Israël comme tous les autres grands pays suit la guerre en Ukraine avec attention. En dehors du côté « politique » de l’affaire, c’est le déroulement « technique » qui intéresse l’État Hébreu pour en tirer les enseignements utiles à sa propre défense.

Certes les situations politiques et militaires d’Israël, de la Russie et de l’Ukraine sont différentes. En conséquence toutes les leçons tirées de la guerre en Ukraine ne sont pas pertinentes pour Israël. À l’opposé, d’autres sont pertinentes en l’état mais la majorité nécessitent des adaptations.

Une erreur serait de croire que les armées russes et ukrainiennes sont dépassées car elles n’avaient pas étudié les nouvelles réalités ni adopté les dernières technologies et doctrines. En conséquence le conflit dans lequel elles sont engagées ne serait pas un bon exemple des tendances actuelles et futures de la guerre.
Cela serait faux car les deux armées ont bien utilisé de nouvelles capacités technologiques (la cyber guerre, les drones et des munitions guidées à longue portée) qui étaient censées révolutionner le caractère de la guerre.

Mais cela a été loin d’être décisif. Elles ont donc continué à employer et à développer leurs forces dotées de technologies supposées obsolètes (artillerie, véhicules blindés de transport de troupes et chars.)

Il faut dire que l’effort en cyber guerre de la Russie n’avait obtenu qu’un succès partiel et n’avait pas réussi à neutraliser ou à perturber suffisamment le fonctionnement de l’appareil étatique et militaire ukrainien.
L’utilisation par l’Ukraine de drones et de missiles antichars modernes a certes ralenti les forces blindées-mécanisées russes en leur causant graves pertes – très médiatisées sur le net -mais, en fin de compte, pas beaucoup plus que lors des guerres similaires dans le passé (guerre des six jours de 1967, guerre du Kippour de 1973, guerre Irak-Iran de 1980/88, première et seconde guerre du Golfe 1991/2003.)
Si les Russes ont finalement été arrêtés en Ukraine, c’est par des actions de combat rapproché et d’énormes concentrations de tirs d’artillerie. Certains des combats en Ukraine ressemblent beaucoup aux batailles de la Seconde Guerre mondiale et même à celles de la Première Guerre mondiale.

Une constatation de ce conflit est que si les nouvelles méthodes et technologies ont ajouté des capacités aux forces combattantes, elles n’ont pas fait disparaitre les plus anciennes en les rendant obsolètes.

Les leçons pour Israël

De tous temps, les stratèges ont fait évoluer l’art militaire et parfois proposé des évolutions qui se sont révélé être de véritables révolutions.
À partir de la fin des années 1990, les stratèges israéliens pensaient que les guerres futures auxquelles l’État hébreu serait confronté n’incluraient plus de manœuvres majeures de formations massives menant une guerre de haute intensité. Elles seraient constituées d’affrontements de faible intensité avec un ennemi ayant recours à des méthodes de guérilla et de terrorisme.
En conséquence l’armée israélienne devrait se concentrer sur la contre-guérilla et le contre-terrorisme. La conquête de territoire était jugée sans intérêt et même politiquement et militairement comme contre-productive.
Les guerres ne comporteraient plus que des échanges de tirs accompagnés par un minimum de manœuvres ou menées par des forces légères qui conduiraient des opérations de contre-guérilla, des embuscades et des patrouilles.

Si d’aventure un ennemi tentait de mener une guerre blindée-mécanisée «à l’ancienne» contre Israël, il serait facilement vaincu par les nouvelles technologies que développait l’industrie militaire du pays (guerre électronique, munitions de haute précision, etc.).
La leçon qui en fut tirée a été la dissolution de nombreuses unités blindées lourdes et d’artillerie classique car elles étaient considérées comme obsolètes.

