Devant la folie des manœuvres de désinformation menées par les deux camps et leurs propagandistes respectifs, il est utile de rappeler les faits actuellement connus pour tenter de se faire une idée de ce qui s’est passé au Crocus City Hall le vendredi 22 mars.
Les faits
Le vendredi 22 mars vers 19 H 00, plusieurs individus – quatre sur les images tournées par les caméras de vidéo-surveillance, par des particuliers et par un des terroristes – armés ont mené une tuerie de masse au Crocus City Hall, devant puis dans une salle de concert située à Krasnogorsk au nord-ouest de Moscou. Le groupe de rock russe Piknik devait s’y produire.
Après avoir ouvert le feu dans le hall de la galerie d’entrée (et égorgé au moins une victime) puis dans la salle de spectacle, ils ont provoqué un incendie avec du liquide inflammable. Le feu s’est propagé à près de 13.000 m2 du bâtiment d’autant que les services de secours ont du attendre que les forces de sécurité ne bouclent le complexe (un peu plus d’une heure.) Le toit de l’auditorium s’est ensuite effondré.
Le bilan dimanche faisait état de 137 personnes tuées et au moins 110 blessés dont plusieurs très gravement. Les recherches se poursuivaient pour retrouver des victimes sous les décombres.
Deux fusils d’assaut, 28 chargeurs et plus de 500 cartouches ont été retrouvées sur les lieux auquels il convient d’ajouter un fusil d’assaut et un pistolet semi-automatique saisis lors de la traque ultérieure.
Immédiatement après l’attentat, la sécurité a été renforcée dans les aéroports moscovites et dans d’autres grandes villes du pays.
Les revendications
Dans les heures qui ont suivi le carnage, le groupe État Islamique (EI) qui a déjà ciblé la Russie dans le passé, a revendiqué l’opération affirmant via son « agence de presse » Amaq que ses combattants « ont attaqué un grand rassemblement de chrétiens […] dans les environs de la capitale russe Moscou. » Le groupe terroriste a précisé que son commando avait ensuite « regagné sa base en toute sécurité. »
Ce communiqué était certainement préparé à l’avance et le rédacteur ne pouvait prévoir l’arrestation rapide des exécutants présumés.
Le fait qu’ils ne soient pas morts « en martyrs » est inhabituel pour l’EI. Sur les images, on ne les voit pas équipés de ceintures explosives et ils n’en n’ont pas utilisé par ailleurs. Peut-être n’en avaient-ils pas à disposition.
Le lendemain, l’EI a publié d’autres communiqués, la photo (voir plus avant) et une vidéo des quatre activistes précisant que « trois se sont attaqués aux personnes présentes […] certaines égorgées […] le quatrième a mit le feu […] cette attaque est dans le cadre habituel de la guerre avec les États qui combattent l’Islam […] que la Russie croisée et ses alliés sachent que les moudjahidines n’oublient pas leur vengeance. »
La traque
Le chef des services de sécurité du FSB, Alexandre Bortnikov, a annoncé le 23 mars que onze suspects avaient été arrêtés dont les quatre assaillants présumés qui fuyaient à bord d’une Renault Clio Symbol blanche (quatre portes.) Cette voiture a été bloquée par la police dans la région de Briansk, à environ 400 kilomètres au sud-ouest de Moscou dans la nuit de vendredi à samedi environ 14 H 00 après l’attentat.
Les quatre hommes arrêtés portaient les mêmes vêtements que sur une photo publiée par le groupe État islamique (voir ci-dessous.)
Les suspects
Selon Moscou, 11 suspects auraient été arrêtés dont les quatre tueurs qui ont été présenté à la justice le 24 mars.
Bien que ce soit la « maison mère » (l’EI) qui ait communiqué sur le sujet, les services américains pensent que la wilaya de l’État islamique au Khorasan (EI-K ou ISIL-K) qui couvre l’Afghanistan, le Pakistan, le Turkménistan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et l’Iran qui est derrière cette opération.
Les suspect ont été identifiés par le FSB comme les citoyens tadjiks : Muhammadsobir Fayzov, Shamsidin Fariduni, Saidakrami Murodali Rachabalizoda et Dalerdzhon Mirzoyev.
