Sur le papier, l’armée russe devait balayer tout devant elle tant elle était puissante en nombre, en matériels et en expériences acquises lors des interventions en Tchétchénie (1999/2000), en Géorgie (2008), en Crimée (2014), en Syrie (2015/2024)…
Dès le départ, l’invasion a rencontré des échecs retentissants : incapacité de prendre l’aérodrome d’Hosmotel puis la capitale Kiev. Et pourtant les stratèges russes s’étaient inspirés de l’« opération Chtorm-333 » menée par les forces spéciales soviétiques en Afghanistan le 27 décembre 1979. Cette action de force avait permis après la saisie de l’aéroport de Kaboul par les Spetsnaz (les forces spéciales qui avaient tant effrayé l’Occident avant que l’appellation ne soit dévoyée étant attribuée à tout et n’importe quoi), de s’emparer du palais présidentiel et de liquider le président Hafizullah Amin et 200 membres de sa garde rapprochée. Cela avait constitué le début d’une guerre qui allait durer dix ans dont les Soviétiques allaient sortir exsangues dix ans plus tard. Pour mémoire, les services de renseignement occidentaux se sont alors rendus compte sur le terrain des forces et surtout des faiblesses de l’Armée rouge qui était présentée jusque là comme « invincible. »
Après des gains initiaux, la campagne ukrainienne est devenue un bourbier pour le corps expéditionnaire russe qui malgré sa supériorité numérique n’a pu remporter la décision tactique qui aurait mis Kiev à genoux.
Bien sûr, la vaillance de la défense ukrainienne, la participation indirecte des Occidentaux avec la fourniture massive d’armements et de renseignements ? ont été des facteurs clés de la résilience de ce peuple courageux.
Les échecs russes ont aussi de multiples autres raisons dont un renseignement déficient – vraisemblablement augmenté par l’aveuglement du président Poutine qui ne voulait pas voir la réalité en face et des subordonnés craintifs qui n’ont pas osé lui dépeindre la situation telle qu’elle était réellement. Les services russes ont ainsi ignoré le ressentiment de la majorité de la population ukrainienne à l’égard de la Russie dont les troupes n’allaient pas être accueillies avec des fleurs, la capacité des Occidentaux à s’unir cahin-caha dans le soutien militaire à Kiev, l’emploi des drones à grande échelle qui révolutionnait la tactique de la guerre terrestre (et pourtant, la seconde guerre du Haut-Karabagh de 2020 entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie a annoncé ces bouleversements du champ de bataille ; les stratèges russes n’ont pas su en tirer les leçons.)
Une autre raison a été la corruption à tous les étages qui a fait que nombre de matériels étaient hors service car leur entretien était totalement défectueux, une partie des crédits qui lui étaient destinés ayant été détournés par des responsables de la défense. Nombre de vice-ministres et de généraux sont actuellement poursuivis par la justice russe.
Enfin, une dernière raison – peut-être la plus grave – est l’incompétence et la servilité des commandants en chef qui n’avaient qu’une qualité : leur fidélité indéfectible à l’égard du président Poutine.

Les deux principaux sont le chef d’état-major le général Valery Gherassimov et le ministre de la Défense Sergueï Choïgou (aujourd’hui « conseiller » du président Poutine).
Leurs compétences avaient d’ailleurs peu d’importance car Poutine, ex-lieutenant colonel du KGB s’est improvisé chef de guerre. Si cela a correctement fonctionné lors d’opérations relativement « limitées » évoquées plus avant, cela n’a pas fonctionné lors du conflit de haute intensité qu’est la guerre en Ukraine.
Il est vrai que tous les responsables politiques – dans les démocraties comme dans des dictatures – ont la primauté sur les chefs militaires mais l’erreur pour certains est de se transformer en « stratèges en chambre. » Clémenceau aurait dit dans une de ses remarques à l’emporte-pièce : « la guerre est une chose trop grave pour la confier aux militaires. » Pour lui, c’était aux hommes politiques de diriger la guerre plutôt qu’à ceux dont le métier est de se battre sur le champ de bataille. Mais de là à que des dirigeants politiques se transforment en tacticiens, il y a un fossé qui a conduit à des erreurs monumentales…
La direction des affaires militaires russe pilotée depuis le Kremlin a donc donné de mauvaises consignes et de mauvais ordres aux forces engagées sur le terrain ce qui a provoqué des pertes humaines et matérielles considérables. Heureusement pour la Russie, son peuple sait « encaisser » sans trop broncher.
Et les généraux de terrain qui se sont aventurés à critiquer le haut commandement ont été écartés – comme du temps de Staline -.
Deux cas sont emblématiques tout en n’étant qu’un exemple – à deux niveaux de grade différents – parmi beaucoup d’autres.
Le major général Ivan Popov

