Les États-Unis ont envoyé début juin des avions F-22 en Syrie pour contrer ce qu’ils considèrent comme étant les « menaces russes ». Cela démontre comment une mission militaire lancée pour combattre Daech (État Islamique en Irak et au Levant) s'est transformée en un affrontement géopolitique beaucoup plus large.

Alors qu’ailleurs Washington s’oppose par proxies interposés à Moscou mais aussi à Téhéran, les militaires américains sont en Syrie au contact direct avec l’armée russe, la SMP Groupe Wagner et les forces iraniennes. Les frictions sont nombreuses et peuvent dégénérer en incidents plus graves à tout moment.

Les troupes américaines sont arrivées dans le nord-est de la Syrie en 2015 dans le cadre plus large de l’opération « Inherent Resolve » qui couvre d’abord l’Irak depuis le 16 juin 2014. Agissant aux côtés des Forces démocratiques syriennes (FDS), une milice à majorité kurde (alliée de tribus arabes) qu’elles ont contribué à créer, elles ont repoussé Daech après que ce mouvement salafiste-jihadiste issu historiquement d’Al-Qaida en Irak (puis l’État Islamique en Irak) ait conquis de vastes territoires de Syrie et d’Irak.

Le soi-disant « califat » établi sur ces zones en 2014 a été vaincu territorialement en 2019.

Officiellement, la mission militaire américaine en Syrie continue d’être un succès.

Ainsi, selon la coalition dirigée par les États-Unis, Daech n’a mené que 19 attaques en Syrie, durant le ramadan 2023 ce qui représente une diminution de 37 % par rapport à la même période en 2022 et de 70 % de moins par rapport à 2020.

Les États-Unis travaillent principalement dans un rôle de conseil et d’assistance avec leurs alliés kurdes pour cibler les activistes de Daech qui sont encore présents dans la clandestinité.

Ils aident également les FDS à garder environ 10 .000 combattants emprisonnés et des dizaines de milliers d’autres membres de leur famille – principalement des femmes et des enfants – dans des camps de réfugiés où les conditions de vie sont précaires.

À la mi-juin, lors d’une réunion en Arabie saoudite des membres de la coalition pour vaincre l’EI, le secrétaire d’État américain Anthony Blinken a salué le succès de la mission, tout en mettant en garde contre la « menace évolutive » de Daech dans le Sahel et en Afrique de l’Ouest.

Huit ans après l’arrivée des troupes américaines dans le nord-est de la Syrie, les critiques affirment que Washington n’est pas plus proche du départ que lorsque Daech était à son apogée.

Robert S. Ford, ancien ambassadeur américain en Syrie (2011-2014) a déclaré au media Middle East Eye : « le nord-est de la Syrie est la définition d’une guerre éternelle […] Parce qu’il n’y a pas de victimes américaines et que ce n’est pas une opération particulièrement coûteuse, elle se glisse sous la porte. Et les États-Unis restent année après année ».

La justification officielle de la présence américaine date des autorisations d’utilisation de la force militaire édictées en 2001 et 2002 par le Congrès après les attentats du 11 septembre. Mais sur le fond, l’opération « Inherent Resolve » n’a aucune légitimité internationale délivrée par l’ONU. Les tentatives internes aux États-Unis pour arrêter l’opération dans le but de réduire les pouvoirs opérationnels du président américain n’ont pas réussi déboucher.

Andrew Tabler, directeur de recherche auprès du  Washington Institute for Near East Policy et ancien directeur de la Syrie au Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche a été très clair en faisant la déclaration suivante dont la deuxième partie est la plus significative : « 900 soldats en Syrie sont un moyen assez peu coûteux pour nous de tuer les ‘méchants’ de l’État Islamique … et d’empêcher la Russie, l’Iran et Damas de consolider le contrôle du pays ».

En clair, Washington ne veut pas que le régime de Bachar el-Assad – soutenu par Moscou et Téhéran – ne reprenne la direction des affaires en Syrie.

Cette vision des choses est amplifiée par Bassam Ishak, le représentant à Washington du Conseil démocratique syrien, la branche politique des FDS qui a dit : « la seule raison pour laquelle les États-Unis peuvent maintenir une présence militaire en Syrie est de dire qu’ils combattent le terrorisme. […] Mais l’objectif principal est maintenant d’épuiser l’Iran et la Russie ». La Syrie est bien le lieu d’un affrontement par proxies entre les Américains d’un côté, les Russes et les Iraniens de l’autre.

Le président Bachar al-Assad contrôle actuellement environ les deux tiers du territoire syrien.

Alors que la guerre civile touche à sa fin, Assad songe surtout à réintégrer le giron régional.

Le tremblement de terre dévastateur de février en Syrie (et en Turquie) a fourni une ouverture à Assad pour convaincre des voisins comme la Jordanie et l’Égypte d’apporter leur aide.

Ces efforts ont abouti à une visite historique du président Assad en Arabie saoudite en mai où la Syrie a été invitée à réintégrer la Ligue arabe.

Les analystes pensent que l’un des objectifs à long terme d’Assad est de récupérer le nord-est de la Syrie, une région historiquement fertile qui abrite également certains des seuls champs pétrolifères de Syrie. Ce serait pour cette raison que Damas et ses alliés auraient intensifié leur action contre les États-Unis.

En effet, les responsables américains ont signalé une augmentation au début 2023 du nombre de survols russes des bases américaines.

