L’« affaire Pavel Dourov» (Durov en anglais) est tout sauf simple pour la raison que jusqu’à présent, personne ne sait ce que la plateforme chiffrée Telegram représente pour différents services de renseignement étatiques (Russie, Ukraine, États-Unis, Iran, Israël, France, etc.) ni quelles sont ses conditions de coopération. Ses contenus entremêlent crime organisé, espionnage, politique d’influence et même des faits divers les plus sordides.

Telegram est considéré par certains comme un « laissez-faire » séduisant pour les libertés individuelles mais perçu par d’autres comme une « jungle capitaliste » sans limites.

L’absence quasi totale de surveillance signifie que n’importe qui peut partager n’importe quoi y compris des abus sexuels sur des enfants et, si l’on en croit les autorités russes (mais pas qu’elles) sert aux communications de « terroristes » présumés.

Il n’empêche que Dourov, Franco-russe de 39 ans (nom francisé, Paul du Rove), résidant officiellement à Dubaï – dont il a aussi acquis la nationalité –  qui jouit d’une fortune estimée par Forbes à plus de quinze milliards de dollars, est un véritable génie informatique qui a apporté de nouveaux services à des millions de personnes – fréquentables et pas – dans le monde.

Pavel Dourov se présente volontiers comme un opposant Vladimir Poutine ayant soi-disant des idées politiques libétariennes, partisan du « laisser faire » tout en ayant comme modèles Che Guevara et Steve Jobs très populaires dans la jeunesse intellectuelle actuelle (et plus ancienne pour Che Guevara pour ceux qui n’ont pas lu sa biographie).

Relations avec la France

Sa position vis-à-vis de la France est complexe. Il a accusé le gouvernement français d’être responsable des attentats de 2015 « au même titre que Daech » (avant de se rétracter) et de prendre « l’argent des Français qui travaillent dur via des taxes horriblement élevées pour les dépenser en menant des guerres inutiles au Moyen-Orient et créer un paradis social parasitique pour les immigrés d’Afrique du Nord.

Selon le World Street Journal (WSJ), en 2017 les services spéciaux français auraient mené une opération conjointe avec les Émirats arabes unis pour pirater l’iPhone de Pavel Dourov. L’opération d’espionnage portait le nom de code « Purple Music ».

Selon la même source, un an plus tard, le président Emmanuel Macron aurait proposé à Pavel Dourov de transférer Telegram à Paris mais ce dernier aurait refusé.

Les services de renseignement français étaient alors extrêmement préoccupés par le fait que le groupe État Islamique (Daech) utilisait Telegram pour diffuser ses idées, recruter des adeptes et organiser des attaques terroristes. Il est possible qu’il ait apporté son aide dans ce domaine.

Résultat : bien que n’ayant jamais résidé en France et ne parlant pas couramment le français, il a été naturalisé en 2021 en bénéficiant d’une procédure exceptionnelle dite de « l’étranger éminent ». Initiée par le ministre des Affaires étrangères, elle accorde la nationalité française à « un étranger francophone qui contribue par son action éminente au rayonnement de la France et à la prospérité de ses relations économiques internationales ».

Emmanuel Macron a parfaitement assumé cette mesure depuis Belgrade où il est en déplacement à la fin août : « c’est une décision prise en 2018 que j’assume, dans une stratégie de permettre à des hommes et des femmes qui font l’effort d’apprendre la langue française, quand ils le demandent, de leur donner la nationalité française […] Je l’ai fait avec des entrepreneurs innovants, des acteurs, des sportifs… »

Le gouvernement français reste bien normalement très discret sur les raisons de cette naturalisation qui ne pourront normalement sortir du classement secret-défense que dans 50 ans.

Russe par la naissance, émirien depuis 2021, il a également la nationalité de l’État caribéen de Saint-Christophe-et-Niévès connu pour vendre ses passeports.

