Le bref passage d’Evgueni Prigojine aurait été le prélude à son élimination. La rumeur court que son déplacement sur le continent africain a été la goutte qui a fait déborder le vase. En effet, le Kremlin tente depuis des mois de reprendre la main sur le continent africain alors que la SMP Wagner qui avait été un atout dans sa manche jusqu’à présent, était devenue gênante.

L’Institut pour l’étude de la guerre (ISW) écrit dans un rapport du 23 août que Moscou menait un : « effort visant à empêcher complètement Wagner d’opérer en Afrique ».

Après la brève insurrection de Prigojine contre le gouvernement russe en juin, le groupe Wagner avait déplacé son action de l’Ukraine vers les pays africains.

Le 21 août, Prigojine avait diffusé une vidéo dans ce qu’il prétendait  être un pays africain.

Selon l’IWS « il est possible que Prigojine se soit rendu en Afrique dans l’espoir d’assurer de nouvelles missions au personnel de Wagner, indépendamment du ministère russe de la Défense et du Kremlin ». Or, toujours selon l’ISW, l’armée russe avait un plan pour remplacer les mercenaires de Wagner par un corps de 20 000 militaires. « Prigojine était profondément opposé à ces efforts et ‘avait fait tout son possible pour les empêcher ».

Le président Vladimir Poutine compterait sur le colonel général Andrei Averyanov, un des plus importants chef du GRU qui s’est fait connaître dans le passé pour diverses « covert actions » comme l’empoisonnement de Sergueï Skripal et de sa fille Ioulia.

Confronté à cette nouvelle situation, Prigojine aurait quitté rapidement l’Afrique pour rejoindre la Russie où son destin l’attendait le 23 août dans un avion faisant la liaison Moscou – St-Pétersbourg.

Brève remise en perspective

Depuis des années, Moscou est revenu sur le continent africain qui est considéré comme propice à sa politique étrangère et, depuis les sanctions liées à l’invasion de l’Ukraine, comme un fournisseur important de matières premières. Certains pays à l’image de l’Algérie sont aussi de bons clients pour son complexe militaro-industriel.

Des évènements récents montrent que le Kremlin est en train de prendre des initiatives profitant de la faiblesse du camp occidental en général et de la France en particulier.

Ainsi, une délégation du ministère russe de la Défense emmenée par le vice-ministre de la Défense, le colonel-général Iounous-bek Evkourov s’est rendue  à Benghazi en Libye le 22 août à l’invitation du maréchal Khalifa Haftar, le commandant de l’Armée nationale libyenne (ANL) qui tient l’Est du pays.

Cet ex-parachutiste et ancien président d’Ingouchie avait été filmé en train de discuter avec Prigojine à Rostov le 24 juin.

Cette visite en Libye fait suite aux négociations menées entre la Russie et la Libye lors de la XIe Conférence internationale de Moscou sur la sécurité et au « forum militaro-technique Armée 2023 ».

Selon l’AFP, Ahmad al-Mesmari, le porte-parole du maréchal Haftar, a déclaré que les deux parties avaient examiné leur «coopération et coordination» concernant la «formation et la maintenance des armes et équipements russes que possède le commandement général qui les considère comme la colonne vertébrale de l’armement de l’Armée nationale libyenne ».

Pour mémoire, la Libye est en proie à une crise politique majeure depuis le renversement de Mouammar Kadhafi en 2011, opéré par les puissances occidentales, crise qui a touché ses voisins. Le pays est désormais divisé entre l’est et l’ouest. Le Groupe Wagner soutient le maréchal Haftar depuis 2015.

Enfin, il y a eu le 2ème sommet Russie-Afrique qui s’est tenu à St-Pétersbourg les 27 et 28 juillet 2023. Bien que le nombre des chefs d’État africains était moins important qu’à Sotchi en 2019 (17 présidents en 2023 contre 45 en 2019), la présence de 49 délégations africaines a démontré la vigueur des relations russo-africaines. Le président Poutine avait indiqué dans une lettre adressée aux délégations africaines, le 24 juillet : «  le chiffre du commerce de la Russie avec les pays d’Afrique a augmenté en 2022 pour atteindre presque 18 milliards de dollars ».

