Dans sa première interview depuis le début de la guerre à Gaza en octobre, l'ancien chef du Shin Bet (1996-2000), le contre-amiral (er) Ami Ayalon appelle à la libération de tous les otages en échange de prisonniers palestiniens, dont Marwan Barghouti, qu'il considère comme le seul à pouvoir diriger les Palestiniens une fois les opérations de Gaza terminées.

Depuis plusieurs mois, Ayalon refuse de commenter les évènements à Gaza et dans le Nord d’Israël. Il s’est également abstenu de parler des attaques des Houthis depuis le Yémen contre l’État hébreu et les navires croisant en mer Rouge – un domaine qui lui est familier depuis qu’il a dirigé l’unité commando de la marine puis a commandé l’ensemble de la marine israélienne.

Il précise d’ailleurs honnêtement : « J’ai quitté Tsahal il y a une trentaine d’années et le Shin Bet il y a environ 24 ans  […] J’évite d’aller sur les plateaux et de parler de choses que je ne connais pas avec le niveau de détail nécessaire. »

Mais dans une interview, il a souhaité évoquer la « stratégie de sortie » d’Israël aussi qualifiée du « lendemain de la guerre. »

Il faut échanger tous les otages contre des prisonniers dont Marwan Barghouti

Pour lui, « dans le cadre d’un accord global qui inclut le retour de tous les otages, nous devons libérer Marwan Barghouti.

À cela deux raisons. D’abord parce que le retour des otages israéliens est ce qui se rapproche le plus d’une ‘image de victoire’ dans la campagne actuelle à Gaza, et parce que Marwan est le seul dirigeant palestinien qui peut être élu et diriger un leadership palestinien uni et légitime vers une voie de séparation mutuellement consentie avec Israël. »

Il est donc un des seuls Israélien à défendre l’idée de « deux États » vivant côte à côte. De plus, il envisage la libération de Marwan Barghouti (né en 1959) arrêté en 2002 alors qu’il était le chef de la branche paramilitaire Tanzim du Fatah. Il a été condamné à cinq peines de prison à perpétuité. Il est très populaire au sein des Palestiniens mais honnis par la majorité des Israéliens…

 

La campagne de Gaza n’aura pas une « image de victoire »

Il poursuit : « cette campagne n’aura aucune ‘image de victoire’. Pas comme le lever de la bannière étoilée sur Iwo Jima, ou comme Yossi Ben Hanan brandissant un AK-47 au-dessus de sa tête dans le canal de Suez et même pas comme l’image de Yasser Arafat contraint de s’embarquer vers la Tunisie depuis le port de Beyrouth après la Première Guerre du Liban. »

« Dans les guerres du passé décrites par Von Clausewitz au XIXe siècle où la victoire était déterminée par une décision militaire, il y avait en effet des ‘images de victoire’ marquant clairement ‘le lendemain de la guerre’ et la transition. aux négociations entre vainqueurs et vaincus […] Dans une guerre contre le terrorisme, en revanche, il n’y a pas de drapeaux blancs. Arafat est aussi revenu ici de Tunisie dix ans après son départ. »

À la question : « et si nous tuons Yahya Sinwar [le chef du Hamas à Gaza], ce ne serait pas une victoire ? » il répond : « Non. Si quelqu’un pense que les Palestiniens se rendront même si Sinwar revient à son créateur, il ne connaît ni les Palestiniens, ni le Hamas, ni les mouvements islamiques radicaux du siècle en cours. »

Pour illustrer sa position, Ayalon revient sur l’arrestation en 1989 du fondateur du Hamas, le Cheikh Ahmed Yassine (tué en 2003 par Tsahal à Gaza), paralysé et confiné dans un fauteuil roulant.

« Quand il était en prison, nous prenions soin de sa santé […] Nous avons veillé à ce qu’il ne meure pas en prison, afin qu’il ne devienne pas un martyr. Au Shin Bet, nous nous sommes opposés à sa libération de prison.

