau pouvoir en place à Damas.)

Officiellement, l’ANS est désormais placée sous l’autorité du ministère de la défense du gouvernement de transition d’al-Charaa. Mais cela reste pour le moment théorique car la véritable chaîne de commandement est pour le moins obscure…
Un premier accord de défense entre la Syrie et la Turquie avait été conclu au printemps 2025 prévoyant l’établissement d’implantations turques supplémentaires sur le territoire syrien dont trois bases aériennes.

Ces bases devaient permettre à la Turquie de défendre l’espace aérien syrien en cas d’attaques futures… qui à l’évidence ne pouvaient venir que d’un seul adversaire : l’État hébreu.
Pour ce faire, des équipes turques ont effectué des reconnaissances pour évaluer l’état des pistes, des hangars et des autres infrastructures des bases.
Mais une autre visite prévue sur les bases T-4 et Palmyre le 25 mars a été annulée précipitamment après que ces installations aient été frappées par Israël quelques heures auparavant.
Ces bombardements ont été renouvelés au début avril pour rendre les infrastructures véritablement inutilisables.
Le message était clair : Israël n’acceptera jamais l’« expansion de la présence turque. » De son côté, l’aviation turque s’est bien gardée d’engager les Israéliens dans l’espace aérien syrien car elle sait qu’elle n’est pas au niveau technique ni tactique de Tsahal.
L’administration syrienne aurait également demandé à la Turquie de lui fournir des drones, des radars et des systèmes de guerre électronique afin d’améliorer sa capacité à surveiller la frontière avec Israël.
La nouvelle administration de Damas inquiète Israël qui redoute la présence d’islamistes à sa frontière. Jusqu’à l’effondrement d’Assad, c’était surtout la présence sur zone d’éléments du Hezbollah libanais appuyé par l’Iran qui était sa priorité.
Par ailleurs, l’État hébreu a aussi fait pression sur les États-Unis pour qu’ils limitent l’influence croissante de la Turquie dans le pays.
Les responsables font des déclarations « apaisantes »
Le ministre des Affaires étrangères, Hakan Fidan, a déclaré à Reuters : « nous ne voulons pas de confrontation avec Israël en Syrie, car la Syrie appartient aux Syriens.»
Un « haut responsable israélien » a quant à lui répondu : « Nous ne cherchons pas le conflit avec la Turquie. Et nous espérons qu’ils ne cherchent pas à nous affronter […] Toutefois, nous ne voulons pas que la Turquie s’établisse à nos frontières. […] Nous voulons empêcher l’établissement de bases militaires, navales et aériennes sous protection turque. »
De son côté, le ministre de la Défense, Israel Katz, a déclaré : « nous ne permettrons pas que la sécurité de l’État d’Israël soit mise en péril. »
Pour sa part, le ministre des Affaires étrangères, Gideon Saar, a accusé Ankara de chercher à établir un « protectorat turc » en Syrie. Il a renchéri imputant à la Turquie « un rôle négatif en Syrie » mais aussi « au Liban ».
Noa Lazimi, spécialiste de la politique du Moyen-Orient à l’Université Bar Ilan, a déclaré qu’Israël craignait que la Turquie n’installe des systèmes antiaériens et des drones russes sur la base T-4 précisant : « cette base permettrait à la Turquie d’établir sa supériorité aérienne dans cette zone, ce qui constitue une grave source d’inquiétude pour Israël, car cela porte atteinte à sa liberté d’action dans la région.» Il est vrai que la Turquie possède depuis 2020 quatre batteries russes S-400 avec 36 postes de tir et plus de 190 missiles dont elle ne sait trop quoi faire…


Et la suite ?
La querelle politique entre la Turquie et Israël est depuis des années permanente.
Ankara joue la carte palestinienne et celle du respect de l’intégrité territoriale de la Syrie, Israël celle de sa sécurité à la frontière en assimilant le pouvoir d’al-Charaa à « Al-Qaida » (dont il est effectivement issu.) Cela dit, al-Charaa n’est pas le premier chef d’État qui a été qualifié précédemment de « terroriste », Israël le sait parfaitement pour des raisons historiques…
L’État hébreu et la Turquie sont en concurrence au Proche-Orient mais ces deux pays savent jusqu’où ils ne peuvent pas aller.
Si des incidents – même tragiques – risquent de survenir dans l’avenir en Syrie ou dans son espace aérien, l’extension d’un conflit « à domicile » est très peu probable.
La Turquie est membre de l’OTAN et son territoire ne peut être touché par une action offensive sans que l’article 5 ne soit déclenché. Cela dit, les capitales otaniennes seraient très gênées si elles devaient répondre à une telle demande…
Mais en retour, il n’est pas question pour Ankara d’intervenir en Israël même de manière détournée à Gaza ,- l’expérience de l’arraisonnement du Mavi Marmara en mai 2010 a servi de leçon (9 militants turcs tués) – car malgré la puissance de son armée (la « seconde de l’OTAN »), elle est surclassée par Tsahal en particulier dans le domaine de l’aviation.
C’est surtout Washington qui est gêné. Ces deux pays sont ses alliés historiques et totalement incontournables – même s’ils sont « turbulents » -. De plus, ils tous – à des degrés variables – ont un adversaire commun : l’Iran.
L’important pour les États-Unis est donc que la tension ne monte pas trop. Ils bénéficient d’un atout maître : le complexe militaro-industriel qui peut suspendre un certain nombre de contrats… Pour la Turquie qui a déjà été sortie du programme F-35 en 2020 suite à son acquisition de systèmes anti-aériens S-400 russes (évoquée précédemment), c’est important ; pour Israël, c’est vital !
Le président Erdoğan va donc pouvoir continuer à s’époumoner contre Israël dans des discours destinés à son opinion publique et au monde arabo-musulman en se présentant comme le « seul véritable défenseur de la cause palestinienne » (tout en refusant d’en accueillir) et de l’islam en général.
Israël va poursuivre sa politique de neutralisation de la Syrie sachant que le véritable souci de la Turquie est la maîtrise du problème kurde le long de sa frontière sud.
Ce n’est pas un jeu de dupes mais de dirigeants politiques très bien informés défendant leurs intérêts tout en « amusant la galerie. »
(1) Voir : « Situation chaotique au sud de la Syrie » du 18 juillet 2025.
(2) Voir : « Concurrence entre Israël et la Turquie en Syrie » du 2 avril 2025.
(3) Voir : « Le problème » druze en Syrie » du 5 mai 2025.
(4) Voir : « Le problème kurde dans la nouvelle Syrie » du 14 février 2025.