Le 29 septembre, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a rencontré son homologue russe Vladimir Poutine à Sotchi afin de faire un tour d’horizon géopolitique. L’entrevue tenue à huis clos a duré 02 H 45. Elle a été suivie par une conférence de presse.

Comme cela est devenu une tradition en Turquie (et bien avant l’arrivée au pouvoir en 2002 du Parti de la justice et du développement – AKP -), pour s a politique étrangère Ankara joue les uns contre les autres pour se positionner « au centre ». Cela permet à la Turquie de faire jouer la concurrence sur le plan économique tout en affirmant sa singularité politique.

Tout est fait dans la nuance. Par exemple, les quatre premiers systèmes anti-aériens S-400 commandés à la Russie en 2017 et livrés en 2019 ne sont pas déployés opérationnellement (ils seraient actuellement stockés sur la base aérienne de Mürted Akinci au nord d’Ankara). Si cela avait lieu, la colère de Washington augmenterait. Les États-Unis ont a déjà condamné l’acquisition de ces armements qui ne sont pas compatibles avec ceux de l’OTAN mais pire encore, dont la en oeuvre permettrait aux Russes d’apprendre beaucoup sur le F-35 et comment le combattre.

Les sanctions américaines visaient la Direction des industries turques de la défense (SSB), son président et trois de ses collaborateurs. Surtout, la vente de F-35 devant remplacer petit à petit les F-16 turcs vieillissants avait été annulée alors que la Turquie avait déjà versé 1,4 milliard de dollars. En marge de l’Assemblée générale des Nations Unie à New York, le président Erdoğan a déclaré le 23 septembre après avoir rencontré son homologue américain Joe Biden : « mon souhait est d’avoir des relations amicales et pas hostiles [avec les États-Unis]. Mais le cours des choses, entre deux alliés de l’Otan, n’est pas actuellement de bon augure ».

Moscou s’est engouffré dans la brèche. Le porte-parole du Service fédéral de coopération militaro-technique russe, Valery Rechetnikov, a évoqué en mars de cette année la possibilité de livrer à Ankara des appareils Su-35 de génération dite 4++ et même des chasseurs de cinquième génération. Il mentionnait également une éventuelle collaboration avec Ankara sur le projet de chasseur TAI TF-X. En réaction, un porte-parole du département d’État américain a déclaré le 26 décembre : « Nous continuons à indiquer clairement à la Turquie que tout nouvel achat significatif d’armes russes risquerait de déclencher des sanctions CAATSA (Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act) distinctes de celles imposées en décembre 2020 et s’y ajoutant ».

Il convient aussi de rajouter la crise géopolitique qui existe entre la Turquie et les États-Unis à propos des Kurdes de Syrie. Les Américains les soutiennent toujours dans le cadre de la « guerre contre Daech » mais plus profondément pour garder le contrôle de l’est de l’Euphrate et de ses ressources pétrolières afin d’éviter que le régime de Bachar el-Assad ne les récupère. Pour Ankara, les Kurdes de Syrie et plus particulièrement du PYD (Parti de l’union démocratique) qui est la principale composante des Forces démocratiques syriennes (FDS) sont tous des « terroristes » appartenant au PKK.

Autre différend, la Méditerranée orientale où les États-Unis condamnent la conduite turque qu’ils considèrent comme expansionniste.
Dans l’autre sens, Ankara reproche à Washington d’accueillir Fethullah Gülen qui est réfugié en Pennsylvanie depuis 1999. Après que son mouvement ait aidé à l’ascension de l’AKP en infiltrant l’administration (plus particulièrement la police et la justice) puis l’ai soutenu jusqu’en 2011, ses membres et sympathisants ont été désignés comme des « traîtres à la patrie ».

Mais si Erdoğan délivre un message au président Joe Biden qu’il considère comme affaibli par le retraite d’Afghanistan (il avait une piètre opinion de son prédécesseur Donald Trump mais s’en méfiait le jugeant totalement imprévisible), il n’est pas en reste avec Vladimir Poutine. Historiquement, la Russie et la Turquie ont toujours eu des relations complexes partagées entre rivalités régionales et intérêts économiques communs(1). Mais sur le fond, Erdoğan considère que la Russie reste un « adversaire » mais comme il ne peut l’affronter directement, il emploie des méthodes détournées.

La Syrie en est le meilleur exemple. Les deux pays sont alliés sur la frontière syrienne située à l’est de l’Euphrate où ils organisent des patrouilles communes surtout pour marquer à la culotte les Américains qui sont encore présents (voir précédemment) mais dans la poche rebelle d’Idlib, c’est déjà plus compliqué : les Turcs au nord soutiennent plus ou moins directement les rebelles, les Russes au sud sont en appui des forces de Bachar el-Assad. Le problème fondamental est que le but d’Erdoğan était de faire tomber le régime syrien. Mais Poutine qui veut le préserver pour garantir l’influence de la Russie en Méditerranée orientale l’en a empêché par son intervention militaire de fin septembre 2015.

C’est un peu la même chose sur le théâtre arméno-azéri. Les Turcs soutiennent massivement l’Azerbaïdjan (avec Israël avec lesquels ils se retrouvent « associés » ponctuellement malgré le rôle de leader joué par Ankara dans le soutien à cause palestinienne), les Iraniens de leur côté aident discrètement les Arméniens et les Russes se retrouvent en interposition tout en approvisionnant en armes les deux partis…

En Libye, c’est encore pire, la Turquie étant officiellement du côté du gouvernement de Tripoli reconnu par la communauté internationale et la Russie soutient le « mercenaire » Haftar (comme le qualifie Ankara). Des élections sont prévues en décembre mais il est peu probable qu’elles apporteront une solution durable. Au passage, Ankara exige le départ des mercenaires étrangers en ciblant la société Wagner aux ordres du Kremlin mais oublie les siens engagés par le SMP Sedat…

Et malgré ces différents, les deux partis parviennent à se parler et à passer des compromis. Il faut dire qu’ils se croisent souvent sur le continent africain et en Asie centrale où ils partagent la même soif d’influence. Même s’ils ne s’aiment pas, ils sont condamnés à s’entendre pour se partager le gâteau et s’opposer à l’omniprésence américaine.

 

1. le gazoduc TurkStream qui approvisionne l’Europe en gaz russe en passant par la Turquie, la centrale nucléaire d’Akkuyu construite par le géant russe Rosatom qui doit commencer à fonctionner en 2023, les dizaines de milliers de touristes russes qui viennent en Turquie, etc.

Publié le

Texte

Alain Rodier

Photos

DR