Parmi les commandants de l’état-major, certains ricanaient : ‘ Qu’est-ce que tu fais ? Ce n’est pas un leader, c’est un pauvre gars en fauteuil roulant.’

En réponse, j’ai soutenu que le concept de leadership dans le monde arabe et musulman est une autre chose que les gens d’ici ne comprennent pas parce que nous regardons un leader avec des yeux occidentaux : son apparence à la télévision, sa coiffure, ou le timbre de baryton ou de basse de sa voix […] Il faut rappeler que le Cheikh Yassine, qui, en tant que leader du mouvement, a rédigé le manifeste du Hamas, était pour les Palestiniens le symbole de leur misère, en grande partie à cause de son handicap physique et de son apparence fragile. »

Mais « il était le seul à avoir réussi à unifier une direction religieuse, sociale, politique et militaire, qu’il incarnait. »

« Le Hamas n’a pas une telle direction aujourd’hui. La branche militaire met en œuvre sa politique de manière indépendante et la branche civile, avec tout son système caritatif est en train de disparaître […] Les conflits au sein du Hamas opposent les dirigeants locaux et militaires, qui dictent les évènements à Gaza et l’aile politique qui est  présente à l’étranger en Turquie, au Qatar et au Liban […] Sinwar est la direction locale. Il est vrai qu’il y a toujours des tensions entre l’aile armée et l’aile politique, mais la coopération entre les deux est plus étroite sous Sinwar. »

Ayalon a un point de vue différent sur la plupart des guerres qu’Israël a menées au cours de ce siècle.

« La guerre pour établir et défendre Israël dure depuis environ 140 ans, depuis la première alyah sioniste à la fin du 19ème siècle. Cette guerre s’est poursuivie depuis lors, avec des intensités variables par diverses opérations, batailles et campagnes. »

Pour lui, les évènements des quatre derniers mois ne sont « pas une guerre, mais une autre ‘campagne’ dans la longue guerre pour notre indépendance ».

2002 : l’occasion manquée ?

« Nous avons gagné en mars 2002. Lors du sommet de la Ligue arabe à Beyrouth, les pays arabes se sont rendus et ont brandi un drapeau blanc. Ils se sont retirés de la décision de la Ligue de 1967 à Khartoum, connue sous le nom de ‘la politique des trois non’ : – non à la reconnaissance d’Israël, non aux négociations et non à la paix. –

En mars 2002, après 35 ans de lutte, lors de ce sommet, ils ont convenu de reconnaître Israël et d’établir avec lui des relations complètes basées sur les résolutions de l’ONU et du Conseil de sécurité qu’Israël avait également signées. C’est ainsi qu’a été créée la politique des ‘trois oui’ : – oui à la reconnaissance d’Israël, oui aux négociations et oui à la paix l. – »

« La tragédie est que nous refusons de reconnaître notre propre victoire et continuons à nous battre. Nous avons transformé la guerre en un une fin en soi pour éviter le débat qui déchire la société israélienne, centré sur la question de savoir ce que nous sommes […] en tant que peuple sur cette terre. »

Aujourd’hui, une mauvaise direction ?

« La décision du cabinet [gouvernement] de ne pas discuter du ‘jour d’après’ transforme la guerre en un conflit sans objectif politique. Il s’agit d’une situation dans laquelle il est impossible de définir une ‘victoire’ qui est toujours définie en termes politiques et le risque énorme est que c’est dans ce cas que la guerre devienne une fin et pas le moyen. »

 « Aucune stratégie de sortie de la guerre ne peut être créée sans définir l’objectif politique et nous nous dirigeons vers le ‘bourbier des dunes de Gaza’ les yeux grands ouverts. »

La guerre interne à Israël prime sur tout ?

« Si nous ne décidons pas où nous allons ensemble et quelles sont les valeurs qui nous unissent, nous risquons de continuer à mener des guerres pour toujours, simplement parce que c’est le seul moment où nous ne nous combattons pas [en interne].

