En février 2024, les polices équatorienne et espagnole ont procédé à 31 arrestations de membres présumés d'un cartel de la drogue intercontinental.
Cette organisation criminelle transnationale faisait passer clandestinement des tonnes de cocaïne depuis la Colombie via l’Équateur vers l’Europe. Au cours de l’opération de police, près de dix tonnes de cocaïne auraient été saisies.
À la suite de cette dernière, les autorités ont également gelé des avoirs d’une valeur de plus de 51 millions de dollars.
Le chef présumé de ce cartel, l’Albanais Dritan Gjika a également été interpellé.
Il est accusé d’avoir monté son réseau de trafic de cocaïne avec l’aide d’hommes d’affaires influents liés aux plus hauts niveaux du gouvernement et protégés par une importante responsable de la police équatorienne, Tannya Varela. Elle a été la première femme à occuper les fonctions de cheffe de la police équatorienne entre mars 2021 et janvier 2022.
Tannya Varela
La justice pense qu’elle a commencé à travailler pour Gjika lorsqu’elle était en poste dans un aéroport de la province de Guayas.
Selon eux, elle aurait l’aurait aidé en désignant des policiers ripoux dans des endroits clés pour faciliter ses opérations de trafic de drogue.
Gjika est né le 28 décembre 1976 dans Shkodër au nord de l’Albanie mais il reste peu de traces de ses débuts dans la vie. Il est arrivé en Équateur en novembre 2009 alors qu’il avait 33 ans.
En 2013, il a obtenu la citoyenneté équatorienne et s’est installé à Guayaquil, le cœur économique de l’Équateur. C’est là qu’il a commencé à bâtir son empire criminel.
En 2014, Gjika et Erjon Spahiu, un autre Albanais, ont acheté la société d’exportation Cresmark S.A.
La même année, il crée une entreprise de construction avec l’homme d’affaires équatorien Rubén Cherres qui est un proche de l’homme politique et banquier Guillermo Lasso Mendoza. Ce dernier qui a été gouverneur de la province du Guayas à partir de 1998 et brièvement ministre-secrétaire de l’Économie en 1999 se présente sans succès à l’élection présidentielle de 2013 et de 2017. Il l’emporte finalement en 2021. Mais il doit quitter ses fonctions en 2023 soupçonné de faits de corruption.
Le président Guillermo Lasso et l’homme d’affaires Rubén Cherres
Cherres n’était pas un inconnu pour les forces de l’ordre. En 1999, il avait été arrêté pour trafic de drogue après qu’une descente de police ait conduit à la saisie d’une centaine de paquets de cocaïne. Il avait été acquitté l’année suivante après que plusieurs personnalités influentes aient appelé à sa libération, notamment, Danilo Carrera Drouet, beau-frère de Guillermo Lasso. À noter que les activités financières de cette personnalité dans les Îles Caïman l’ont fait surnommer « le grand Parrain »…
Danilo Carrera Drouet, beau-frère de Guillermo Lasso, alias « le grand Parrain »…
Outre ses liens avec la politique, Cherres entretenait également de bonnes relations avec les élites économiques et politiques équatoriennes, ce qui faisait de lui un allié puissant pour les affaires lancées par Gjika.
Profitant du fait que le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia – FARC) aient signé un accord de paix en 2016, il a noué des relations avec les dissidents du 48ème Front des FARC qui contrôlait des territoires situés à la frontière entre la Colombie et l’Équateur.
Manquant de contacts auprès des acheteurs internationaux (ces relations étaient assurées précédemment par la direction des FARC), les dissidents qui cherchaient des débouchés pour leur cocaïne ont forgé une alliance avec l’organisation « la Constru », un réseau criminel qui domine les routes menant à la province équatorienne de Sucumbíos.
Ce réseau de trafiquants a été formé à l’époque des paramilitaires de droite. Ils sont devenus d’importants partenaires du trafic de drogue des FARC jouant le rôle de « courtiers » en cocaïne trouvant des acheteurs internationaux et investissant dans la production locale de coca pour répondre à leurs demandes.
