Si l’on en croit les généraux américains, les opérations menées en ce moment aux quatre coins du monde (Philippines, Yémen, Irak, Afghanistan, Somalie, Syrie, Libye, Niger, Cameroun, Nigeria, Pologne, pays baltes) ne sont rien à côté de ce qui attend l’armée américaine face à la Chine et dans la péninsule coréenne. Car la Chine, soit directement en raison de sa politique expansionniste en Asie, soit indirectement en raison de sa « passivité active » en faveur de la Corée du Nord, est présentée dans tous les documents officiels comme l’ennemi prochain. Même si la Russie fait son grand retour dans le clan des méchants aux yeux des Américains, elle ne remet pas en cause la suprématie américaine comme la Chine pourrait le faire. La Russie est une menace conjoncturelle, la Chine est une menace existentielle. C’est ce qu’a réaffirmé le général Joseph Dunford, le chef d’état-major interarmes, lors d’une audition au Sénat le 26 septembre 2017. Le Sénat des Etats-Unis, chambre essentielle en matière de défense et de sécurité avec son tout-puissant Senate Armed Forces Committee présidé par le sénateur John McCain, a voté un budget de 700 milliards de dollars pour l’année 2018, au-delà des demandes de la Maison Blanche, pourtant animée d’un fort désir de remilitarisation. 60 milliards sont prévus pour financer les opex, et le budget de l’Agence de défense antimissile balistique voit ses crédits bondir de 8 %.
Le terrain asiatique et du Pacifique Ouest est évidemment bien connu des Américains, qui y ont combattu pendant la Seconde Guerre mondiale contre les Japonais, en Corée de 1950 à 1953, ou au Vietnam pendant dix ans. Ils y entretiennent depuis cette époque une présence militaire massive, avec des bases au Japon, en Corée du Sud, à Guam et à Hawaï. On rappelle que 60 % des moyens de l’US Navy sont dans le Pacifique (3e et 7e flottes). Ils savent donc que le premier défi face à la Chine sera celui de la logistique, même si les dépôts prépositionnés à terre ou en mer permettront de faire face durant les premières semaines d’un conflit, mais pas au-delà. Ce qui fait dire aux généraux de l’US Army que le temps du confort est révolu, celui de la FOB « all inclusive », pour paraphraser les dépliants touristiques ! Il faut réapprendre aux soldats la rusticité, le contentement de peu, la frugalité et la douleur. Tout un programme ! Déjà le service de santé, l’Army Surgeon General, s’alarme d’un sous-dimensionnement de la chaîne sanitaire en cas de pertes massives et il préconise un investissement massif en hélicoptères, blindés d’évacuation, navires-hôpitaux et avions EVASAN. Le message est clair. Un conflit avec la Chine fait entrer les forces américaines dans une autre dimension, la seule comparaison « valable » étant le second conflit mondial pour ce qui concerne l’effort matériel et humain, auquel il faut ajouter les composantes typiques du XXIe siècle, à savoir l’espace, le cyberespace, les missiles balistiques et les réseaux sociaux, voire les armes de destruction massive chimiques et nucléaires.
Le thème du salon AUSA 2017 était donc « comment gagner la guerre multidomaine », un terme qui va bien au-delà de la guerre hybride, cette dernière n’étant qu’une composante de la première. Il est intéressant de noter au passage que les militaires américains n’utilisent plus les termes de haute et basse intensité, car on peut être localement « haut » dans un contexte général « bas », et inversement.
Le salon AUSA 2017 présentait donc bien des attraits pour faire un point sur l’armée américaine, et comprendre comment l’industrie, les laboratoires et le Pentagone imaginent convertir la réponse à ces défis en solution technologiques.
Le SHORAD Maneuver de Boeing
On le voyait partout et sur différents porteurs. Tirant parti d’un possible aveu d’impuissance de l’US Air Force à garantir la supériorité aérienne au-dessus de la zone de conflit, les industriels américains, Boeing en tête, ne manque pas d’idées pour redonner aux forces terrestres cette capacité dont elles se sont débarrassées avec la fin de la guerre froide, l’artillerie antiaérienne tactique1. Le ciel pourrait être fort encombré à l’avenir. Les essaims de drones suicides, les minidrones de reconnaissance, les MALE, les hélicoptères, les avions d’attaque et leurs munitions guidées se disputeront l’espace 3D en se faufilant au milieu des trajectoires de roquettes sol-sol, d’obus et de mortiers. Il faudra tout autant regarder le ciel que scruter la surface. Pour créer une bulle de protection, Boeing propose d’installer divers systèmes d’armes sur trois châssis, le Bradley, le Stryker et le nouveau JLTV pour adresser autant de besoins qu’il y a de types de brigades ou d’unités dans l’US Army. Le Bradley SHORAD troque ses paniers TOW contre un quadripack Stinger et se voit équipé d’un grand mât portant des brouilleurs électromagnétiques contre les drones. Le Stryker et le JLTV adoptent un châssis cabine avec plateau de chargement sur lequel est posé un affût multi-armes avec missiles Hellfire, AIM-9 Sidewinder et mitrailleuse de 12,7 mm. Ces véhicules de tir sont reliés en réseau et reçoivent les alertes de menace aérienne en provenance d’un système de radars de détection longue et moyenne portée.
