Les grandes manœuvres diplomatiques ont débuté depuis la chute de Bachar al-Assad. De nombreux représentants de pays étrangers - surpris et par l’effondrement rapide du régime et par le changement d’apparence du leader du Hayat Tahrir Al-Sham (HTS) qui a repris son identité réelle d’Ahmed al-Charaa laissant de côté son nom de guerre d’Abou Mohammad al-Joulani – se précipitent à Damas.

Accompagnant le mouvement, le ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot a fait une visite surprise en Syrie le 3 janvier accompagné par son homologue allemande Annalena Baerbock.

Des observateurs se sont étonnés du fait qu’à son arrivée, al-Charaa ait refusé de serrer la main de la ministre allemande oubliant que c’est le cas pour de nombreux musulmans radicaux et pour tous les représentants chiites iraniens. Par contre, la tenue décontractée la ministre peu dans les normes d’une visite diplomatique, surtout dans un pays musulman, n’a semblé interpeller aucun commentateur… Et pourtant, cela peut être interpréter par certains comme une véritable « provocation de l’Occident » qui se croit encore tout permis.

Plus grave encore, les représentants européens n’ont pu s’empêcher, à leur grande habitude, de « donner des leçons ».

Annalena Baerbock a ainsi expliqué dans un communiqué «voyager à Damas avec la main tendue, mais avec des exigences claires à l’égard des nouveaux dirigeants [syriens] ». Jean-Noël Barrot a affirmé : « nous voulons favoriser une transition pacifique et exigeante au service des Syriens et pour la stabilité régionale ». Il est à noter que les deux ministres ont utilisé le mot « exigence »…

En réalité, les capitales européennes espèrent une stabilisation de la situation sécuritaire afin d’éviter une nouvelle vague migratoire en direction de l’UE. Malgré son « scepticisme » à l’égard du groupe HTS, Annalena Baerbock a ainsi souligné que Berlin souhaitait  aider la Syrie à se transformer en « un État fonctionnel qui contrôle pleinement son territoire ».

Ensuite, elle a affirmé que « la nouvelle société syrienne [doit laisser] de la place aux femmes et aux hommes, quel que soit le groupe ethnique ou religieux auquel ils appartiennent » et a appelé les nouvelles autorités syriennes à organiser au plus vite des élections. Elle a diplomatiquement oublié qu’al-Charaa a déjà dit que cela ne pourrait se faire avant quatre ans.

Mais il sait  qu’il aura besoin d’une aide extérieure considérable pour reconstruire le pays. L’UE propose ses services « sous conditions » ce qui n’est pas le cas pour bien d’autres pays…

Le jeu de la Turquie

Pour le moment, c’est Ankara qui détient la plupart des cartes maîtresses sur le nouveau régime. La première est qu’elle ne conditionne pas ses actions à l’étranger au respect des « valeurs universelles ».

D’ailleurs c’est le seul pays qui n’a aucune réticence à dialoguer avec le nouveau pouvoir issu du HTS. En effet, le passé « qaïdiste » d’al-Charaa, risque d’indisposer les autres pays voisins, Irak, Jordanie, Liban et même Israël. De plus, ces pays ont leurs propres problèmes à régler la situation en Syrie restant secondaire. De son côté, Téhéran est pour l’instant hors jeu car le « croissant chiite » qui reliait l’Iran à l’Irak puis à la Syrie et au Liban (le Yémen étant géographiquement excentré) est coupé.

Bien que désigné comme « terroriste » pour ne pas trop déplaire à Washington, des contacts ont été établis très tôt avec al-Charaa via les services secrets turcs, le MIT (Milli ‘stihbarat Teakkilat).

Illustration de ce fait, le directeur du MIT, Ibrahim Kalim (certes accompagné du chef de la sécurité du Qatar, Khalfan al-Kaabi, la Turquie entretenant des relations « fréristes » avec l’Émirat) a effectué le déplacement de Damas dès le 12 décembre pour y rencontrer les leaders du HTS.

Source X

Par ailleurs, le nouveau directeur du Service du renseignement général de Syrie, le SIG  (Al-Mukhabarat al-Amma) Anas Hasan Khattab alias abou Ahmad avait été recruté par la Direction des opérations spéciales du MIT (Izel Operasyonlar Ba’kanl) alors placée sous la direction de Kemal Eskintan alias Abou Furqan.

Le siège du MIT à Ankara

Anas Hasan Khattab né en 1987 dans la région d’al-Qalamoun frontalière du Liban. Il suit sa famille en Irak au début des années 2000. En 2003, alors qu’il n’a que 16 ans, il s’engage au sein d’al-Qaida dont la branche irakienne devient peu à peu l’État Islamique en Irak (EII). Il prend alors l’alias d’Abou Ahmad Huddud. En 2012, il rejoint Ahmad al-Charaa (Abou Muhammad al-Joulani) en Syrie.

Il est désigné comme « terroriste » par les États-Unis en 2012 pour ses liens avec le Front al-Nosra et sanctionné en vertu de la liste des sanctions contre Al-Qaeda du Conseil de sécurité des Nations unies en septembre 2014.