Le slogan ‘nous gagnerons ensemble’ est vrai, mais il n’est valable qu’en temps de guerre, lorsque des ennemis extérieurs nous forcent à une unité que nous n’avons pas choisie.

‘Notre unité est vide de sens si elle constitue une échappatoire au véritable débat que nous ne pouvons pas ou ne voulons pas avoir, car l’intensité du conflit [en interne] pourrait nous conduire à la guerre civile.

Yitzhak Rabin a été assassiné précisément à cause de cela […] Rabin a été assassiné parce que les rabbins ont émis un ‘rodef’ – un verdict halakhique [ la Halakha regroupe l’ensemble des prescriptions, coutumes et traditions collectivement dénommées « Loi juive »]. déclarant quelqu’un qui est un danger pour les Juifs et qui peut être tué en état de légitime défense […] et dans ce contexte, il y avait quelqu’un qui se considérait comme un ‘messager public’ pour commettre le meurtre (en référence à l’assassin Yigal Amir.) »

« Ce n’est que lorsque je suis arrivé au Shin Bet [juste après l’assassinat de Rabin] que j’ai réalisé l’ampleur du fossé et de la fracture, qui existent encore aujourd’hui à différents degrés d’intensité […] Par arrogance, le gouvernement ‘de droite radicale’ a décidé qu’il fallait changer la forme du gouvernement [réforme qui vise à accroître le pouvoir des élus sur celui des magistrats].

Outre les centaines de milliers de personnes descendues dans la rue pour protester, les commandants des chefs d’état-major et les chefs de la défense a déclaré au Premier ministre et aux membres du cabinet qu’il existait une menace multi-théâtres et que la décision du gouvernement mettait en danger la sécurité d’Israël.

Le ministre de la Défense [Yoav Gallant], dans un discours à la nation, a qualifié le danger de guerre de ‘clair et présent’ ce pourquoi il a été licencié [en mars 2023] avec effet immédiat.

Le Premier ministre et ses ministres ont refusé d’écouter et ont déclaré que les avertissements de Tsahal étaient politiquement motivés et c’est ainsi que nous sommes arrivés à la campagne actuelle. »

Le résultat du 7 octobre

«  L’effondrement est dû à plusieurs niveaux d’idées fausses : avant tout, une conception politique qui a commencé avec l’échec des pourparlers de Camp David en 2000, et la déclaration du Premier ministre [à l’époque Ehud Barak] selon laquelle il n’y a pas de partenaire [pour la paix] de l’autre côté. »

« L’Autorité palestinienne a reconnu Israël à l’intérieur des frontières d’avant 1967 et a accepté des échanges territoriaux.

Elle a convenu que le droit au retour serait discuté avec Israël dans le cadre des négociations. Les derniers à avoir tenté de prendre la tête d’une démarche visant à mettre fin au conflit ont été Ariel Sharon, qui a décidé de quitter Gaza et [une partie du] nord de la Samarie parce qu’il réalisait qu’il perdait l’opinion publique israélienne, et Ehud Olmert. »

Mais il a été initié une politique de ‘gestion du conflit’ qui consistait à affaiblir délibérément l’Autorité palestinienne en renforçant le Hamas afin d’éviter toutes négociations politiques.

Netanyahu avait tort de penser que cette politique lui ferait gagner du temps politique et a refusé de voir la menace posée par le Hamas.

Les chefs du Shin Bet ont dit à Netanyahu : ‘Vous ne connaissez pas le Hamas’, et ont exigé des mesures pour l’affaiblir militairement. L’absence de processus politique fait du Hamas le seul groupe luttant pour la libération nationale aux yeux des Palestiniens. »

« Une autre idée fausse était que les Palestiniens ne sont pas un peuple et que si nous leur permettons de connaître la prospérité économique, ils abandonneront leur rêve d’indépendance.