On rappelle qu’il y a 30 ans, l’automoteur Sergeant York bitube de 40 mm devait protéger les unités blindées américaines contre les attaques à basse altitude et les hélicoptères. Le programme fut annulé, non pas par disparition du besoin, mais par l’incapacité de Ford Aerospace à développer le système. L’histoire bégaie.
L’aspect commémoratif n’était pas oublié et plusieurs membres des associations historiques en uniformes d’époque rappelaient l’engagement des troupes américaines lors du premier conflit mondial, il y a 100 ans tout juste.
Parcourir les allées du salon permettait d’identifier les principaux axes de R&D, de marketing et de stratégie, produits suivis par les firmes d’outre-Atlantique et les sociétés étrangères implantées sur le marché nord-américain. C’est ainsi que nous avons été frappés par le nombre considérable de fusils antidrones, d’armes laser, de robots terrestres et aériens de toutes tailles, de solutions de communication individuelles pour combattant débarqué, de systèmes de présentation des informations tactiques « fusionnées », de munitions guidées/intelligentes, et par le retour de la protection active. Le JLTV était la grande vedette, décliné en version de défense antiaérienne promue au titre du projet SHORAD Maneuver de Boeing. Nous avons noté avec intérêt une présence sud-coréenne inhabituellement développée, puisque Hanwha était venu avec un automoteur blindé K9 Thunder de 155/52 (déjà adopté par la Turquie et la Finlande) et un automoteur antiaérien K30 Biho. L’industrie coréenne a peut-être senti une opportunité de placer ses produits auprès des militaires américains dans deux créneaux où l’industrie américaine est absente et qui correspondent à des failles capacitaires identifiées.
Les programmes de l’US Army
La revalorisation des chars M1 Abrams en version M1A2-SEPV4
L’US Army s’apprête à recevoir le premier des six chars pilotes M1A2 SEP V3. Il est prévu que 1 500 M1A2 soient portés au standard SEP V3, qui prévoit un nouveau GAP, une version moins gourmande de la turbine, de nouveaux matériaux de blindage, un réseau électrique amélioré et l’intégration de nouveaux écrans et panneaux de contrôle aux postes chef et tireur. Un brouilleur d’IED, le Counter Remote Controlled Improvised Explosive Device Electronic Warfare (CREW), sera aussi monté. L’équipage pourra aussi mieux suivre l’évolution de la situation tactique grâce au Joint Battle Command Platform, lequel utilise un réseau Blue Force Tracker 2 Satcom qui possède un taux de rafraîchissement des informations très rapide.
Le SEP V3 sera produit jusqu’en 2023 ; le V4 devrait lui succéder dans la foulée. GDLS doit livrer sept prototypes V4. Le V4 est conçu pour faire face à la menace que constituent les Armata T-14 et les ZTZ-99. Il sera équipé de nouveaux viseurs chef et tireur de 4e génération, qui détecteront mieux les cibles en environnement complexe par mauvaises conditions (poussière, pluie, brouillard). Un nouveau télémètre laser sera installé, de même que de nouveaux capteurs météo. Pour améliorer le réseau d’échanges de données à bord, un nouveau joint tournant avec piste Ethernet remplacera l’ancien modèle. Le V4 embarquera un détecteur d’alerte laser et des caméras de proximité. Un système de protection active devrait aussi être intégré. Son modèle n’est pas choisi et le montage de systèmes « sur étagère » permettra un retex très utile.
Le SEP V4 tirera une nouvelle gamme de munitions, dont l’Advanced Multi-Purpose 120 mm qui remplacera quatre types de munitions : la M830 High Explosive Anti-Tank (HEAT), la M830A1 Multi-Purpose Anti-Tank (la MPAT est dotée d’une fusée programmable qui permet, entre autres, de traiter la menace hélicoptère), la M1028 Canister qui traite l’infanterie, et enfin la M908 Obstacle Reduction. L’AMP est un HE à fusée programmable qui peut fonctionner en mode airburst, impact ou retard.
