Les forces de l'ordre turques et étrangères ont saisi en 2022 des quantités record de cocaïne en provenance d'Amérique latine avec pour destination la Turquie.

Ce pays joue un rôle croissant pour le crime organisé turc qui expédie de la drogue vers les marchés européens et moyen-orientaux. Mais les saisies, selon les experts consultés par InSight Crime, ne sont que la pointe de l’iceberg criminel, alors que le crime organisé turc – longtemps leader du commerce européen de l’héroïne – s’est tourné depuis les années récentes vers la cocaïne pour compenser la baisse des prix des opiacés.

Bien qu’ils soient encore des acteurs secondaires en Europe par rapport aux mafias italiennes et albanaises, les réseaux turcs prennent désormais la tête de l’approvisionnement des marchés mondiaux de la cocaïne, expédiant la poudre latino-américaine vers l’Europe de l’Est, le Caucase et les riches États pétroliers du Golfe Persique.

Historique

Tout a commencé dans les champs de pavot d’Extrême-Orient, d’Iran et d’Afghanistan où dans les années 1960, les trafiquants turcs dominaient le commerce mondial de l’héroïne, établissant à la fois de profonds réseaux de corruption et de nombreux contacts portuaires, des réseaux logistiques et avec les gangs qui se chargeaient de la distribution en Europe.

Dans les années 1980, les trafiquants turcs avaient verrouillé ce qui a été appelé la «route des Balkans»: elle transportait des opiacés d’Afghanistan et d’Iran, à travers la Turquie puis en Europe via les Balkans.
Parfois, ils favorisaient les Balkans orientaux, revendant l’héroïne aux clans albanais. À d’autres occasions, ils passaient par la Roumanie ou la Moldavie, remettant la drogue aux mafias soviétiques.
Mais très souvent, ils utilisaient les voies maritimes pour envoyer de l’héroïne directement vers les hubs de la drogue que sont Anvers et Rotterdam.

Mais durant ces années, des criminels turcs emprisonnés en Espagne y ont rencontré des homologues latino-américains et galiciens. Ce fut un tournant car le crime organisé turc bénéficiait des contacts, des infrastructures, de l’expérience et du poids politique pour faire passer à peu près n’importe quoi. Tous les « fournisseurs » de cocaïne ont été intéressés.
Cette relation était basée sur du troc d’héroïne contre de la cocaïne plus abordable financièrement parlant.
Dans les années 1990, un kilo d’héroïne s’échangeait contre 25 kilos de cocaïne. Ainsi, l’héroïne turque est partie vers l’Amérique latine et la cocaïne colombienne est a rejoint l’Europe.

Puis, au début des années 2000, la diversification criminelle est passée d’opportunité à nécessité, les prix de l’héroïne en Europe chutant au même moment que le commerce de la cocaïne était en plein essor.
Les trafiquants turcs ont commencé à tirer parti de leurs contacts espagnols, tout en maximalisant la position d’Anvers et de Rotterdam en tant que centres de cocaïne (sans toutefois abandonner l’héroïne,).

En 2013, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) a enregistré une augmentation des flux de cocaïne passant par la Turquie et empruntant la « route des Balkans ».
Les chemins suivis par la cocaïne entrant en Europe semblaient varier. Fréquemment, la cocaïne transitait par l’Afrique… Dans d’autres cas, les trafiquants transportaient la cocaïne directement d’Amérique latine par les airs ou par la mer.

Les criminels turcs se sont alors alliés au crime galicien en particulier avec Sito Miñanco, le trafiquant de drogue le plus connu de Galice. Il a de nouveau été arrêté en 2018 et mis à l’ombre pour longtemps.

Parallèlement au milieu des années 2010, le marché de la cocaïne a connu une augmentation au Moyen-Orient, les saisies augmentant sensiblement en Syrie, au Liban et en Israël, et doublant dans la région en 2016.

La demande augmentant, les trafiquants turcs sont directement allés faire leur marché en Amérique latine.

Ils ont été parmi les premiers Turcs d’une vague de migration criminelle européenne vers la région qui se poursuit aujourd’hui. Comme leurs homologues d’Europe continentale, ces trafiquants de drogue et émissaires contactent directement les producteurs locaux pour s’approvisionner en cocaïne bon marché.

