Le 28 juin, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a déclaré qu'il n'excluait pas de rencontrer son homologue syrien Bachar el-Assad. Pour lui, cela pourrait contribuer à un rapprochement entre les deux pays pour régler un certain nombre de problèmes.

Historique

La Turquie a rompu les liens avec la Syrie en 2011 après le déclenchement de la guerre civile, soutenant les groupes d’opposition qui cherchaient à renverser le président Bachar el-Assad. À cette époque, Erdoğan pensait pouvoir profiter des révolutions arabes avec l’aide des Frères musulmans – dont il est très proche – pour devenir le principal leader du monde musulman sunnite face à l’Iran chiite.

Il a utilisé à plein la cause palestinienne pour démontrer qu’il en était le seul défenseur fiable dans le monde musulman en dehors de l’Iran, l’éternel rival de la Turquie. Il est tout à fait vrai que les dirigeants des pays arabes – en dehors de l’Algérie -, considèrent plus les Palestiniens comme un problème que comme une cause.

Erdoğan avait alors d’excellentes cartes à jouer en Égypte, en Libye, aux Émirats  Arabes Unis. Il pensait que la Syrie allait tomber comme un fruit mûr sous son influence dans la mesure où Bachar el-Assad serait promptement renversé.

Mais sa stratégie a été oblitérée par le renvoi des Frères musulmans du Caire par le Maréchal Sissi, par le semi-échec en Libye, par le jeu très personnel des EAU et par l’opposition discrète mais bien réelle de l’Arabie saoudite et du Qatar.

Et contre toutes les évaluations des services de renseignement mondiaux, le régime de Bachar el-Assad n’est pas tombé, surtout grâce au soutien direct de Téhéran et de Moscou qui ont dépêché en Syrie des troupes, milices et autres mercenaires…

Ensuite, la Turquie – comme toujours obnubilée par les Kurdes qu’elle voit comme un danger existentiel pour elle – a lancé plusieurs opérations militaires extraterritoriales contre des groupes kurdes syriens qu’elle considère comme une menace en raison de leur proximité (réelle) avec le mouvement séparatiste PKK.

Pour ce faire, elle a établi des « zones de sécurité » dans le nord de la Syrie où des troupes turques et des milices turkmènes syriennes sont maintenant stationnées en permanence.

Comme le montre cette carte, Damas ne contrôle qu’une partie de son territoire.

De plus, Daech reprend de plus en plus l’initiative.

Devant l’échec du renversement du régime en place à Damas, Erdoğan a déclaré en 2022 que la destitution d’Assad n’était plus une priorité pour la Turquie.

En avril 2023, les ministres de la défense et les chefs de renseignement d’Iran, de Russie, de Syrie et Turquie avaient tenu des pourparlers dans le cadre des efforts visant à reconstruire les liens entre la Turquie et la Syrie. Selon le site d’information Al-Monitor, le Premier ministre irakien, Mohammed Chia al-Soudani, aurait déclaré en juin que son gouvernement servait de médiateur pour aboutir à réconcilier les deux pays. Pour le moment, aucun résultat visible n’est apparu.

Perspectives

Mais c’est dans le cadre d’un effort visant à améliorer ses relations avec les pays du Golfe que la Turquie envisage désormais de rétablir des liens avec Damas qui a été réintégré dans la Ligue arabe en 2023.

Mais il y a des conditions :

. des progrès doivent être réalisés en matière de lutte contre le terrorisme (en clair, la lutte contre les Kurdes),

. le retour de millions de réfugiés syriens accueillis en Turquie.

Précision utile : la Turquie accueille trois des cinq millions de réfugiés syriens ce qui, ajouté aux Iraniens et aux Caucasiens, en fait le pays qui a sur son sol le plus de réfugiés au monde… Tout cela a un coût économique et humain.

Dans un discours à la presse après les prières de vendredi (le 28 juin 2024), Erdoğan qui était interrogé sur les commentaires d’Assad selon lesquels son gouvernement était ouvert aux initiatives de normalisation tant qu’elles respectaient la souveraineté de la Syrie et contribuaient à la lutte contre le terrorisme a répondu : « il n’y a aucune raison qu’une rencontre ne se produise pas » ajoutant que la Turquie n’avait pas l’intention de s’ingérer dans les affaires intérieures de la Syrie.

« Alors que nous avons maintenu nos liens très vifs dans le passé – nous avons même eu des rencontres avec nos familles (c/f photo ci-après) – il n’est certainement pas possible de dire que cela ne se reproduira pas à l’avenir, cela peut arriver »…

La Syrie pose aussi ses conditions : toute initiative visant à normaliser les liens entre Damas et Ankara ne peuvent aboutir que si la Turquie accepte de retirer les milliers de soldats qu’elle a installés dans le nord-ouest du pays tenu par les rebelles (particulièrement dans la province d’Idlib).

De plus, elle ne veut pas accueillir les réfugiés de Turquie qui sont considérés comme un danger et un fardeau trop lourd pour le régime de Damas… En effet, ces réfugiés sont majoritairement des opposants à Bachar el-Assad.

Mais des négociations peuvent tout de même être lacées visant à un contrôle partagé de la zone Nord du pays – qui est peuplée d’« adversaires » des deux régimes tout en n’étant pas les mêmes, les Kurdes pour Ankara, les opposants syriens dont de nombreux salafistes-jihadistes basés à Idlib pour Damas -. Il convient de se rappeler que des milliers de rebelles qui avaient été assiégés dans des villes syriennes ont été exfiltrés vers Idlib…

De plus, la Syrie fait l’objet de frappes israéliennes(1) qui visent essentiellement les  conseillers iraniens – et un appui discret d’Ankara qui n’est pas au mieux avec l’État hébreu serait le bienvenu. Enfin, Daech est en train de reprendre des activités offensives déstabilisatrices sur des territoires théoriquement contrôlés par Damas…

Quand le temps de la reconstruction du pays ravagé par la guerre intérieure depuis 2011 sera venu, l’aide de la Turquie experte en génie civil sera également indispensable. Les financements seront vraisemblablement saoudiens et qataris.

Erdoğan a toujours joué très finement entre ses différents interlocuteurs qui ne peuvent l’ignorer en raison de la position stratégique de la Turquie. Aujourd’hui, il est le seul lien entre la Russie et l’OTAN. Ses ambitions initiales sont passées de développer son influence  sur le monde musulman sunnite à plus modestement s’y « intégrer » et à être à l’offensive ailleurs, particulièrement sur le continent africain.

Officiellement, il n’est l’ennemi de personne mais, en réalité, il n’a pas non plus d’ami. Sa politique dépend du lieu et du moment et c’est l’intérêt de la Turquie qui le guide. Il a abandonné les grandes causes pour défendre ce qu’il pense être bien pour son peuple. En cela, il s’est sensiblement rapproché d’Atatürk le fondateur de la Turquie moderne.

1. Voir : « la guerre au nord d’Israël » du 2 avril 2024.

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Texte

Alain Rodier