Durant le sommet, Poutine a cherché à s’extraire du « tout militaire », l’heure étant venue de la diversification des partenariats russo-africains. Plus de 120 contrats et mémorandums d’entente ont été signés pendant ces 48 heures de rencontres et un plan d’action triennal a été mis en place pour développer la coopération économique, politique et culturelle entre l’Afrique et la Russie.

Toutefois, le président sénégalais Macky Sall a souligné que « l’Afrique et la Russie ont encore des efforts à faire pour donner un contenu plus consistant à la coopération économique » tout en rappelant « le potentiel » d’un tel partenariat : « l’Afrique, c’est 30 millions de km2, plus d’un 1.3 milliard d’habitants. La Russie, c’est plus de 17 millions de km2 et plus de 144 millions d’habitants. Ensemble, notre continent et votre pays constituent un géant démographique et disposent de l’essentiel des ressources naturelles de la planète. Nous avons donc de quoi coopérer dans quasiment tous les domaines : agriculture et agroalimentaire, infrastructures, hydrocarbures, mines, transport, industrie… ».

En 2019, la Russie ambitionnait de doubler le volume de ses échanges avec l’Afrique. Quatre ans plus tard, la pandémie Covid-19 et la guerre en Ukraine ont bouleversé les prospectives russes et les résultats sont en deçà des attentes. Le commerce entre l’Afrique et la Russie n’avait progressé que de 7 % l’an dernier et l’influence russe en Afrique s’est surtout illustrée sur le terrain militaire à travers la présence de la milice Wagner, et dans le domaine de la guerre informationnelle qui oppose Paris à Moscou.

Enfin, le président russe est largement revenu sur la place de l’Afrique dans le concert des nations (eu égard à la mission d’intermédiation de juin dernier sur le conflit qui oppose l’Ukraine à la Russie), plaidant pour une meilleure représentativité internationale des pays africains et appelant à l’instauration d’un « ordre multipolaire » dépourvu de « colonialisme ».

Pour en revenir à la mort de Prigojine, le président Poutine a déclaré (citation intégrale) : « Quant à cet accident d’avion, je tiens tout d’abord à exprimer mes sincères condoléances aux familles de toutes les victimes. C’est toujours une tragédie. Et en effet, il existait, semble-t-il, des données préliminaires indiquant que des employés de Wagner étaient également présents, je voudrais souligner qu’il s’agit de personnes qui ont apporté une contribution significative à notre cause commune de lutte contre le régime néo-nazi en Ukraine. Nous nous en souvenons, nous le savons et nous ne l’oublierons pas. Je connais Prigojine depuis très longtemps, dès le début des années 90. C’était un homme au destin difficile et ses erreurs ont eu des conséquences graves dans la vie. Mais il a obtenu les résultats qu’il souhaitait pour lui-même. Et puis, quand je l’ai interrogé à ce sujet pour le bien commun, comme ces derniers mois car il était une personne talentueuse, un homme d’affaires talentueux, il a œuvré non seulement pour nous, travaillé dans le pays en obtenant des résultats, mais aussi à l’étranger, en Afrique en particulier. Il y travaillait dans le pétrole, le gaz, les métaux précieux et les pierres. Autant que je sache, il était revenu d’Afrique. J’ai rencontré des fonctionnaires ici. Mais ce qui est absolument parfait, m’a rapporté ce matin le chef de la commission d’enquête, c’est qu’ils ont déjà ouvert une enquête préliminaire sur cet incident. Et cela sera réalisé dans son intégralité et mené à son terme. Il n’y a aucun doute ici. Voyons ce que diront les enquêteurs dans un avenir proche. Et maintenant, des examens, des examens techniques et génétiques sont en cours. Cela prendra un certain temps ».

De son côté, face aux rumeurs qui partent dans tous les sens, le président ukrainien Zelenski a affirmé que Kiev n’était pas impliqué dans cette mort.

Enfin, pour ceux qui auraient tendance à trouver des excuses à ces personnages – certes hors du commun – , il convient de se rappeler qu’ils sont responsables de nombreux crimes de guerre et, ils ont fait exécuter (en février 2023) à la masse au moins l’un des leurs qui avait déserté. Depuis, la « masse » est devenu un objet symbole que le groupe Wagner exhibe comme un trophée…

1. Voir « Russie et Wagner : quelle politique en Afrique ? » du 28 juillet 2023.

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Texte

Alain Rodier