Le 26 septembre à 00H 03 (heure locale), le réseau sismique suédois enregistre des vibrations de 1,9 d’amplitude au sud-est de l’île de Bornhom en mer Baltique (Danemark). Le 27, il enregistre le même phénomène à 17 h 04 au nord-est de l’île mais avec une amplitude de 2,3.

Ces données sont confirmées par l’Institut séismologique de Norvège, le NORSAR. Des F-16 suédois envoyés en reconnaissance détectent des bouillonnements importants à la surface de la mer à trois endroits différents (un quatrième est découvert le 29 septembre).

Ils correspondent à des fuites de gaz des gazoducs sous-marins Nord Stream 2 et 1 (deux tubes parallèle pour ces derniers) situés entre 70 et 90 mètres de profondeur. Bien que ces gazoducs reliant la Russie à l’Allemagne n’approvisionnent plus l’Europe, il reste du gaz à l’intérieur qui devrait être évacué en une semaine. Il n’empêche que cela représente en une dizaine de jours 20% des rejets en CO2 annuels de la Suède.

Étant donnés les rejets constatés, il est probable que les brèches sont importantes. L’eau de mer va pénétrer à l’intérieur de ces canalisations et va provoquer une corrosion intérieure irréparable. Même avant toute inspection qui ne pourra avoir lieu que dans quelques dizaines de jours, il est aisé de dire que ces pipelines sont définitivement hors service, au moins pour cette portion sous-marine.

Les questions qui se posent : sont « comment » et « qui » ?

Comment ?

Pour endommager des tubes en acier carbone entourés d’une chape de béton, il convient de mettre en œuvre des charges explosives conséquentes. Ces dernières peuvent être acheminées par des nageurs de combat entraînés (ces profondeurs sont acceptables pour des professionnels) qui utilisent des mines ventouses, par des drones sous-marins, par des charges larguées depuis la surface ou des torpilles. Dans tous les cas, l’emploi d’un sous-marin – et plus particulièrement un sous-marin de poche – est possible mais difficile dans une zone relativement peu profonde et très surveillée. En plus se pose le problème de la base de départ. L’entrée de la mer Baltique est très compliquée, surtout en plongée (voir les profondeurs sur la carte ci-après) et très surveillées par les pays côtiers.

Pour mémoire, la Russie ne possède qu’un sous-marin de classe kilo basé à Saint-Pétersbourg (Flotte de la Baltique) et il ne sert généralement qu’à l’entraînement d’équipages. La deuxième solution est un navire civil battant un pavillon fantaisiste qui peut servir de base de départ pour des plongeurs ou des drones. Dans tous les cas, les objectifs doivent être parfaitement localisés.

Tout ce qui précède sous-tend une organisation particulièrement lourde que seuls quelques pays sont capables de mettre en œuvre.

Et c’est là qu’arrive la deuxième question : qui ?

Il convient de rester extrêmement prudent dans les analyses car le problème est loin d’être évident ? L’objectif poursuivi par l’agresseur n’est en effet pas clair.

Pour les Occidentaux, la Russie est le premier suspect. En ciblant ses propres installations en eaux non territoriales pour les pays voisins, elle ne peut être taxée d’attaque directe contre l’OTAN. Même si les pertes financières sont considérables, ces pipelines n’étaient pas (Nord Stream 2) ou plus utilisés (Nord Stream 1), donc le dommage est moindre.
Surtout, le public occidental prend conscience que la Russie peut couper n’importe quel câble sous-marin, voire s’attaquer à des plateformes pétrolières (il y a longtemps que les responsables politiques et militaires le savent). Il est vrai qu’il est strictement impossible de tout protéger et que les Russes possèdent de réels savoir-faire en matière de guerre sous-marine. Plus discret que l’arme nucléaire, une éventuelle guerre des profondeurs peut avoir des conséquences catastrophiques pour l’Occident.

Les dangers pour l’Europe sont les livraisons d’hydrocarbures depuis l’Algérie et la Norvège. Le 27 septembre, au lendemain des actes de sabotage présumés, la Pologne, la Norvège et le Danemark ont inauguré le gazoduc stratégique « Baltic pipe » qui permettra aux Européens d’être moins dépendants des livraisons de Moscou.