Ils semblent avoir été très sévèrement « interrogés » voire torturés mais on ne connaît pas encore les conditions exactes de leur arrestation ; après que leur véhicule ait été percuté, deux auraient été arrêtés sur place et deux seraient parvenus à s’enfuir dans les bois voisins avant d’être rattrapés…
Les cibles de l’EI
Ce groupe menaçait déjà (3 mai 2022) de s’en prendre à la Russie et ses mandataires en Asie centrale, à savoir l’Ouzbékistan, le Kazakhstan, le Turkménistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan.
Dans une publication plus ancienne, le groupe a aussi rappelé que l’État islamique usera de son influence dans la région afin de frapper l’Iran, la Chine et l’Ouzbékistan. À noter que l’Ukraine figure aussi sur sa liste de cibles potentielles.
Le 5 septembre 2022, l’EI-K a conduit un attentat contre l’ambassade de Russie à Kaboul (dix tués non russes.)
Le groupe s’attaque aussi directement aux talibans ayant fait 43 victimes lors d’une attaque terroriste à Kandahar le 20 mars. La plupart d’entre elles étaient des soldats talibans faisant la queue pour retirer de l’argent d’une banque.
Le 3 janvier 2024, un double attentat à la bombe a fait plus de cent tués à Kerman en Iran. L’EI-K a revendiqué cette action.
Il convient de souligner que les chiites sont considérés par l’EI comme des « apostats » – des traitres à l’Islam -.
Réaction de l’Ukraine
Le conseiller de la présidence ukrainienne, Mykhaïlo Podoliak, a immédiatement affirmé que l’Ukraine, qui fait face depuis deux ans à une offensive militaire russe, « n’a absolument rien à voir » avec la fusillade.
Une unité de combattants russes anti-Kremlin à l’origine de plusieurs incursions armées à la frontière russe ces derniers mois, la « Légion Liberté de la Russie » a aussi nié toute implication.
S’inspirant des cinq attentats qui ont eu lieu en Russie en 1999 qui ont fait au moins 290 morts et qui ont provoqué la seconde guerre de Tchétchénie, le renseignement militaire ukrainien a avancé l’hypothèse comme quoi les services spéciaux russes pouvait être à l’origine de l’attaque afin d’« accuser l’Ukraine et de provoquer ‘l’escalade’ et d’‘étendre’ son assaut contre son voisin. »
De son côté, le FSB prétend que des suspects avaient des liens en Ukraine et que les fuyards devaient rejoindre ce pays où ils étaient « attendus .» Le président Poutine a parlé d’une « fenêtre » pour passer la frontière… Mais il n’a même pas cité l’EI dont les revendications sont parfaitement crédibles.
Il est possible qu’il y ait une part de vérité dans cette assertion sachant que l’Ukraine a vu dans le passé transiter de nombreux activistes islamiques qui n’étaient pas une priorité pour les services de sécurité locaux. Si un réseau clandestin de type criminel (trafic d’êtres humains) existait pour une exfiltration contre rémunération, il est très vraisemblable que les autorités de haut niveau n’en savaient rien. Maintenant, aux petits échelons, la corruption existe partout.
À l’évidence, ce massacre est utilisé – comme d’habitude – à des fins de propagande par les deux camps sans parler des complotistes qui s’en donnent à cœur joie.
Les actions des services de sécurité russes
L’ambassade américaine en Russie avait averti ses citoyens (et donc les autorités russes) le 7 mars, que des « extrémistes ont des plans imminents de cibler de grands rassemblements à Moscou, y compris des concerts. » Il semble que le renseignement – vraisemblablement obtenu par des moyens d’interception techniques -, n’était pas assez précis pour que les autorités russes puissent protéger tous les sites à risques.
Même quand des pays sont des adversaires, beaucoup d’entre eux – dont les États-Unis – continuent à coopérer dans le domaine de l’anti-terrorisme quand un danger imminent est détecté, particulièrement quand il s’agit de Daech ou d’Al-Qaida considérés comme nuisibles par à peu près tous les gouvernants.
Ainsi, Washington avait prévenu Téhéran du risque de passage à l’action de l’EI au début 2024 en Iran, ce qui a eu lieu le 3 janvier (voir plus avant).
Mais le 7 mars, le président Poutine qualifiait l’alerte donnée par Washington de « provocation » pour détourner l’attention de ses services de l’Ukraine. Cela ne veut pas dire que le FSB était inactif : le 3 mars, les autorités russes avaient annoncé avoir neutralisé six membres présumés de l’EI lors d’une opération menée dans la ville de Karaboulak dans la république d’Ingouchie. Mais comme pour le SBU ukrainien, la priorité pour le FSB n’est actuellement pas les mouvements islamiques radicaux.
