L’invasion de l’Ukraine par la Russie a sidéré la scène internationale. La véritable personnalité du président Vladimir Poutine est apparue en pleine lumière au moment de cette crise. Il semble avoir bien caché son jeu durant des années (ou a changé au fil du temps). Elle explique en partie pourquoi il a décidé d’envahir l’Ukraine aujourd’hui. Vladimir Poutine a dit à Emmanuel Macron qu'il continuerait « sans compromis » sa lutte contre les « nationalistes » en Ukraine, et a menacé d'ajouter des « exigences supplémentaires » à Kiev pour les pourparlers(1).

Attitude avec ses collaborateurs directs.
Le 21 février au soir, quelques minutes avant sa déclaration sur la reconnaissance de l’indépendance des républiques séparatistes du Donbass, Vladimir Poutine fait passer un très mauvais moment à Sergueï Narychkine, l’ancien président de la Douma et surtout l’actuel directeur général du SVR, les renseignements extérieurs russes (Sluzhba vneshney razvedki).

Au cours d’un conseil de sécurité diffusé à la télévision (photo en en-tête de cet article) donc une mise en scène millimétrée, alors qu’il demandait à Narychkine s’il était en faveur de cette reconnaissance – unilatérale et faite à l’encontre du droit international – Vladimir Poutine l’a publiquement humilié. Narychkine s’est mis à bredouiller quelques mots confus, perdant totalement ses moyens face à un Vladimir Poutine implacable.
Cela a donné un échange surprenant :
– Vladimir Poutine : « Dites-le clairement: est-ce que vous soutenez la proposition de reconnaissance de l’indépendance des deux Républiques? »
– Sergueï Narychkine : « Je soutiendrai cette proposition. »
– VP : « Vous la soutiendrez ou vous la soutenez? Parlez sans détour! ».
– SN : « Je soutiens la proposition de les intégrer à la Russie. »
– VP : « On ne parle pas de cela. Dites-le: est-ce que vous soutenez la reconnaissance de leur indépendance? Oui ou non? »
– SN : « Je soutiens la proposition quant à la reconnaissance de l’indépendance des Républiques de Donetsk et de Lougansk. »
– VP : « Merci, vous pouvez vous rasseoir. ».

En fait, par cet exemple, Poutine a ainsi prévenu tous les hauts responsables de rester dans le rang…

Ce conseil de sécurité extraordinaire voulait mettre en scène l’image d’un leader soutenu par l’ensemble de l’appareil d’État, répondant à l’appel d’un des populations pro-Russes de l’est de l’Ukraine dont il affirme – sans aucune preuve – qu’elles sont les victimes d’un « génocide » fomenté par les dirigeants ukrainiens.

Il n’a réussi qu’à présenter des vassaux terrorisés à l’image du ministre de la défense Sergueï Choïgou et du chef de l’état-major général des forces armées de la Fédération de Russie ? Valeri Guerassimov (c/f photo ci-dessous).

De nombreux analystes ont décrit comment Poutine en était arrivé là. En résumé, il pense la Russie est humiliée par les Occidentaux en général, mais surtout par les Américains, depuis l’effondrement de l’URSS. Retrouvant le « complexe de l’encerclement » qui a existé du temps des tsars puis en Union soviétique puis la Russie, il pense que son pays est littéralement étranglé par l’OTAN avec l’adhésion de quatorze pays anciens membres du Pacte de Varsovie.

Il avait présenté sa vision du monde lors de la conférence de Munich sur la sécurité du 10 février 2007 il y a quinze ans : « Qu’est ce qu’un monde unipolaire ? C’est un seul centre de pouvoir, un seul centre de force, un seul centre de décision. C’est le monde d’un unique maître, d’un unique souverain.[…] J’estime que dans le monde contemporain, le modèle unipolaire est non seulement inadmissible mais également impossible […] Il me semble évident que l’élargissement de l’Otan n’a rien à voir avec la modernisation de l’Alliance ni avec la sécurité en Europe. Au contraire, c’est une provocation qui sape la confiance mutuelle et nous pouvons légitimement nous demander contre qui cet élargissement est dirigé. ». Jugé gênant, ce discours a vite été oublié par les dirigeants occidentaux. Il était pourtant prémonitoire. S’il n’a pu intervenir plus tôt massivement en Ukraine, c’est parce qu’il estimait ne pas en avoir encore les moyens.