La Constru a donc mis en relation les dissidents des FARC avec des acheteurs internationaux, dont beaucoup venaient des Balkans – dont Gjika -. L’affaire était lancée…
En 2018, Gjika a acheté des actions dans une deuxième société d’exportation, Agricomtrade, qui expédiait des bananes à différentes sociétés européennes. Selon la justice albanaise, l’’une d’entre elles – Alba Exotic Fruit – a été utilisée par Agricomtrade pour importer de la cocaïne en Albanie.
En vrai professionnel, Gjika aurait sous-traité des tâches de terrain à des intermédiaires qui communiquaient essentiellement par Skype. Selon une source sécuritaire équatorienne : « il n’a jamais touché un gramme de drogue […] Comme cela se dit en Équateur, il observait les taureaux de loin. »
Selon la police espagnole, l’organisation s’approvisionnait en cocaïne auprès d’un fournisseur colombien, qui livrait chaque mois quatre tonnes de drogue qui étaient ensuite réparties en différents lieux clandestins en Équateur avant d’être réexpédiées vers l’Europe.
La justice équatorienne affirme que les paiements pour les expéditions de cocaïne ont été déposés sur des comptes bancaires appartenant à un membre du réseau Gjika.
Mais pour éviter des mouvements d’argents trop visibles, son organisation payait aussi ces sous-traitants en nature cocaïne. Ainsi, une partie de la drogue était redistribuée localement.
Pour accueillir la cocaïne en Europe, Gjika a fait appel à Mario Sánchez Rinaldi, un homme d’affaires argentino-italien basé sur la Costa del Sol espagnole.
Mario Sánchez Rinaldi et son fils Agustín
Selon les autorités espagnoles et équatoriennes, Rinaldi a aussi joué un rôle clé dans le blanchiment des bénéfices de l’organisation.
Mais les forces de police étaient sur ses traces. En 2020, la police néerlandaise a saisi une cargaison de plus d’une tonne de cocaïne lui appartenant.
En réponse, Gjika est apparemment passé du recours à ses propres sociétés à une méthode connue sous le nom de « rip-on rip-off » qui consiste à embarquer de la drogue dans des containeurs de société innocentes. Une quantité transportable par quelques hommes est placée à la porte d’un conteneur. Un complice, souvent, une personne qui a facilement accès au conteneur dès son débarquement, brise les plombs scellant le conteneur et s’empare de la marchandise avant même que les douanes aient eu l’occasion de s’y intéresser. De manière à ne pas éveiller les soupçons, il referme le conteneur, à l’aide de plombs identiques. La technique demande à la fois une organisation élaborée et un pouvoir de corruption très important à travers le monde.
En juin 2021, Gjika et Cherres ont fondé huit entreprises, la plupart dans le secteur de la construction.
Depuis, six d’entre elles ont fait l’objet d’une enquête pour blanchiment d’argent.
À la mi-2021, la police antidrogue équatorienne a lancé une enquête qui a fini par identifier Gjika comme le chef du trafic de cocaïne impliquant Cherres et d’autres hommes d’affaires équatoriens.
Mais la cheffe de la police, Tannya Varela, les a sauvés des poursuites. Elle a retiré les enquêteurs de l’affaire en septembre 2021 et les a réaffectés dans d’autres zones.
L’affaire a été classée en janvier 2022, juste après que Varela soupçonnée de malversations n’ait enfin été démise de ses fonctions par le président Lasso. On a alors appris qu’elle était surnommée « la Madrina » (la Marraine).
Mais ce n’est qu’en mai 2024 que la procureure Diana Salazar a révélé officiellement l’existence d’une enquête diligentée contre Varela et deux autres généraux de la police à la retraite (Giovanni Ponce Parra et Mauro Vargas Villacaos)soupçonnés d’être des ripoux.
Puis, en février 2023, la presse a fait fuiter l’enquête policière de 2021 qui reliait Rubén Cherres, Carrera Drouet le beau-frère du président Lasso, au réseau criminel de Gjika.
Cela a conduit à la réouverture de l’enquête policière officiellement clôturée en janvier 2022.
Enfin, le 23 février 2023, un rapport fournissant des détails sur la relation présumée entre Varela, Cherres, Carrera Drouet, Lasso auraient été « en affaires » avec Gjika depuis juillet 2021.
L’enquête sur Carrera Drouet ses liens possibles avec des trafiquants de drogue albanais ont contribué à un scandale politique qui a abouti à une procédure de destitution qui a conduit le président Lasso à abandonner le pouvoir.