Le Future Vertical Lift
L’enjeu du FVL est de donner aux forces américaines des capacités de projection plus rapide (vitesse approchant les 260 mph, soit 430 km/h) et sur de plus grandes distances (850 km pour les élongations du théâtre Pacifique). Le Bell Helicopters V-280 Valor à rotors basculants a fait un premier vol captif le 20 septembre dernier. La compétition se poursuit avec l’équipe Boeing-Sikorsky qui propose un concept différent à double rotor et propulseur arrière, appelé SB-1 Defiant. Le Valor exploite toute l’expérience accumulée avec le V-22 Osprey. Le Defiant reprend en partie le concept du Lockheed AH-56 Cheyenne développé au début des années 70. Valor et Defiant doivent donner lieu à des versions de transport tactique pour remplacer les UH-60 Black Hawk et les AH-64 Apache. L’enjeu de ce programme est absolument gigantesque puisqu’il s’agira de remplacer 4 000 hélicoptères pour plusieurs centaines de milliards de dollars.
Le Next Generation Combat Vehicle
Une équipe industrielle emmenée par SAIC et comprenant Lockheed Martin, Moog Inc., GS Engineering, Hodges Transportation Inc. et Roush Industries doit fournir deux démonstrateurs en 2022. Comme l’explique Chris Ostrowski, le chef de projet, la volonté du Tank Automotive Research, Development and Engineering Center (TARDEC) fut de mêler des acteurs industriels de référence et des nouveaux entrants susceptibles d’apporter des idées non conventionnelles. Le contrat de sept ans est d’un montant de 700 millions de dollars.
La spécification du NGCV fait état d’attributs et de performances désirées, mais le but des travaux de R&D est d’explorer des concepts et des technologies pour aboutir à un engin faisable techniquement et soutenable financièrement. L’armement principal pourrait être un canon de 50 mm (en fait, un 35/50 mm). L’emport en personnels sera de deux pax d’équipage, et soit un demi-peloton de six pax, soit une équipe d’appui feu de cinq pax. Après les trop nombreux échecs qui ont marqué les derniers programmes de blindés, l’US Army voit le NGCV comme une opération salvatrice à tout point de vue : restaurer la crédibilité du Pentagone à mener un programme de blindé majeur, redonner à l’industrie des bases technologiques et procurer aux forces un engin capable d’affronter la menace dans les environnements A2/AD, COIN, conventionnel et hybride. Car, comme le rappelle le général (2S) McMaster, ancien directeur de l’Army Capabilities Integration Center (ARCIC), c’est la première fois depuis la Première Guerre mondiale que l’US Army n’a aucun véhicule de combat en développement.
Le pistolet M17
Les essais de terrain se poursuivent avant la fourniture aux unités. Le pistolet M17 va remplacer le Beretta M9. Les premières formations qui en seront dotées sont la 101st Airborne de Fort Campbell, le 3e régiment de cavalerie de Fort Hood et une SFAB.
Le Mobile Protected Firepower
Le MPF est destiné à procurer un appui feu sous blindage aux unités d’infanterie. Il est prévu de déployer 14 exemplaires dans chacune des 33 brigades d’infanterie de l’US Army et de la garde nationale, soit 462 matériels. L’année dernière, GDLS avait présenté sa solution : le Griffin, armé d’un canon de 120 mm. C’était au tour de SAIC d’exposer une maquette de char léger constitué d’un châssis singapourien STK et d’une tourelle belge CMI1 3105 de 105 mm. Le choix du calibre semble plus ouvert que prévu.
L’AMPV
L’exemplaire montré à AUSA fait partie du lot de qualification opérationnelle. Les livraisons doivent démarrer en 2018. L’AMPV remplace le M113. L’AMPV utilise un châssis de Bradley dont la caisse a été modifiée pour offrir de plus grands volumes d’emport. Sa protection balistique fait appel à des briques réactives pour contrer les RPG.
Le réarmement du Stryker
Dans le cadre d’un cooperative research and development agreement (CRADA), l’Armament Research, Development and Engineering Center (ARDEC) de l’US Army a signé un contrat d’évaluation et d’essais avec la société CMI pour un Medium Caliber Armament System basé sur la tourelle 3030 téléopérée, armée d’un canon de 30 mm XM813 d’Orbital ATK à alimentation sans maillon et équipée d’un viseur Raytheon CIV (commander’s independent viewer). CMI est en compétition avec le norvégien Kongsberg qui a déjà installé sa tourelle de 30 mm sur un Stryker. Quelques exemplaires pourraient être acquis pour équiper les Stryker du 2e régiment de cavalerie basé en Europe et qui a été récemment déployé en Pologne au moment des manœuvres russes Zapad en septembre dernier.
