Interview du général Bosser, chef d’état-major de l’Armée de terre, en avant-première d’Eurosatory 2018.

– Après deux ans d’exercice, quel bilan faites-vous de l’évolution de l’Armée de terre, que vous avez lancée ?

– L’Armée de terre est engagée sur un chemin bordé par quatre points : une nouvelle organisation, « Au contact » ; une vision prospective, « Action terrestre future » ; une réflexion sur l’exercice du commandement ; et, enfin, un outillage qui organise notre relation avec les industriels et la DGA. Ce chemin, que j’avais défini en arrivant à mon poste il y a deux ans, est maintenant globalement respecté ou en voie de l’être pour les trois premiers points ; il reste le quatrième, l’équipement. Le président de la République, en nous octroyant des moyens importants, et la ministre, en développant l’innovation et l’agilité dans les programmes, nous appuient de façon inattendue pour que ce point de l’équipement prenne tout son sens. Désormais, il y a une vraie conférence à trois entre le CEMAT, le DGA et les industriels. Alors qu’auparavant, ce n’était pas possible. A chaque fois que je mettais la main dans la porte, j’y laissais des phalanges (rire). L’évolution est venue avec le système de drone tactique et l’armement individuel futur. Le CEMAT a eu son mot à dire. Ce nouveau style de relations correspond aux attentes de la ministre.

C’est de ce trio et de son impact sur les programmes que nous parlerons lors d’une conférence, le mercredi, pendant Eurosatory. Chacun exposera dans son compartiment de terrain ce qu’il attend de la loi de programmation militaire. Comment il la vit avec ses partenaires. Dans les faits, on va marcher au pas du plus lent. Ce peut-être la DGA, l’industrie, mais aussi l’Armée de terre.

En parallèle, Eurosatory accueillera aussi de nombreux CEMAT étrangers, dans un volume important cette année. Le CEMAT français permet la mise en relation entre ses collègues et les industriels étrangers. Je développerai, comme je le fais déjà, l’emploi des matériels de l’Armée de terre, mais aussi la doctrine qui va avec. Le matériel n’est rien sans doctrine d’emploi. C’est ce que j’ai expliqué à mon homologue australien lors d’un déplacement que je viens de faire en Australie. Il avait des interrogations en matière d’aérocombat et je lui ai expliqué ce que nous faisons avec Tigre et Caïman. Ces matériels nous servent pour réaliser des opérations, et il nous faut les trois, car la Gazelle n’a pas assez de capacité. Ce sujet de la doctrine interpelle mes homologues, ils sont les premiers concernés par l’évolution capacitaire.

– Quelle est leur vision de l’armée de terre française ?

– Ils sont très admiratifs de la capacité qu’ont les Français à s’engager au combat, mais aussi de la rusticité de nos combattants, de la capacité à assumer les pertes et les blessés.

Ils voient aussi que nos Caesar ont réalisé 50 % des tirs indirects en Irak. Alors qu’à une époque, notre canon de 155 mm monté sur camion interpellait quelques-uns. Globalement, les unités terrestres sont bien employées et équipées. Dans le nord de l’Europe, on déploie le couple VBCI-Leclerc. Barkhane est le témoin d’usure de nos matériels du segment médian et le signe de l’urgence de passer à la génération Scorpion. Mais si le matériel est ancien, on a aussi un avantage par le fait que les chefs et leurs soldats connaissent par cœur leurs VAB, leurs VBL, leurs AMX10. Sur Chammal, on utilise principalement de l’artillerie, mais on est aussi présents avec les forces spéciales. Elles y démontrent leurs qualités, mais aussi la capacité à s’équiper en urgence, même s’il faut aller plus vite encore. Il ne faut qu’une semaine à l’ennemi pour mettre une griffe sur un minidrone afin d’y placer une caméra ou un explosif. Là où il faudra un an dans le cadre traditionnel.

– N’y a-t-il pas un risque que l’industrie ne réussisse pas à tenir le rythme que lui imposent les commandes massives de la LPM ? Vos prédécesseurs en avaient rêvé, cette fois-ci on y est…

– On a vécu une époque de destruction des budgets. Les industriels nous ont fait comprendre que, par manque de vision horizontale, ils n’avaient pas pu investir. Avec les moyens que nous a confiés le président de la République, les industriels peuvent à nouveau investir, et sans risque que ce soit à perte. Donc, rien, aujourd’hui, ne s’oppose à une capacité de livrer au rythme voulu. Il appartient à l’industriel de se réorganiser. Les chaînes qui régénéraient les VAB doivent se mettre à la production du Griffon. Va-t-il y arriver ? On le pousse dans ce sens, et c’est le message que j’adresse aux industriels quand je les visite. Je suis allé chez RTD à Fourchambault, et j’irai chez Nexter en septembre. A Fourchambault, j’ai rassuré les ouvriers…

– Rassuré ?