En mars 2023, Cherres, a été assassiné avec trois autres personnes à Punta Blanca, une station balnéaire de la côte équatorienne. L’enquête est toujours en cours.
Des écoutes téléphoniques publiées en mars 2024 suggèrent que Gjika aurait pu vouloir la mort de son collaborateur pour une histoire de dette impayée. De plus, Cherres était un témoin gênant dans la procédure judiciaire diligentée contre Gjika.
Carrera fait toujours l’objet d’une enquête du procureur général de l’Équateur pour avoir dirigé un réseau de corruption avec Cherres.
En octobre 2023, Gjika a fondé la société Riomel Gold Corporation, dédiée au négoce de métaux précieux. Selon le registre des entreprises équatoriennes, Riomel Gold est toujours en activités aujourd’hui.
Situation dramatique de l’Équateur
Pour mémoire, le 9 août 2023, le candidat centriste à la présidentielle Fernando Villavicencio qui avait fait de la lutte anti-corruption son cheval de bataille a été assassiné par balles par un commando de tueurs à gages colombiens à Quito. Un des protagonistes avait été neutralisé par ses gardes du corps et six suspects avaient été immédiatement appréhendés. Le 6 octobre, ces six prévenus ont été assassinés à leur tour(1) alors qu’ils étaient incarcérés dans la prison Guayas 1 à Guayaquil, dans le sud-ouest du pays.
Le 7 octobre, le ministère public a annoncé la mort d’un septième détenu dans la prison d’El Inca à Quito. L’autorité pénitentiaire a précisé, dans un communiqué, que le prisonnier était également « lié » à l’assassinat de Fernando Villavicencio.
La situation sécuritaire dans le pays s’est considérablement dégradée depuis 2017. Entre cette année là et 2023, le taux d’homicides en Équateur est passé de 5 à 46 pour 100.000 habitants. Après son arrivée au pouvoir en 2017, le président Lenin Moreno s’était lancé dans une politique économique d’austérité drastique affaiblissant l’appareil sécuritaire par la fusion de plusieurs ministères en un seul avec un budget réduit.
Parallèlement, la pauvreté endémique fait qu’un tiers des jeunes de 15 à 25 ans issus pour la plupart de milieux défavorisés n’étudient pas est sont au chômage ce qui les rend vulnérables au recrutement par des groupes criminels.
Depuis 2018, l’Équateur est devenu un point de transit critique pour la cocaïne et que les groupes criminels se disputent le contrôle des routes de la drogue et des prisons.
En 2019, des émeutes massives ont éclaté en réponse aux mesures d’austérité . Le 10 octobre, la capitale Quito est envahie par les manifestants forçant le président Moreno à déplacer le gouvernement à Guayaquil.
Le 7 janvier 2024, le leader de « Los Choneros » José Adolfo Macías Villamar(2), s’est évadé de la prison de Guayaquil. Le 9 janvier, Fabricio Colón Pico , le chef de « Los Lobos » s’est évadé à son tour de la prison de Riobamba.
Après l’évasion, le président Daniel Noboa a déclaré l’état d’urgence pour une durée de 60 jours.
Mais les violences se sont multipliées dans les prisons et contre des entreprises et des véhicules privés.
Ces actions pourraient avoir été déclenchées pour se venger d’une récente enquête sur les liens unissant les trafiquants de drogue et certains responsables politiques. L’opération, connue sous le nom de Metastasis, a conduit à l’arrestation d’au moins vingt hauts responsables de la sécurité et juges en décembre 2023 pour des activités criminelles présumées au profit d’un trafiquant de drogue.
Le président Noboa a pris par référendum des mesures énergiques en avril 2024 autorisant l’armée à entrer dans les prisons mais aussi à extrader des criminels arrêtés. Cette mesure est la hantise de nombreux caïds qui craignent plus que tout de se retrouver dans un pénitencier de haute sécurité américain. Le problème est que le président Noboa ne semble pas non plus être « blanc bleu » ayant des intérêts dans des sociétés off-shore dans des paradis fiscaux…
1.Voir : « Équateur : assassinat des tueurs du candidat à la présidentielle » du 12 octobre 2023.
2.Voir : « Équateur : nouvel état d’urgence » du 10 janvier 2024.
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