En fin de compte, les Palestiniens se définissent comme un peuple. Ils sont prêts à tuer et être tués pour leur indépendance, et les terroristes tués deviennent des martyrs à leurs yeux. »

Enfin, troisième idée fausse : « la conception du renseignement, qui estime que le Hamas a été dissuadé après la série de combats de 2021 est erronée. Nous le mesurons par la réalité matérielle : combien de terroristes du Hamas nous avons tués, combien d’infrastructures, d’armements ou combien de tunnels nous avons détruits pendant que les Palestiniens mesurent eux en logique de soutien populaire.

Après chaque vague de violence, le soutien au Hamas et à tous ceux qui luttent contre l’occupation augmente, et l’Autorité palestinienne, en ne se joignant pas à cette violence, est perçue comme la ‘collaboratrice’ d’Israël. »

Les crises créent des opportunités

Pour Ayalon, Israël ne comprend pas que le monde a changé – que la Chine et la Russie rejoignent l’Iran et créent un axe défiant les États-Unis -.

« Pour cette raison, Biden change de politique. Il est prêt à apaiser le prince héritier Mohammed ben Salmane pour bloquer l’influence de l’axe adverse – et contrairement à Netanyahu, il comprend que les négociations avec les Palestiniens doivent être encouragées. »

Que va-t’il se passer ?

« Nous sommes arrivés à un carrefour à trois chemins. Il n’y a que deux issues, et pour l’instant, nous refusons de prendre une décision – et à cause des conflits qui déchirent la société israélienne – nous refusons également de comprendre que ne pas décider est aussi une décision.

Une voie à laquelle je crois mène à un Israël juif et démocratique dans l’esprit de la Déclaration d’indépendance, un État à majorité juive. Ce sera un long processus, avec des hauts et des bas, qui durera peut-être 40 ans et qui nous obligera à faire des concessions internes et à parvenir à des ententes entre nous. Si nous prenons cette voie, les pays arabes qui ont ratifié l’Initiative de paix arabe, comme les démocraties occidentales, seront de notre côté. Je crois que cette voie nous mène à un Israël sûr, juif et démocratique. »

« L’autre voie est celle suivie par ceux qui pensent à tort que l’occupation est un atout pour la sécurité et d’autres qui croient que nous n’avons pas le droit de céder des terres d’Israël, même si cela signifie une guerre sans fin.

À mon avis, cette voie est une perspective messianique qui ne reconnaît pas les limites de la réalité.

Cette voie mène à un État unique, dans une zone actuellement habitée par sept millions de Juifs et sept millions d’Arabes.

C’est une réalité violente dans laquelle Israël perdra son identité juive et démocratique. Cette réalité nous ramène à la Grande révolte arabe de les années 1930 [la grande révolte arabe de 1936-1939 en Palestine mandataire est une rébellion des Arabes des territoires sous mandat britannique qui revendiquent la fin de celui-ci, la création d’un État arabe indépendant et la fin de l’immigration juive] à un conflit religieux attirant les groupes les plus radicaux et les plus violents des deux côtés. »

« Les leçons que nous devons tirer de l’année écoulée sont que nous devons reconnaître la profondeur des divisions qui nous ont amenés au bord de la violence, ainsi que le danger qui nous guette de l’extérieur […] Le défi est d’exploiter cette énergie à quelque chose de positif, à un ensemble menant à une réalité où les gens descendent dans la rue non seulement pour exiger des commissions d’enquête [pour enquêter sur ceux qui ont échoué] et protester contre ceux avec lesquels ils ne sont pas d’accord, mais aussi pour chercher le moyen de se rencontrer, de se connaître et de trouver un terrain d’entente.

Les crises créent des opportunités. La guerre du Kippour qui a coûté la vie à plus de 2.600 soldats, nous a appris que la paix avec l’Égypte sans le Sinaï valait mieux qu’un Sinaï sans paix.

Il est temps de décider où la guerre du 7 octobre mène. »

Ce discours ne rencontre pour l’instant peu d’écho en Israël, la priorité étant donnée à la neutralisation du Hamas. Mais Ayalon n’est pas seul. Il est semble que nombre d’anciens des services de renseignement israéliens partagent son point de vue mais il n’est tout simplement pas audible pour le moment.

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Texte

Alain Rodier