Or, ce gazoduc passe à proximité de l’île de Bornholm où il croise le tracé de ceux de Nord Stream 1 & 2…
Une enquête sur les mouvements des navires de surface est en cours et Washington aurait repéré des bâtiments russes suspects. Il faut aussi savoir que la possibilité de mise en place de charges explosives a pu se faire longtemps avant leur mise en œuvre.

Enfin, il y a encore le gazoduc Turk Stream qui passe sous la Mer Noire pour approvisionner l’Europe via la Turquie. Sa destruction poserait un problème supplémentaire à l’Europe.

Mais les Russes ne sont pas les seuls suspects dans la mesure où les États-Unis ont également intérêt à la neutralisation définitive de ces gazoducs qui peuvent décourager toute velléité de l’Allemagne de renouer avec la Russie (option très peu probable pour l’instant).
À ce propos, Le président américain Joe Biden avait déclaré le 7 février lors d’une conférence de presse (deux semaines avant le début de l’offensive russe) : « si la Russie envahit (l’Ukraine), alors il n’y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons fin ». Il a précisé à un journaliste qui demandait : « mais comment ferez-vous exactement, puisque… le projet est sous le contrôle de l’Allemagne ? » : « Je vous promets que nous serons en mesure de le faire » (suivi d’un sourire entendu). Bien sûr, il n’a pas évoqué le moindre plan d’attaque ou de sabotage… Certains attribuent ces déclarations à une gaffe supplémentaire du président Biden habitué de la chose.
Mais déjà le 27 janvier, la sous-secrétaire d’État pour les Affaires politiques, Victoria Nuland, promettait que Nord Stream 2 serait stoppé « d’une manière ou d’une autre ».

Sur le plan technique, cela semble assez simple à réaliser pour les Américains. Le magazine Sea Power rapportait le 14 juin 2022 que la Task Force 68 de la 6e flotte de l’US Navy effectuait des exercices de déminage sous-marin dans la zone exacte où ces sabotages ont eu lieu. L’article détaillait : « en soutien à BALTOPS, la 6e flotte de l’US Navy s’est associée aux centres de recherche et de guerre de l’US Navy pour apporter les dernières avancées en matière de technologie de chasse aux mines par véhicule sous-marin sans pilote en mer Baltique afin de démontrer l’efficacité du véhicule dans des scénarios opérationnels.
L’expérimentation a été menée au large de Bornholm, au Danemark, avec des participants du Naval Information Warfare Center Pacific, du Naval Undersea Warfare Center Newport et du Mine Warfare Readiness and Effectiveness Measuring, tous sous la direction de l’U.S. 6th Fleet Task Force 68. ». On comprend mieux pourquoi Moscou parle de la zone de l’île de Bornholm comme « contrôlée par la CIA ».

Enfin, les pays voisins peuvent aussi être soupçonnés et en particulier la Pologne qui voyait d’un très mauvais œil ces gazoducs approvisionnant l’Allemagne depuis la Russie. Héritage de la Seconde Guerre mondiale, les Polonais entretiennent une haine viscérale vis-à-vis de la Russie et de l’Allemagne qui ont été les responsables les pires horreurs dans le pays. Ils peuvent avoir été tentés de mener ce geste symbolique fort qui coupe définitivement la liaison gazière entre ces deux pays… Très proches géographiquement des zones où se sont déroulés ces sabotages, ils ont aussi les professionnels capables de le faire, particulièrement au sein du « Jednostka Wojskowa Formoza ».

Il ne faut pas attendre grand-chose des inspections qui vont avoir lieu dans l’avenir car une des caractéristiques des forces spéciales est de ne laisser aucune trace permettant de les identifier après coup. Mais une erreur est toujours possible.
Si le mystère est maintenu, cela prouvera qu’il s’agit d’un des plus beaux coups tordus du début du XXIè siècle.
Il n’en reste pas moins que cette affaire symbolise la rupture progressive de toutes les relations – même économiques – entre la Russie et l’Occident comme au pire temps de la Guerre froide, celle du temps du joug de Staline.

 

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Texte

Alain Rodier

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