Il sert dans les services de sécurité du Front al-Nosra, puis du Jabhat Fateh al-Sham (JFS) rebaptisé en 2017en Hayat Tahrir al-Sham (HTS).

Organisant un véritable service spécial, il sert de contact avec l’État Islamique d’Irak (EII) jusqu’en 2013 pour les transferts financiers et matériels. Par contre, il soutient al-Charaa lorsque ce dernier rompt avec Abou Bakr al-Baghdadi puis ensuite avec al-Qaida.

Il participe à la lutte interne contre les « radicaux » qui tentent de s’opposer à son chef conduisant des opérations d’infiltrations au sein d’Hurras al-Din, la branche d’al-Qaida en Syrie menant à la neutralisation de certains responsables  entre 2019 et 2024.

Il se serait aussi montré « coopératif » avec des services occidentaux via le MIT depuis 2020 pour frapper Hurras al-Din…

Le HTS dirige la province syrienne d’Idleb sous la protection de l’armée turque, qui contrôle des zones proches de sa frontière dans le nord et le nord-est de la Syrie. Le groupe a généré des recettes grâce à des taxes sur le commerce transfrontalier avec la Turquie, acheté des fournitures et des armes via les canaux turcs, collecté des fonds en utilisant les systèmes financiers et bancaires de Turquie et même recruté de nouveaux combattants parmi les communautés de réfugiés syriens hébergés dans ce pays.

Une importante coordination secrète entre le MIT et le HTS a été publiquement, et peut-être par inadvertance, révélée par le ministre turc des Affaires étrangères Hakan Fidan, qui avait noué des liens avec Khattab alors qu’il dirigeait l’agence de renseignement jusqu’en 2023. Lors d’un entretien avec la chaîne de télévision publique française France 24 le 20 décembre 2024, Fidan a reconnu avoir travaillé avec HTS dans le secret. « Nous avons eu une excellente coopération [avec le HTS) », a déclaré Fidan, affirmant que le groupe avait fourni des renseignements sur le leadership de l’EI. « Ils nous ont beaucoup aidés, mais en raison des sensibilités, nous ne l’avons pas rendu public à l’époque », a-t-il ajouté.

Ahmed al-Charaa alias Abou Mohammad al-Joulani et Hakan Fidan, ministre des AE turc et directeur du MIT de 2010 à 2023 (Source: X).

Alors que le MIT collaborait secrètement avec Khattab, le ministère turc de l’Intérieur a adopté une position différente. Dans un rapport publié en 2021 par ce ministère, Khattab a été désigné comme affilié à l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Le rapport, conçu pour rassurer les critiques de l’engagement de la Turquie dans la lutte contre l’EI, a souligné les activités de Khattab en Syrie. Cela a coûté leur carrière à de nombreux policiers et juges qui s’étaient montrés trop zélés…

Certaines mesures demandées par Ankara sont connues :

. les terroristes de l’EI dans les camps et les prisons syriens devraient être extradés vers leurs pays d’origine ;

. être détenu pour une durée indéterminée, sans procès ni plan d’avenir, est une source majeure de préoccupation pour la région ;

. il est inacceptable que le « groupe terroriste » PKK/YPG (en réalité les Forces démocratiques syriennes soutenues par Washington) soit chargé de maintenir en prison les terroristes de l’EI ;

. le gouvernement syrien (le HTS) doit prendre en charge la sécurité des camps et des prisons dès que possible ;

. la Turquie soutiendra toute minorité ethnique/religieuse opprimée en Syrie (vraisemblablement en excluant les Kurdes du PYD qui, selon Ankara, doivent être désarmés).

Photo : X

Il semble que la Turquie craint aussi une dérive d’Ahmad al-Awda, ancien chef des « Shabab al-Sunna », une faction de l’armée syrienne libre à Deraa. Il avait retourné sa veste une première fois en 2018 passant de l’opposition au régime syrien à la collaboration avec lui. Il avait intégré ses forces à la huitième brigade du cinquième corps. En décembre, il a fait volte-face une nouvelle fois entrant dans Damas pour participer à la « libération » de la ville. Ankara souhaite qu’il rejoigne la nouvelle armée syrienne patronnée par le HTS et ne fasse pas sécession comme ce fut le cas en Libye avec le maréchal Khalifa Haftar. Elle menace même d’intervenir si cela se passait.

Au final, ce qui n’est pas dit, c’est que la Turquie souhaite aussi se débarrasser des trois millions de réfugiés syriens actuellement sur son sol (sur les cinq millions au total).

La Turquie a une véritable expertise dans de nombreux domaines allant du génie civil en passant par les télécommunications et les biens de consommation. Sa proximité géographique est également un point favorable pour que les entreprises turques participent directement à la reconstruction de la Syrie.

La question est : comment Ankara compte se faire payer ?

Une façon de faire serait de récupérer les zones pétrolières au Kurdistan syrien…

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Texte

Alain Rodier