De plus, le haut commandant américain pour la région a récemment déclaré que l’Iran avait lancé une centaine d’attaques contre des bases américaines en Syrie depuis janvier 2021. Michael Knights, un expert des milices et fondateur du site Internet Militia Spotlight a déclaré : « tout indique que les milices iraniennes se préparent à un modèle d’attaque plus agressif contre les États-Unis […] Ils voient une opportunité d’expulser les États-Unis du nord-est de la Syrie ».

Le 23 mars, un drone kamikaze a percuté une base américaine au nord-est d’Hassaké, en Syrie, tuant un sous-traitant de la défense et blessant six militaires.

Sam Heller, un expert du Proche-Orient de la fondation Century basé à Beyrouth pense que l’attaque du drone avait coïncidé avec le moment où le radar de l’installation avait été éteint pour des opérations de maintenance. Il a suggéré que les attaquants avaient « des renseignements locaux ou un soutien aérien russe ».

Les Américains ont répondu en bombardant des positions de groupes « affiliés à l’Iran » dans la région de Deir ez-Zor.

Une situation encore plus complexe que décrite par Washington

L’ancien ambassadeur américain en Syrie Robert S. Ford cité plus avant a affirmé que Washington exagérait souvent l’importance du nord-est de la Syrie pour Damas et ses bailleurs de fonds. Un facteur qui, selon lui, a contribué à la dérive des États-Unis dans la région sans fin de partie claire. « Les gens à Washington continuent de penser que la présence américaine dans le nord-est de la Syrie est une grosse monnaie d’échange […] Assad et les Iraniens voudront peut-être le récupérer, mais ils n’en ont pas besoin […] Assad peut gratter en tenant les centres de population dans l’ouest de la Syrie et rien dans cette présence américaine n’empêche les Iraniens et les Russes de faire ce qu’ils veulent ». Il a précisé : « ce sont les frappes aériennes israéliennes qui ont blessé l’Iran, pas les 900 soldats américains ».

Selon Mahmoud Meslat, spécialiste de la Syrie : « les sunnites arabes se méfient des Kurdes, les Kurdes se méfient des Turcs et tout le monde se méfie des États-Unis ».

Cependant pour lui, la présence américaine n’a gagné en importance pour Washington qu’avec la guerre en Ukraine au milieu des signes d’une coopération croissante entre Téhéran et Moscou. Il résume par : « Si vous êtes intéressé à faire échouer la nouvelle alliance russo-iranienne, la présence américaine [en Syrie] est importante ».

Le rôle de la Turquie

Un retrait partiel des troupes américaines du nord-est de la Syrie par l’ancien président Donald Trump en 2019 avait  ouvert la voie à une incursion turque qui avait suscité de nombreuses critiques selon lesquelles les États-Unis abandonnaient leurs alliés kurdes.

La Turquie considère les SDF soutenus par les États-Unis comme une extension du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) que les États-Unis, l’Union européenne et Ankara qualifient d’« organisation terroriste ».

L’administration Biden est également sensible au fait qu’un retrait militaire américain de la région serait très mal considéré sur la scène internationale après celui d’Afghanistan.

De leur côté, les alliés kurdes de Washington sont en pourparlers avec Damas au sujet d’un accord politique potentiel, mais il y a peu de signes de progrès.

Les analystes doutent qu’Assad, qui est membre de la minorité alaouite de Syrie, verrait beaucoup d’avantages – ou serait en mesure de contrôler – une région composée principalement de Kurdes et de musulmans arabo-sunnites.

De plus, pour Damas, le plus gros prix est de conclure un accord avec les Turcs.

Avec la réélection du président Recep Tayyip Erdoğan pour cinq ans, il y a des signes qu’il souhaite reprendre des relations normales avec Assad.

D’ailleurs, en mai, les ministres des Affaires étrangères turc, syrien, iranien et russe se sont rencontrés à Moscou dans le cadre pourparlers au plus haut niveau depuis le début de la guerre en Syrie.

La Turquie elle-même s’est taillé une place non négligeable dans le Nord de la Syrie où sa propre empreinte militaire et administrative éclipse celle des États-Unis. Mais alors que la mission américaine dans le nord-est de la Syrie entre dans sa huitième année, certains craignent que Washington ne devienne de plus en plus complaisant.

Mahmoud Meslat, un expert de la Syrie à l’Oberlin College affirme que les tensions entre les communautés kurde et arabe signifient qu’il y aura toujours un niveau de ressentiment entre les communautés. « En ce moment, les gens ont faim, alors ils se taisent […] Mais la Russie et l’Iran parlent à tout le monde et les États-Unis sont juste présents immobiles ».

Enfin, le Groupe Wagner semble toujours présent malgré le putsch du 24/25 juin en Russie. Certes, il est trop tôt pour voir des conséquences immédiates surtout que cette société militaire privée (SMP) remplit des missions à hauts risques pour le compte de Moscou : protection de sites pétroliers et des transports de matières premières, instruction et accompagnement (au minimum) de forces spéciales gouvernementales syriennes, recrutement et formation de mercenaires syriens destinés à être déployés sur d’autres théâtres comme en Libye, etc. .Ses pertes humaines ont été importantes mais elles n’ont pas été comptabilisées dans les statistiques officielles, ce qui arrange bien le Kremlin.

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Texte

Alain Rodier