Le cyberspace
L’armée américaine craint plus les offensives cyber que les armes de destruction massive. Les hackers russes, nord-coréens, chinois, iraniens ou ceux de Daech peuvent causer des dégâts dans les réseaux du Pentagone, dont les conséquences seraient sans commune mesure avec, par exemple, une attaque chimique sur une ABCT. La moindre faille peut être instantanément exploitée pour mettre un réseau par terre. Le Cyber Command est organisé autour d’une école à Fort Gordon et de commandements régionaux en Allemagne, en Corée et au Koweït. Au cours d’une conférence donnée à AUSA, l’armée américaine a précisé que le passage à Windows 10 et l’intégration du JRSS (joint regional security stacks) avaient grandement amélioré la résistance aux cyberattaques.
Taille et effectifs de l’US Army
Une ABCT (Armored Brigade Combat Team) comprend six escadrons de chars Abrams, quatre compagnies d’infanterie sur Bradley M2 et trois escadrons de cavalerie sur Bradley M3. Si l’on se base sur les « pertes » enregistrées au cours des rotations d’entraînement au National Training Center dans un combat de haute intensité, une ABCT sera déclarée détruite en une semaine. Ce qui fait dire à certains analystes, comme ceux de Heritage Foundation, que cette taille est sous le seuil critique ; ils préconisent l’armement de 50 brigades au lieu des 31 actuelles (en 2012, elles étaient 45). En attendant de nouvelles créations d’unités de combat, l’US Army remonte ses effectifs pour pallier les manques dans les unités existantes et renforcer certaines capacités.
Fin septembre 2017, les effectifs totaux de l’US Army seront de 1 015 000 hommes et femmes, dont 476 000 dans l’armée d’active, le reste se répartissant dans l’Army Reserve (196 000) et la garde nationale (343 000). L’année 2017 a vu un accroissement net des effectifs de 27 900 personnels, dont 16 000 dans les unités d’active. Pour cela, il fallut recruter 68 000 pax, mieux que l’objectif initial de 62 500. La moitié des nouvelles recrues a touché un bonus moyen de 12 800 dollars, certains ont même touché jusqu’à 40 000 dollars (des spécialistes rares comme les cyberopérateurs, par exemple).
Le financement des soldes dans un budget somme toute contraint pourrait passer par la fermeture de nouvelles installations, car le Pentagone estime que l’empreinte cadastrale de l’US Army excède de 33 % ses besoins1. Dans le cadre du programme Base Realignment and Closure (BRAC), Jim Mattis, le secrétaire de la Défense, a demandé l’autorisation du Congrès pour procéder à des fermetures, mais les sénateurs et les membres de la Chambre sont vent debout car aucun ne veut voir partir les militaires de leurs circonscriptions. A suivre donc.
L’armée américaine met en place de nouvelles unités appelées security force assistance brigades (SFAB). La première part pour l’Afghanistan au printemps prochain. Les SFAB sont armées par 500 à 600 soldats pour des missions spécifiques de formation, de conseil et d’assistance. Les SFAB libèrent les autres formations de combat pour des missions plus au cœur de métier. Le général Milley souhaite qu’à terme, il y ait une SFAB par grande région du monde, Europe, Pacifique, Afrique et Central Command.
La nouvelle munition-flèche M829A4
La M829A4 est la première flèche programmable au monde puisqu’elle est peut recevoir via un Ammunition Data Link (ADL) des informations de la conduite de tir. Développée par ATK depuis 2011 au titre d’un contrat de 77 millions de dollars, la M829A4 a été commandée à 2 501 exemplaires (premier lot de production) au prix unitaire de 10 100 dollars. La pleine qualification ayant été prononcée, elle peut être désormais produite en grande série. La M829A4 se compose d’un projectile consistant en un pénétrateur en uranium appauvri de grande longueur enserré dans un sabot à trois pétales en composite, une douille combustible nouvelle par rapport à la M829A3 et une charge propulsive de nouvelle composition qui garantit une vitesse quasi constante entre – 32°C et + 63°C. La M829A4 est présentée comme étant capable de défaire les blindages réactifs (en particulier les briques russes Kontakt, Relikt et Malachit) et de tromper les protections réactives. Cette performance est à mettre en rapport avec la programmation qui pourrait être utilisée pour séparer en vol à proximité de la cible le pénétrateur en une petite pointe avant qui leurre les détecteurs des protections actives et déclenche l’explosion des briques réactives avant que le reste du barreau d’uranium ne s’engouffre dans la brèche. Ce serait l’équivalent pour les flèches des charges creuses tandems. L’idée du barreau sécable n’est pas nouvelle, car des brevets ont été déposés il y a plus de 20 ans sur ce principe, mais ce serait la première fois, si toutefois tout cela se confirmait, qu’il serait appliqué sur une flèche opérationnelle de série.