Selon le journal économique russe Kommersant, l’ex-major-général Ivan Popov arrêté l’année dernière pour corruption a reproché aux autorités des « poursuites injustes » et a demandé au président Vladimir Poutine de l’autoriser à réintégrer les forces armées russes. Dans une lettre il dit : « je souhaite continuer à écraser l’ennemi [l’Ukraine] conformément au serment que j’ai prêté ».
Il commandait la 58ème Armée interarmes russe en Ukraine mais il avait été relevé de son poste en 2023 après s’être plaint directement à l’ancien ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, d’une mauvaise gestion systémique au sein de l’armée. Sa destitution avait suscité l’indignation de blogueurs russes pro-guerre qui avaient évoqué sa popularité auprès des troupes de première ligne.
Il a été arrêté en mai 2024, accusé d’avoir détourné 1,5 million de dollars de métal destiné au renforcement des structures de défense russes en Ukraine occupée. Un tribunal militaire avait initialement accordé l’assignation à résidence à Popov mais en février 2025, les procureurs avaient obtenu son incarcération pour des « violations » non précisées. En vertu des lois adoptées pendant la guerre totale de la Russie contre l’Ukraine, Popov pourrait échapper aux poursuites en signant un contrat militaire et en retournant au combat. Par contre, s’il est reconnu coupable de fraude, il risque jusqu’à 10 ans de prison.
Né le 30 janvier 1975, Popov aspirait à suivre les traces de son père garde-frontière mais en 1992, après l’effondrement de l’Union soviétique, il avait fini par postuler et être reçu à l’École supérieure de commandement militaire de Moscou.
Popov a ensuite servi au sein de la 40ème brigade aéroportée séparée surnommée « les Cosaques du Don », rebaptisée en 1997 56ème régiment aéroporté de la Garde du district militaire du Caucase du Nord. Avec ce régiment, il participe à la seconde guerre de Tchétchénie.
Il est ensuite diplômé de l’Académie interarmes (école d’état-major) puis affecté à la direction opérationnelle du quartier général du district militaire du Caucase du Nord où il participe guerre russo-géorgienne.
Il sert ensuite au Centre de gestion de la défense nationale puis, diplômé de l’Académie militaire de l’état-major général des forces armées (école de guerre) en 2015, il prend le commandement de la 33ème brigade de fusiliers motorisés (de montagne).
En 2017, il commande la 20ème brigade motorisée de la Garde séparée du district militaire Sud de Volograd.
Considéré comme l’un des commandants de brigade les plus prometteurs, il est nommé en mai 2018 chef d’état-major du 22ème corps d’armée en Crimée.
Lors de l’invasion de l’Ukraine, il se retrouve (en mai 2022) chef d’état-major du 11e corps d’armée dans l’oblast de Kaliningrad. En juin de la même année, il commande les forces russes dans la région de Balalaïka. En septembre, il gère la retraite chaotique face à la contre-offensive ukrainienne de Kharkiv. Malgré ce revers, Popov est promu général de division et en mars 2023, il a prend le commandement de la 58ème Armée interarmes responsable du secteur de Zaporijjia.
Il s’oppose cette fois avec succès à l’offensive du printemps 2023 de l’Ukraine mais il est relevé de son commandement en juillet pour avoir demandé la relève des unités de premières lignes qu’il juge épuisées. Pire, il critique indirectement la gestion de la guerre menée par le chef d’état-major le général Valery Gherassimov et le ministre de la Défense Sergueï Choïgou.

En réponse Gherassimov l’accuse de « se livrer à la désinformation dans la panique ».
La situation s’est encore envenimée lorsque Popov a indirectement accusé le duo d’avoir trahi les soldats russes sur le champ de bataille en ne leur fournissant pas un soutien suffisant et a soulevé des questions sur « l’absence de tirs de contre-batterie, l’absence de radars d’artillerie et les morts et blessures massives de nos frères causées par l’artillerie ennemie ».
Popov avait toutefois terminé son message en exhortant ses soldats à poursuivre le combat pour vaincre la contre-offensive ukrainienne « au nom du sang versé par les soldats et les officiers » .
Le président du comité de défense de la Douma d’État, Andreï Kartapolov a répondu au message de Popov en déclarant que ses critiques seraient prises au sérieux et qu’il y serait donné suite.

Résultat, Popov est arrêté le 17 mai 2024 pour corruption. Le tribunal militaire de la 235e garnison aurait été saisi de l’affaire contre Popov. Le 15 juillet 2024, le tribunal militaire a autorisé Popov à purger sa détention provisoire à domicile.
Cinq jours avant ce jugement, Choïgou perd son poste de ministre de la Défense et est remplacé par Andreï Beloussov(1). Poutine le nomme secrétaire du Conseil de sécurité de Russie, en lieu et place de Nikolaï Patrouchev.
Le général d’armée Sergeï Sourovikine

Le l8 octobre 2022, le général d’armée Sergueï Souroviquine qui commande le groupe Sud des forces d’invasion russes en Ukraine est nommé commandant en chef du corps expéditionnaire. Ses trois mois de commandement n’ont pas été couronnés de succès mais il a organisé la retraite de la ville de Kherson avec efficacité tout en préservant ses troupes.
En janvier 2023, il est remplacé à son poste par le général Gherassimov (qui cumule ses fonctions de chef d’état-major général) et est rétrogradé comme son « assistant ».

