Depuis l’arrivée au pouvoir à Ankara du parti islamique AKP (Parti de la justice et du développement) en 2002, la Turquie a tourné ses yeux vers le continent africain jugeant qu’il était dans son intérêt de développer des relations - quasi inexistantes depuis la fondation de la République en 1923 - en proposant un visage politico-islamique séduisant pour de nombreux pays musulmans. Cela dit, Ankara fait également des ouvertures vers les pays où les musulmans sont minoritaires.

Le président Recep Tayyip Erdoğan a débuté dimanche une nouvelle tournée qui doit le conduire en Angola, au Nigeria puis au Togo. Plus globalement, il a qualifié les relations de son pays avec les États africains de « stratégiques » et souligné « l’importance particulière » de ses visites en Angola et au Togo, « étant donné qu’il s’agit de premières visites officielles de la partie turque au niveau présidentiel » dans ces pays qui sont bien loin d’être à majorité musulmane.

L’accent sera mis sur ce que la Turquie peut apporter aux pays africains sur le plan économique. À savoir que ce pays bénéficie d’une industrie performante et surtout low cost dans de multiples domaines. Cela va des biens de consommation en passant par l’industrie automobile, métallurgique, chimique, alimentaire, textile, de la santé, le génie civil et bien sûr celle des armements en pleine expansion avec une augmentation de 30% de ses exportations entre 2016 et 2020(1). De son côté, elle importe des produits agricoles, des matières premières et du cuir. Le point fondamental réside dans le fait que les produits turcs sont, tout en étant financièrement intéressants, globalement de bien meilleure qualité que leurs équivalents chinois, leurs premiers concurrents en Afrique.
Autre point important, Ankara ne met pas en avant des conditions préalables à tout accord et se présente comme une alternative fiable aux cinq « grands » qui sont sortis vainqueur de la Seconde Guerre mondiale.
Ce voyage s’inscrit dans la perspective du sommet économique Turquie – Afrique prévu les 21 et 22 octobre à Istanbul et du troisième sommet politique Turquie – Afrique du 18 décembre.

La première étape d’Erdoğan l’a conduit en Angola, pays qui connaît des transformations systémiques après presque quarante ans de gouvernance de Jose Eduardo dos Santos. Le président Joao Lourenco qui s’est rendu en Turquie cet été a affirmé chercher de nouvelles voies pour diversifier son économie très dépendante des hydrocarbures. Comme beaucoup d’autre, il s’est dit très intéressé par les drones militaires turcs qui ont fait leurs preuves au combat en Syrie, en Libye et lors du conflit arméno-azéri.

La seconde étape sera le Nigeria avec lequel les échanges se sont montés à 754 millions de dollars en 2020 mais Ankara pense que la coopération peut être encore considérablement améliorée. Ce pays qui connaît une guerre civile meurtrière dans le nord mais aussi une criminalité importante dans le sud a besoin d’armements adaptés. Dans ce domaine, les drones turcs semblent aussi être très attractifs en raison de leur très bon rapport coût/efficacité. Le Nigeria qui possède déjà 193 véhicules blindés légers à roues Cobra fabriqués par la firme turque Otokar peut être intéressé par le VCI à roues Kirpi de BMC. Il est possible que la Turquie propose son hélicoptère d’attaque TAI T-129 Atak qui a fait ses preuves en combat de contre-insurrection.

La visite au Togo relève plus de la politique d’influence qu’économique. Le président Faure Essozimna Gnassingbé qui entretient de bons rapports avec son homologue turc va sans jouer de cela pour obtenir de nouvelles concessions (là, économiques) auprès de Paris (la dette du Togo de 100 millions d’euros avait été annulée par la France en 2011).

Il est évident que ces pays représentent un intérêt direct ou indirect pour l’approvisionnement de la Turquie en hydrocarbures mais aussi pour le développement de l’image d’Ankara à l’international. Erdoğan qui la décrit comme un pays « Afro-eurasien » (NdA : curieuse expression). Une fois ce dernier périple effectué, Erdoğan aura visité durant ses mandats de Premier ministre puis de président 30 pays africains, ce qui en fait le leader non africain à atteindre ce chiffre.

Historiquement, l’Empire ottoman avait entretenu au XVIè siècle de forts liens avec les émirats, les royaumes et les diverses communautés sur le continent africain, en particulier avec dans des régions aujourd’hui gouvernées par l’Algérie, l’Éthiopie, le Nigeria et l’Afrique du Sud. Mais la chute de l’Empire après la Première guerre mondiale avait replacé la Turquie à l’intérieur de ses frontières.
C’est l’arrivée de l’AKP aux commandes qui a changé la donne sous l’influence des Frères musulmans qui sont, au minimum très proches du pouvoir en place en Turquie.
Ankara possède aujourd’hui 43 ambassades sur le continent africain contre 19 en 2012. La compagnie aérienne nationale Turkish Airlines dessert 60 différentes destinations dans 39 pays et l’Agence de Coopération et de développement internationale turque est présente dans 30 pays. Le volume d’échanges commerciaux est passé de 5,4 milliards de dollars en 2004 à 25 milliards en 2020. Le président Erdoğan espère doubler ce chiffre rapidement.

En 2011, le voyage d’Erdoğan avait montré l’intérêt qu’il portait à l’Afrique de l’Est. La Turquie est aujourd’hui très présente en Somalie – notamment dans les domaines de la construction et militaires -. En Éthiopie voisine, elle est le deuxième investisseur après la Chine.
Son rôle central de soutien à la Libye n’est ignoré de personne et c’est elle qui a aidé les forces gouvernementales à repousser la dernière offensive du Maréchal Khalifa Haftar sur Tripoli en 2020. Là aussi, elle est, avec la Chine, un des principaux investisseurs.
Il est beaucoup question dans la presse d’un contrat de 70 millions de dollars signé avec le Maroc pour l’acquisition auprès de la société Baykar de drones Bayraktar TB2, qui rencontrent de brillants succès à l’exportation. Rabat serait aussi intéressé par l’hélicoptère T-129 Atak.

En Afrique de l’Ouest, des ONG et des institutions turques (qui ont remplacé celles dirigées par le mouvement Gülen honni par Erdoğan bien qu’il l’ai aidé à atteindre le pouvoir) construisent des mosquées et apportent une aide dans les domaines de la santé et de l’éducation dans les pays les plus pauvres comme le Niger, le Mali, le Burkina Faso. À noter qu’un accord de coopération signé avec Niamey en juillet 2021 va permettre la présence de militaires turcs au Niger.
Elle a considérablement accru ses échanges commerciaux avec le Sénégal participant à la rénovation de sa capitale, Dakar.

Paris est très inquiet de cette influence grandissante surtout qu’elle s’appuie idéologiquement sur l’anti-colonialisme qui nourrit un sentiment anti-Français au sein des populations locales. Enfonçant le clou, le président Erdoğan a déclaré avant son voyage que la Turquie « ne fait pas partie des pays qui cherchent à maintenir le vieil ordre colonial par de nouvelles méthodes ».

1. Les exportations d’armes turques sont coordonnées par l’association « Defense and Aerospace Industries Exporters ».

Publié le

Texte

Alain Rodier

Photos

DR