La réalité en Ukraine n’a manifestement répondu à aucune de ces attentes. Deux très grandes armées employant des unités mécanisées et d’infanterie soutenues par une artillerie classique ont été engagées dans des manœuvres offensives et défensives.
Elles se battent toujours pour contrôler le territoire et ont toutes deux subi d’énormes pertes pour atteindre leurs objectifs.

On pourrait en déduire que si les penseurs israéliens se sont trompés au niveau mondial, ils pourraient aussi avoir raison au niveau local. Peut-être que des guerres « à l’ancienne » peuvent encore se produire dans des endroits où les méthodes et technologies plus classiques sont toujours pertinentes, mais elles ne s’appliquent pas aux menaces spécifiques auxquelles Israël est confronté et qui déterminent en conséquence les besoins particuliers de Tsahal.
Cet argument est partiellement correct. Les ennemis auxquels Israël a été confronté au cours des deux dernières décennies manquent de capacités de guerre mécanisée et la guerre constante dans laquelle Tsahal est impliquée au quotidien – ainsi que les escalades les plus probables dans un proche avenir – sont en effet des guerres de faible intensité.
Cependant, cette dernière peut se transformer rapidement en guerre de moyenne ou haute intensité, un scénario qui a toujours menacé Israël depuis sa création.

De plus, certains des ennemis d’Israël évoluent pour créer des armées de masse capables de mener une guerre « à l’ancienne », même si elles ne sont pas encore mécanisées.

Le Hezbollah

Le plus puissant des ennemis d’Israël est aujourd’hui le Hezbollah. Ce mouvement inféodé à l’Iran s’est transformé progressivement en une armée (certes pas blindée-mécanisée à une exception près – c/f photo ci-après -) capable de mener une guerre défensive au Sud-Liban tout en représentant une menace directe pour le territoire israélien.

Compte tenu de la taille de l’arsenal de missiles et de roquettes du Hezbollah, le « dôme de fer » ne fournirait pas un niveau de protection suffisant comme c’est le cas actuellement face aux mouvements palestiniens installés à Gaza.

Pour réduire efficacement un bombardement massif d’Israël par le Hezbollah, Tsahal serait obligé de mener une offensive terrestre majeure au Liban. En effet, de petites équipes de forces spéciales menant des raids ou dirigeant des tirs de précision ne suffiraient pas. Une offensive majeure de ce type nécessitera d’importantes forces de Tsahal pour capturer et nettoyer rapidement de larges pans du sud du Liban afin de neutraliser les forces ennemies.

Il faut prendre en compte que le Hezbollah a installé des positions défensives très puissantes et que ses troupes ont été aguerries par dix ans de guerre en Syrie aux cotés de l’armée de Bachar el-Assad. Elles seraient dix fois plus importantes, mieux équipées, mieux organisées et mieux entrainées que les forces qui ont mené la guerre au Sud-Liban en 2006.

Pour y parvenir, Tsahal devra être équipé et formé pour mener des opérations de guerre régulières de masse. Les bombardements de précision et les forces spéciales seront certainement des éléments importants de ces opérations, mais elles ne pourront pas seules obtenir des résultats décisifs et rapides.
Bien que les forces du Hezbollah soient beaucoup plus petites et moins lourdement équipées que l’armée ukrainienne, le théâtre de la guerre au Liban est beaucoup plus petit que celui d’Ukraine. De plus, le terrain libanais est vallonné et densément couvert de zones bâties fortifiées plutôt que d’immenses étendues ouvertes comme en Ukraine, créant une densité de forces plus élevée par portion de territoire au Liban. Par conséquent, la densité des défenses du Hezbollah et la concentration des tirs antipersonnel et anti-blindés qu’elles peuvent produire obligeront Tsahal à mener des opérations offensives rappelant les opérations de percée des guerres passées. Cela nécessitera des tirs offensifs massifs et des véhicules blindés, bien que l’infanterie débarquée jouera également un rôle majeur compte tenu du caractère du terrain.

Et c’est là que des enseignements de la guerre en Ukraine sont utiles.