Le 28 juin de la même année, le Moscow Times annonce son arrestation pour ses liens présumés avec le chef du groupe Wagner, Evgueni Prigogine dans le contexte de la rébellion avortée de la société militaire privée. Le général était connu pour les bonnes relations qu’il entretenait avec Prigogine considéré comme un « camarade de combat » réservant ses critiques à d’autres figures de la haute hiérarchie de la défense.
Coïncidence ? Il est démis de ses fonctions le 23 août 2023, le jour où Prigojine et son second Dmitri Outkine, meurent dans l’« accident » de leur avion. Son rôle de chef des forces aérospatiales est repris par le chef d’état-major de l’armée de l’air, le colonel-général Viktor Afzalov qui n’a que peu d’expérience opérationnelle.
Toutefois, Souroviquine réapparait en civil le 14 septembre 2023 en Algérie en compagnie des militaires russes lors d’une visite non officiellement annoncée à Oran. Depuis, il n’a plus fait reparler de lui…

Le général Sourovikine avait une longue expérience opérationnelle.
En 1987, il est sorti major de l’école supérieure de commandement interarmes Frounzé d’Omsk. Il est affecté au sein de la 2ème division de fusiliers motorisés de la Garde. En son sein, il participe à la fin de la guerre d’Afghanistan (1979-89).
En août 1991, il participe à la tête d’une compagnie du 1er bataillon de la 2e division de fusiliers motorisés à la tentative de putsch à Moscou menée par tenants de la ligne « dure » au sein du Parti communiste de l’Unions soviétique. Il est arrêté mais les poursuites sont abandonnées, le président Boris Elstine ayant déclaré « … il faut libérer immédiatement le major Sourovikine […] pour exécution exemplaire du devoir militaire… »
En 1995, alors qu’il étudie à l’Académie militaire Frounzé, il est faussement accusé de trafic d’armes. Il sert ensuite au Tadjikistan successivement au 92erégiment de fusiliers motorisés, au 149ème régiment de fusiliers motorisés de la Garde puis au sein de la 201ème division de fusiliers motorisés.
En 2002, il est breveté de l’Académie militaire de l’état-major général des forces armées de la Fédération de Russie.
De 2002 à 2004, il commande la 34ème division de fusiliers motorisés (Ekaterinbourg) puis de 2004 à 2005 la 42ème division de fusiliers motorisés de la Garde (Tchétchènie).
En 2005-2008, il est chef de l’état-major et premier vice-commandant de la 20ème Armée interarmes de la Garde (Voronei) avant d’en prendre brièvement le commandement d’avril à novembre 2008.
À partir de novembre 2008, il occupe différents postes d’état-major avant d’être promu lieutenant-général en décembre 2010 puis colonel-général en décembre 2013.
De mars à décembre 2017, il commande les forces russes d’intervention en Syrie. Il est alors surnommé le « boucher de Syrie » comme son prédécesseur, Alexadre Dvornikov en raison du grand nombre de victimes causées par leurs méthodes extrêmement brutales perpétrées sous leurs commandements.
Selon certains analystes militaires, c’est Sergueï Sourovikine qui a réussi à renverser le cours de la guerre en Syrie et à organiser le retrait des formations rebelles vers la région d’Idlib.
Le 31 octobre 2017 il commande les forces aérospatiales de la Fédération de Russie étant le premier général interarmes à diriger les forces aériennes et de défense aérienne et antimissiles ainsi que les forces spatiales de Russie. Mais cela ne l’empêche pas de rester en Syrie jusqu’en décembre 2017. Il y revient pour un an en 2019.
Le 16 août 2021, il est nommé général d’Armée.
Il ne faut pas oublier que tous ces personnages sont sous le coup d’accusations du Tribunal pénal international pour crimes de guerre et contre l’Humanité commis en Ukraine et pour Sourovikine également en Syrie.
Au moment où des discussions se poursuivent en Arabie saoudite entre l’Ukraine et la Russie via les États-Unis, il est peut-être heureux que ces généraux aient été retirés de leur poste. En effet, s’ils étaient resté en place, il auraient peut-être pu faire évoluer la situation sur le terrain d’une manière plus favorable pour Moscou lui donnant du grain à moudre pour négocier en position plus confortable.
(1) Voir : « nouveau ministre de la défense : conséquences ? » du 14 mai 2024.