Il juge aussi que les interventions de l’OTAN au Kosovo et en Serbie puis en Libye comme illégitimes pour les premières (opérations OTAN menée sans aval de l’ONU) et injustifiée pour la seconde (mandat de l’ONU dépassé).

Pour lui, les « révolutions de couleurs » qui ont animé les pays de l’ancien bloc du Pacte de Varsovie sont des actions subversives menées par les services secrets américains pour maintenir la Russie à une place de puissance régionale.

L’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne puis éventuellement à l’OTAN a été le pas de trop. En effet, il est persuadé que les Ukrainiens et Russes ne forment qu’un seul et même peuple dont l’éloignement s’explique par la stratégie américaine et, au-delà, occidentale « d’entraîner petit à petit, l’Ukraine dans un jeu géopolitique dangereux visant à faire de ce territoire une barrière entre l’Europe et la Russie […] Nous ne l’accepterons jamais ».

Il semble qu’il avait préparé son affaire dans plus grand secret, peu de ses proches étant informés de la totalité de ses intentions (les hésitations du chef du SVR évoquées en début d’article sont éclairantes sur ce sujet). Non seulement il a égaré les dirigeants étrangers (alors qu’il les avait ouvertement prévenu en 2007) mais en plus, il n’a pas tout dit à ses collaborateurs, chacun ne détenant qu’une pièce du puzzle mais n’ayant pas la vision d’ensemble.

D’ailleurs, il est à noter qu’aujourd’hui, personne ne sait toujours quels sont ses objectifs finaux (en dehors de chasser le pouvoir ukrainien) :
. récupérer les Républiques indépendantes du Donbass (idée avancée par le chef du SVR) ;
. annexer le Sud et l’Est de l’Ukraine et toute la côte des mers Noire et d’Azov ;
. raccrocher toute l’Ukraine à la fédération de Russie ;
. et quid de la Moldavie et de la Géorgie qui, comme l’Ukraine, demandent désormais à rejoindre l’UE le plus rapidement possible ;
. Quid des pays baltes et de la Pologne qui peuvent isoler l’enclave de Kaliningrad ?

Pourquoi maintenant ?

Une fois les éléments assemblés, il lui fallait une fenêtre d’opportunité favorable qui lui permette de lancer l’invasion avec un maximum de chances de succès. Il a saisi un « alignement des planètes politiques » :
. la crise morale qui déchire les États-Unis après la succession chaotique du président Donald Trump et la montée en puissance de la culture Woke (que Poutine exècre et considère comme l’avilissement de la civilisation occidentale) augmentée par l’abandon piteux de l’Afghanistan ;
. la faiblesse générale de l’Europe durement frappée par les conséquences de la crise provoquée par la pandémie COVID et le problème des migrations de populations ;
. le changement de pouvoir en Allemagne ;
. le retrait de la France du Mali et les élections qui arrivent ;
. les difficultés post-Brexit en Grande Bretagne ;
. les querelles intérieures à l’UE ;
. etc.
Comme il est vraisemblable que ces difficultés vont s’estomper avec le temps, il a jugé que le moment était venu de remettre la Russie au rang mondial qui lui était dû. Il s’est basé sur le fait que les opérations de force – d’ampleur beaucoup plus limitée – lui avaient plutôt réussi jusqu’à maintenant (Tchétchénie, Géorgie, Crimée, Syrie, Kazakhstan ).