. Le premier et le plus important est la nécessité pour les troupes d’avoir compétence et une maitrise technique et tactique d’une guerre de haute intensité. Ces dernières comprennent la capacité de mener, du niveau du bataillon au niveau de la division, des opérations interarmes hautement coordonnées contre un ennemi massif plutôt que contre des équipes dispersées de guérilleros ou de terroristes.
Pendant la seconde guerre du Liban en 2006, Tsahal a montré une sérieuse dégradation de sa maitrise de ces compétences.
Pour créer et maintenir ces compétences, il faut d’abord reconnaitre qu’elles sont nécessaires; deuxièmement avoir une doctrine se concentrant sur elles et troisièmement, dispenser une formation suffisante pour mettre en œuvre ces savoir-faire.

. Le second est que si les nouvelles technologies sont très utiles, elles ne constituent en aucun cas des « armes miracles » qui transcendent les principes des guerres classiques. À savoir que les cyber-offensives peuvent être contrées par des contre-mesures. Leçon : il faut posséder des équipements alternatifs non cyberdépendants. L’utilisation massive de drones peut être contrée par de nouvelles armes anti-aériennes et de nouveaux équipements de guerre électronique mais aussi par une défense classique à courte portée. Il convient de surarmer les bas échelons avec des armes classiques (mitrailleuses, lances missiles portables, etc.).

Les bombardements de haute précision sont certes efficaces mais ils ne fournissent pas tout ce dont les forces terrestres ont besoin en appuis-feux directs. Pour cela des bouches d’artillerie plus classiques – mortiers, obusiers, lances roquettes multiples, etc. – peuvent fournir des capacités essentielles.

. Le troisième est que le « nombre » de combattants compte toujours. Cela signifie que la réduction massive des unités de combat au sol et de réserve de l’armée de terre israélienne entamée dans les années 2000 pourrait la laisser avec des forces insuffisantes pour mener des opérations de haute intensité, en particulier si la guerre doit durer des semaines ou des mois.

. Le quatrième enseignement mais qui reste fondamental : la nécessité d’assurer la robustesse et la redondance des communications. Une unité militaire n’existe que si elle a des communications efficaces et stables entre les sous-unités qui la composent. Sinon, ce n’est qu’un ensemble de soldats et d’équipements fonctionnant de manière autonome en fonction des estimations individuelles de la situation.
Tsahal informatise de plus en plus ses communications dans le but de créer une force en réseau. Cette technologie accélère considérablement le transfert des rapports et les demandes d’appuis et logistique, créant des réponses rapides. Cependant, cette technologie est également plus sensible aux attaques électroniques et cybernétiques et est également moins mobile.
À titre d’exemple, le système de commandement et de contrôle informatisé ukrainien a été perturbé par une cyber attaque russe le premier jour de la guerre. Kiev s’était préparé à cette éventualité en maintenant des systèmes plus anciens qui étaient moins sensibles à de telles interférences. Cela a permis à l’armée ukrainienne de continuer à fonctionner efficacement, quoique moins efficacement. Lors de la guerre de 2006 au Sud-Liban, le Hezbollah a largement utilisé des liaisons téléphoniques filaires dignes de la Première Guerre mondiale.

. Enfin, un dernier argument entre en compte : les nouvelles technologies sont extrêmement coûteuses alors que les plus anciennes se sont avérées fournir des capacités utiles et essentielles. Il semble qu’il n’est pas nécessaire de doter chaque unité des IDF de toutes les dernières technologies. Si certains sont affectés à des unités moins bien équipées, la différence totale de capacité de combat s’avèrerait moins dramatique qu’on ne le pensait auparavant.

La guerre en Ukraine a montré que Tsahal est allé trop vite et trop loin dans la réduction de son arsenal de chars et d’artillerie classique (canons et mortiers). Il va être nécessaire de fusionner le « nouveau » et l’« ancien » : acquérir de nouvelles compétences tout en maintenant les acquis…

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Texte

Alain Rodier

Photos

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