  Oui, rassuré, car ils étaient marqués par les années de déconstruction budgétaire. C’est à moi de garantir aux industriels qu’ils auront les budgets pour se transformer. Et plus vite nous aurons la nouvelle génération de nouveaux matériels, plus vite nous pourrons les rendre « combat proven1 » et, donc, les valoriser pour l’exportation.

– Néanmoins, n’êtes-vous pas inquiet de la série de bugs sur les programmes VLFS, PLFS, VLTP-NP ? On ne parle pas d’un Leclerc…

– Le PLFS est un objet très particulier, avec un cahier des charges qui a évolué en permanence et qui devait répondre à des critères très complexes. Le COS va acheter 25 véhicules intérimaires, mais qui auront des performances moindres.

– Donc, pour vous, c’est un contre-exemple statistique ?

– C’est un bon exemple de ce qu’il faut désormais faire à trois, CEMAT, DGA, industriels. Par contre, c’est un contre-exemple dans le volume des programmes de l’Armée de terre. Il faut qu’on réponde par une vision claire de ce qu’on attend de la remontée en puissance. Exemple, avec le remplacement du PA MAC 50. Tout le monde s’accorde à dire qu’il est dépassé, mais pour quoi avait-il été conçu ? Armer les officiers et les tireurs LRAC2. Or il faut déterminer si son successeur, demain, devra aussi équiper en double dotation tous mes soldats, ou seulement les officiers et les sous-officiers. Et tant que je n’aurai pas répondu à cette interrogation, je ne pourrai pas transmettre la fiche d’expression de besoin. Donc, la DGA ne pourra se mettre en marche.  Ensuite, on sait quels modèles sont en service dans nos forces spéciales et dans des armées alliées. Combien de temps va-t-on mettre pour qualifier un matériel déjà en service dans les forces spéciales ? Le jour où la décision est prise, les budgets débloqués et l’industriel avisé, il faut être réactif et pragmatique. Même si les quantités sont moindres, la logique est la même pour le futur fusil semi-automatique pour le tireur de précision.

Rien ne s’oppose à ce qu’on aille vite sur ce type de dossiers. Le Président nous donne des moyens. La DGA évolue. On a de bons contacts avec les industriels. Je suis plutôt optimiste.

– Quelles sont vos priorités en matière d’urgences opérationnelles ?

– Elles concernent plutôt Barkhane, dans le domaine de la protection d’installations, des radars de trajectographie, des ballons, des brouilleurs, des minidrones pour éclairer les convois logistiques.

– Dans le débat que vous souhaitez initier figure la place de l’innovation. Concrètement, comment allez-vous l’encourager ?

– Il faut déjà définir ce qu’on entend par innovation, et dans quels domaines l’Armée de terre doit innover. Ma première priorité est de créer un pilier innovation dans « Au contact », qui sera confié à un colonel, polytechnicien qui sort du CHEM et qui a une bonne vision de l’Armée de terre. Il sera la tête de chaîne de l’innovation de l’Armée de terre et assurera la cohérence, du régiment jusqu’à l’EMAT et de l’EMAT jusqu’au régiment, en lien, évidemment, avec les industriels. Nous avons du retard ; mon homologue australien, le général Campbell, m’a expliqué qu’un tel poste existait déjà chez lui depuis deux ans, et il l’a confié à une femme qui sera présente à Eurosatory. Pour ce qui est des domaines qui nous concernent, je vois la mobilité, l’autonomie de déplacement, d’énergie, la furtivité, la capacité de feux (peut-être demain avec des lasers), la survivabilité, la capacité de destruction, la simulation.

– Vous désignerez un correspondant innovation dans chaque régiment ?

– Oui, sans considération de grade ou de fonction. C’est le chef de corps qui le désignera. Un des personnels les plus innovants de la 11e BP était un caporal-chef du 17e RGP, dont le travail a été primé. L’innovation n’est pas une affaire de grade, mais de pragmatisme et de modernité.

– Vous avez déjà des partenariats solides avec les Britanniques sur l’amphibie et les OAP, avec les Espagnols sur l’aérocombat. Sur quoi d’autre planchez-vous ?

– On aura un gros sujet avec les Allemands sur le char de combat futur. Et nous travaillons actuellement avec les Portugais sur l’amphibie. Ce même sujet intéresse aussi les Australiens, les Néo-Zélandais et les Japonais.

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