Les derniers faits

Arrêté après l’atterrissage de son avion privé au Bourget le 24 août, il a été placé en garde à vue pendant près de quatre jours. Il a ensuite été mis en examen le 28 août mais remis en liberté sous contrôle judiciaire, avec notamment l’obligation de remettre une caution de cinq millions d’euros et l’interdiction de quitter le territoire français. Il doit se présenter deux fois par semaine au commissariat de police du lieu de sa résidence déclarée.

Il est étonnant que se sachant visé par un mandat d’arrêt en France, il ne soit venu se jeter inconsciemment dans la gueule du loup. Il savait qu’il allait être arrêté alors pourquoi ? Il se sentait peut-être intouchable pour « services rendus ».

Sans vouloir faire dans le détail et souhaitant bien ficeler son cas, la justice française lui reproche pas moins de douze infractions et le parquet de Paris détaille : « Telegram est une application de messagerie instantanée créée en 2013, apparaissant dans de multiples dossiers portant sur différentes infractions (pédocriminalité, trafics, haine en ligne […] La quasi-totale absence de réponse de Telegram aux réquisitions judiciaires a été portée à la connaissance de la section de lutte contre la cybercriminalité (J3) de la JUNALCO (Juridiction Nationale de Lutte contre la criminalité organisée, au sein du parquet de Paris), notamment par l’OFMIN (Office national des Mineurs). Consultés, d’autres services d’enquête et parquets français ainsi que divers partenaires au sein d’Eurojust, notamment belges, ont partagé le même constat. C’est ce qui a conduit la JUNALCO à ouvrir une enquête sur l’éventuelle responsabilité pénale des dirigeants de cette messagerie dans la commission de ces infractions ».

La procureure de la République de Paris précise que l’« enquête préliminaire a débuté en février 2024 (…) et les investigations initiales ont été coordonnées par l’Office mineur (OFMIN) […] Par réquisitoire introductif du 8 juillet 2024, une information judiciaire a été ouverte. Les juges d’instruction ont confié la suite des investigations au C3N (unité cyber de la gendarmerie nationale) et à l’ONAF (Office National Anti-Fraudes des douanes) ».

Pavel Dourov est visé par une seconde enquête qui vient d’être ouverte pour des « violences graves » sur un des de ses fils né en 2017 alors scolarisé à Paris. Le jeune garçon vit aujourd’hui en Suisse avec sa mère Irina Bolgar, qui a déposé plainte dans ce pays en 2023 accusant son ex-compagnon de violences sur un cet enfants alors âgé de trois à cinq ans. La plainte a été renouvelée en France après son arrestation en août 2024.

Elle demande une pension alimentaire mensuelle d’un montant de 150.000 euros pour ses enfants… et reproche à son ex-époux de pas leur avoir rendu visite depuis 2022.

Les défenseurs de Pavel Dourov

Un aspect intéressant est le large spectre de tous ceux qui ont pris sa défense après son arrestation.

Sans surprise, les partisans du marché ouvert et de la liberté d’expression totale ont été les premiers à se mobiliser appréciant l’absence de modération de Telegram et sa réticence à se conformer aux lois et règlementations.

Les figures de l’opposition russe qui ont compté sur Telegram pour diffuser leurs messages anti-Poutine ont exprimé leur inquiétude.

Plus curieusement, les blogueurs pro-guerre russes alertés sur la possibilité que l’Occident ait accès aux secrets de Telegram ont rejoint ses défenseurs.

Même les responsables du gouvernement russe et ceux qui ont poussé Dourov à quitter le pays en 2014 expriment désormais leur soutien.

Un paradoxe, l’armée russe et la plupart des fonctionnaires ukrainiens utilisent Telegram, y compris le président Volodymyr Zelenski en personne…

Aux États-Unis, Elon Musk a dénoncé l’arrestation de Pavel Dourov et lancé « freepavel » (« Libérez Pavel »). De même plusieurs figures de droite, dont Robert Francis Kennedy Jr., le soutiennent.