Les attentats les plus meurtriers contre la Russie
Dans le passé, la Russie a connu de nombreux attentats terroristes sur son sol. Avant l’apparition de Daech, ils étaient surtout le fait d’indépendantistes islamiques du Caucase.
Une des deux opérations les plus sanglantes a été la prise d’otages du théâtre Doubrovka à Moscou par une quarantaine d’activistes tchétchènes du 23 au 26 octobre 2002.
Le 26 au matin, les forces spéciales russes ont injecté un gaz incapacitant dans le système d’évacuation de l’air puis ont donné l’assaut neutralisant tous les terroristes. 128 otages sont morts dont 123 à cause du gaz.
La seconde a été la prise d’otages de Beslan du 1er au 3 septembre 2004 lorsque des terroristes séparatistes tchétchènes ont pris en otage environ un millier d’enfants et d’adultes dans l’école numéro 1 de Beslan en Ossétie du Nord (fédération de Russie.)
Le bilan officiel est de 334 civils tués, dont 186 enfants. 31 des 32 terroristes ont été neutralisés.
Un « Émirat du Caucase » a même été créé avec l’appui d’Al-Qaida en 2007 (en 2015, une partie de ses activistes a annoncé faire allégeance à l’EI).
L’EI est en effet entré dans la danse peu après sa création (Il se nommait alors l’État Islamique d’Irak et du Levant (- EIIL-).
À l’origine, l’EI reprochait surtout à Moscou son intervention en Syrie à partir du 30 septembre 2015. Les forces russes – surtout l’aviation – avaient entravé sa volonté de mise à bas du régime de Bachar el-Assad et de conquête de la Syrie. En réalité Moscou soutenait le régime de Damas contre tous les groupes insurgés, même ceux considérés comme « modérés » afin de préserver sa base navale de Tartous, sa seule facilité maritime en Méditerranée.
L’EIIL a répondu à l’intervention russe à peine un mois plus tars. Le 31 octobre 2015 un Airbus A321-231 Metrojet effectuant le vol 9268 s’est désintégré au-dessus du nord du Sinaï après son départ de l’aéroport international de Charm el-Cheikh, en Égypte alors qu’il rejoignait Saint-Pétersbourg. Les 217 passagers et sept membres d’équipage ont été tués. Peu de temps après le crash, la « wilaya Sinaï » de l’EIIL, anciennement connue sous le nom d « Ansar Bait al-Maqdis », a revendiqué la responsabilité de l’action.
L’EI a poursuivi ses actions sporadiques en Russie même, le plus marquant étant celui du 3 avril 2017, lors d’un attentat à la bombe dans le métro de Saint-Pétersbourg.
Quinze personnes (y compris l’agresseur) sont décédées. Au moins 45 autres autres ont été blessées. Un deuxième engin explosif a été découvert et désamorcé dans une autre station de métro.
La Russie attire tous les griefs des idéologues salafistes-jihadistes dont l’EI et Al-Qaida sont les créatures. Ils reprochent à la Russie du passé d’avoir massacré les musulmans dans le Caucase, plus récemment lors de la guerre en Afghanistan (1979-89), en Tchétchénie (1994-96 et 1999-2000) puis aujourd’hui en Syrie et au Sahel. L’EI lui reproche aussi de soutenir les talibans afghans (la Russie a toujours maintenu sa représentation diplomatique à Kaboul.)
Cet attentat de masse fait reprendre conscience que la menace terroriste d’origine salafiste-jihadiste est toujours présente. Le pire, c’est qu’il risque d’inspirer d’autres actions du même genre.
Pour mémoire, deux hommes, un Tadjik et un Russe avaient été interpellés à Strasbourg le 18 novembre 2023 alors qu’ils venaient d’entrer en France. La DGSI les soupçonnait d’être en contact avec l’EI-K…
Le Premier Ministre Gabriel Attal a déclaré le 24 mars soir : « À la suite de l’attentat de Moscou, un Conseil de Défense et de Sécurité nationale a été réuni ce soir à l’Elysée par le Président de la République. Compte tenu de la revendication de l’attentat par l’état islamique et des menaces qui pèsent sur notre pays, nous avons décidé de rehausser la posture Vigipirate à son niveau le plus élevé : urgence attentat. »
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