Entourage de Poutine

Poutine n’est pas seul. Il est protégé par un petit cercle de proches qui a changé avec le temps. Depuis 2014 et la prise de la Crimée, les « siloviki » (anciens membres des services de sécurité) qui ont toute la sympathie de Poutine, ont pris l’ascendant sur les hommes politiques dans les prises de décisions. L’exemple le plus frappant est celui de Sergueï Lavrov qui a vu son poste de ministre des Affaires étrangères transformé en celui de « porte parole » de Poutine. Son avis personnel ne compte plus. Il n’est plus que la voix de son maître.
Il en est de même pour les responsables de la défense cités en début de cet article qui ont été remis à leur place d’exécutants. D’ailleurs, il est vraisemblable que le président Poutine – quoiqu’il en dise – n’est pas particulièrement satisfait des résultats de l’« opération spéciale » menée en Ukraine. Les responsables militaires en poste pourraient le payer cher mais, pour l’instant, ce n’est pas le moment de les changer encore que des limogeages en cours d’action ont déjà eu lieu dans le passé.

Aucun responsable n’ose bouger ou donner son avis tout simplement parce qu’ils ont peur de perdre leur place et peut-être même beaucoup plus. Poutine est connu pour ne pas apprécier la contradiction. Ils ne font donc qu’ânonner ce que dit le président. Un parallèle pourrait être fait avec la Corée du Nord.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, ce ne sont pas vraiment les dirigeants des services de sécurité comme le FSB ou le GRU qui sont chargés de veiller au grain.
Poutine a considérablement augmenté les prérogatives du Service fédéral des troupes de la garde nationale de la Fédération de Russie (Rosgvardia) créé en 2016. Son directeur, le général d’armée Viktor Vasilyevich Zolotov est son ancien garde du corps lorsqu’il officiait à la mairie de Saint-Pétersbourg. C’est lui qui a la charge de la sécurité intérieure et de la sûreté du président. En résumé, il est là pour bloquer toute contestation avec des moyens illimité. Avec lui, il semble que la Russie est revenue à l’époque du stalinisme.
Pour l’extérieur et les « opérations noires », Poutine s’appuie sur Ramzam Kadirov, le président tchétchène qui n’a aucun état d’âme à utiliser les moyens les plus extrêmes. Ses hommes n’emploient pas des poisons sophistiqués (qui ne fonctionnent généralement pas correctement) mais des armes à feu. Avec lui, il n’y a pas de « loupé ».
Ces deux proches du président russe s’entendent d’ailleurs très bien pour le servir fidèlement Poutine.

Le président Biélorusse Alexandre Loukachenko est loin d’avoir la même importance. Son utilité se résume à offrir les facilités de son territoire aux forces armées russes. De toutes façons, son rêve, s’est d’être un jour promu au grade de colonel dans l’armée russe. C’est vraiment un pantin dans les mains du Kremlin. Le seul problème est qu’il est détesté par une partie de la population biélorusse.

Dimitri Outkine alias « sa Majesté noire », ancien officier des services de renseignement des forces armées (GRU) est le chef militaire de la société militaire privée (SMP) Wagner. Son siège est localisé en Argentine car, en théorie, le mercenariat est interdit en Russie. Apparue en Syrie, cette société aurait participé à la prise de la Crimée, à la guerre civile libyenne et serait présente dans de nombreux pays africains dont la République centre africaine (RCA) et au Mali. Bien que surfant sur une image de marque médiatisée, cette SMP aurait connu beaucoup d’échecs meurtriers en Syrie et en Libye.

Evgueni Prigojine alias le « cuisinier de Poutine » est un ancien petit truand parvenu à se hisser dans les hautes sphères du Kremlin en faisant fortune dans la restauration. C’est lui qui financerait la société Wagner. Il est recherché aux États-Unis (c/f ci-dessous).

Il est intéressant de remarquer que ces personnages – peut-être en dehors de Prigojine – ne semblent pas briller par leur intelligence et leur ouverture d’esprit. Ce sont des hommes de main sans scrupules qui sont utiles pour les basses œuvres (c’est pour cela qu’ils font peur) mais ne représentent pas le danger de contrer la volonté de leur maître Poutine.

1. Le deuxième round de pourparlers a abouti le 3 mars à un accord sur l’établissement de corridors humanitaires pour laisser partir les populations des viles assiégées.

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Texte

Alain Rodier

Photos

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