Un retour sur son parcours

Pour tenter de comprendre, il convient de revenir sur son parcours.

En 2006, Dourov, jeune génie en technologie de l’Université de St-Petersburg a fondé avec son frère aîné Nikolaï, un réseau social VKontakte d’une valeur d’un milliard de dollars qui s’est révélée être une alternative russe à Facebook. VKontakte avait un avantage concurrentiel sur Facebook et d’autres réseaux parce qu’il était lent à respecter les droits de propriété intellectuelle. En d’autres termes, pendant des années, il a servi de canal majeur pour le téléchargement gratuit de films, de jeux et d’autres produits. Cette stratégie a sans aucun doute été facilitée par l’administration russe complice.

Deux proches de Poutine ont proposé de racheter le réseau social tout en utilisant simultanément les services de sécurité pour menacer Dourov d’emprisonnement réduisant ainsi le prix d’acquisition. Face à cette « offre » difficile à refuser, Dourov a vendu ses actions et a « officiellement » quitté la Russie le 22 avril 2014. Mais est-ce une vérité ou une « légende » ?

En tout cas, le magazine américain Wired pense qu’il a exagéré ses désaccords avec le Kremlin et qu’il aurait continué à séjourner de temps en temps à St-Pétersbourg pendant au moins jusqu’en 2017 après ses supposées démêlées avec les autorités russes. Son frère Nikolaï, le principal développeur d’algorithmes de cryptage continuerait à travailler pour une prestigieuse université russe à St-Petersburg.

De plus, Pavel Dourov a obtenu un prix tout à fait correct pour la vente de VKontakte.

Il s’est installé officiellement à Dubaï en 2017 où, grâce aux millions reçus lors de la vente de VKontakte, il a lancé Telegram qui avait aussi l’avantage concurrentiel de son faible respect de la propriété intellectuelle.

En Russie, Telegram est rapidement devenu populaire parmi des catégories très distinctes d’utilisateurs si bien que la plateforme a été bloquée par les autorités de 2018 à 2020.

L’interdiction a été levée deux ans plus tard lorsqu’un compromis a apparemment été trouvé, permettant de partager les numéros de téléphone et les adresses IP des suspects désignés par les autorités.

De par le monde, en raison de la censure draconienne de nombreux régimes, Telegram est devenu la principale plate-forme de publication d’éditoriaux, d’articles et autres messages.

Pour ceux qui s’opposent à ces régimes (Russie, Iran, Afghanistan, etc.), l’arrestation de Dourov est au minimum déconcertante car Telegram est leur principale plate-forme qui permet de diffuser leurs messages.

Le président français Emmanuel Macron a insisté sur le fait que les accusations contre Dourov n’étaient pas motivées par des raisons politiques, mais des analystes affirment que l’arrestation de l’entrepreneur est susceptible d’être considérée par beaucoup comme liée à une géopolitique plus large. La justice est indépendante en France mais dans le passé, jusqu’à un certain point : là où commençait la « raison d’État ». Qu’en est-il aujourd’hui au moment où le gouvernement démissionnaire gère uniquement les affaires courantes ?

Comme dans d’autres cas historiques qui « encombrent aux archives », la fuite du prévenu n’est pas exclue.

Il a les moyens financiers pour cela et parviendra à trouver une terre d’accueil où le mandat d’arrêt international que sera alors automatiquement lancé contre lui ne sera pas respecté.

Ce qui devrait être intéressant, c’est quelle sera sa destination ? Si c’est la Russie, cela démolirait sa réputation d’« opposant » à Poutine… Pire encore pour cette dernière serait un « échange » du style « pont aux espions ». Pour mémoire les Russes détiennent actuellement un chercheur français accusé d’espionnage.

L’affaire est donc loin d’être terminée, mais décidément, John le Carré n’est pas mort.

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