Et tandis que les Turcs ne semblaient pas avoir les relations locales de longue date dont jouissaient les mafias italiennes, leur puissance en matière de transport maritime leur a permis de ne pas externaliser la contrebande à d’autres partenaires.
Selon un rapport de 2019 d’Europol et l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), cela explique pourquoi les marins turcs se retrouvent fréquemment impliqués dans des trafics transportant de la cocaïne à travers l’Atlantique.
En 2018, par exemple, les autorités espagnoles ont arrêté sept ressortissants turcs sur un bateau traversant l’Atlantique avec 1,4 tonne de cocaïne, dans ce que la police a qualifié de troisième opération contre des trafiquants de cocaïne turcs à l’époque. Depuis lors, de puissants trafiquants turcs ont été arrêtés dans toute la région.
En 2018, le Venezuela a démantelé un réseau qui utilisait le principal aéroport du pays pour faire passer de la drogue en Turquie, au Liban et en France, arrêtant un haut dirigeant d’origine turco-vénézuélienne.
En octobre 2021, un trafiquant turc a été arrêté avec près de 100 kilogrammes de cocaïne dans la vallée péruvienne de Huánuco – une plaque tournante de la production.
Un mois plus tard, la police colombienne a arrêté un caïd turc qui se cachait dans une luxueuse villa du département de Cundinamarca.

Les Turcs entretiennent des relations avec des groupes criminels colombiens issus des FARC ou des milices d’extrême-droite.

Mais ils ont aussi développé des liens avec les cartels mexicains dont celui de Sinaloa. Les experts turcs en matière de drogue ont découvert une série de vidéos publiées pour la première fois sur les réseaux sociaux en 2020 qui montrent des membres armés des paramilitaires Turcs d’extrême droite des « Loups gris » saluant le cartel de Sinaloa et son chef Ismael Zambada García, alias « El Mayo » qui un des 39 criminels les plus recherché du au Mexique et qui n’a jamais été arrêté.

Alors que les autorités nord-américaines et européennes confisquaient de plus en plus de cocaïne, les trafiquants ont commencé à chercher des voies alternatives pour acheminer leur produit vers les marchés européens.
La Turquie était l’endroit idéal et les saisies de cocaïne à l’échelle nationale ont atteint un record de 1,4 tonne en 2017, passant à 1,5 en 2018, 1,6 en 2019, 1,9 en 2020 et 2,8 en 2021. En juin 2020, les autorités ont trouvé 4,9 tonnes de cocaïne dans le port colombien de Buenaventura dissimulées dans deux conteneurs de caoutchouc granulé – une découverte stupéfiante mettant en évidence la taille des cargaisons de cocaïne passant peut-être inaperçues.

Depuis lors, les prises ont été importantes et fréquentes.
En juin 2021, la Turquie a procédé à sa plus importante saisie de cocaïne sur le marché intérieur de 1,3 tonne au port de Mersin, suivie de 463 kilogrammes supplémentaires la semaine suivante. En mai de cette même année, 600 kilogrammes de cocaïne ont été découverts au Panama en route vers Mersin, alors que quelques mois plus tôt, les autorités espagnoles avaient saisi environ trois tonnes sur un navire à équipage turc. Puis, en août 2021, les forces de l’ordre brésiliennes ont trouvé 1,3 tonne de cocaïne à bord d’un jet privé immatriculé en Turquie et dont l’équipage était turc.

En 2022, des cargaisons de cocaïne à destination de la Turquie ont été saisies en Équateur, en Afrique de l’Ouest et à Malte, ainsi qu’en Turquie même. Bien que la grande majorité de cette cocaïne transite simplement par la Turquie, une minorité croissante reste désormais dans le pays, selon un rapport de l’OEDT de 2019.
Selon ce dernier, la consommation de crack se répand également dans les grandes villes, dont Istanbul.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie et ses conséquences qui ont refermé le « rideau de fer » vont provoquer des mutations au sein du crime organisé transnational. Le marché russe de la drogue se replie sur lui-même et n’est plus intéressant comme « client ». Mais les les organisations criminelles ont toujours su s’adapter aux nouvelles situation pour se rétablie et profiter des nouvelles opportunités. La Russie va devenir un objectif pour la contrebande d’autres biens dont certains touchant à la haute technologie…

Publié le

Texte

Alain Rodier

Photos

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