Avant la prestation de serment de Vladimir Poutine pour un cinquième mandat le 7 mai, la Russie a annoncé la tenue prochaine d’exercices militaires engageant l'utilisation d'armes nucléaires tactiques en réponse à ce qu'elle prétend être des « menaces provocatrices » de la part de l'Occident.

Les manœuvres prévues font suite à des avertissements antérieurs du Kremlin du risque accru d’un affrontement nucléaire alors que les alliés occidentaux continuent leur soutien militaire à l’Ukraine envahi partiellement par la Russie en février 2022.

Dans une déclaration faite le 6 mai, le Ministère russe de la défense a déclaré que le président Vladimir Poutine avait ordonné des manœuvres pour tester la capacité opérationnelle des forces nucléaires tactiques : « au cours de l’exercice, une série de mesures seront mises en œuvre pour mettre en œuvre les questions de préparation et d’utilisation des armes nucléaires non stratégiques [NdA : donc tactiques]. » À noter que les forces stratégiques russes effectuent aussi régulièrement des exercices.

Le Ministère a précisé que des formations de missiles, d’aviation et de la marine seraient engagées dans le district militaire sud. Ce dernier comprend des régions de Russie qui bordent l’Ukraine et le territoire ukrainien occupé.

Toujours selon le ministère de la Défense, l’exercice sera basé sur un scénario visant à garantir l’intégrité territoriale et la souveraineté de la Russie, ce qui inclut les provinces ukrainiennes annexées.

Les armes nucléaires tactiques

Les armes nucléaires tactiques sont destinées à être employées sur et en arrière du champ de bataille, qu’il soit terrestre ou naval. Elles ont pour objectif de détruire des unités importantes tout en créant un effet de sidération chez l’adversaire. Elles peuvent être emportées par de nombreux vecteurs, obus, roquettes, missiles, bombes lisses, missiles, torpilles… Leur puissance varie de 300 tonnes de TNT à 300 kt (pour mémoire Hiroshima faisait 15 kt.)

Les Américains estiment que les forces russes possèdent jusqu’à 2.000 armes nucléaires tactiques opérationnelles. Tous les missiles air-sol russes pesant plus de 650 kilos peuvent être armés d’une ogive nucléaire.

La dernière doctrine russe d’emploi des armes nucléaires tactiques qui date de 2014 consiste notamment à les utiliser en réponse à une attaque d’une puissance hostile utilisant en premier des armes nucléaires ou d’autres armes de destruction massive. Mais leur utilisation peut aussi s’entendre comme une réponse à une attaque d’un ennemi n’utilisant que des armes conventionnelles mais à condition que « l’existence même de l’État soit menacée ».

Mais Poutine a toutefois suggéré que le seuil d’emploi d’armes nucléaires tactiques pourrait être sensiblement plus bas à ce qu’il pensait auparavant. Selon un rapport paru en février 2024, une telle réponse pourrait être déclenchée, par exemple, par la marine russe si cette dernière perdait un cinquième de ses sous-marins ou même trois vaisseaux de ligne.

Dans le même temps, la Russie a commencé à déployer des armes nucléaires tactiques en Biélorussie voisine. En juin 2023, Poutine avait confirmé que des bombes nucléaires tactiques lisses larguée depuis aéronefs avaient été déployées dans ce pays qui, par ailleurs, est déjà armé d’au moins quatre lanceurs de missiles Iskander-M.

D’ailleurs, le 7 mai 2024, le lieutenant général Viktor Khrenin, le ministre de la Défense biélorusse a déclaré : « aujourd’hui, nous avons reçu un ordre du commandant en chef des forces armées de Biélorussie de procéder à une inspection surprise des forces et des moyens qui transportent des armes nucléaires non stratégiques. Un escadron de systèmes de missiles tactiques opérationnels Iskander et un escadron d’avions Su-25 ont été amenés à se préparer à effectuer des missions. L’inspection se déroulera selon le calendrier indiqué par le commandant en chef. Toutes sortes de mesures seront prises au cours de l’inspection à commencer par la planification, la préparation et l’emploi de frappes de munitions nucléaires tactiques. »

L’arrivée d’armes nucléaires tactique en Biélorussie avait poussé la Pologne à demander d’accueillir sur son propre sol des armes nucléaires de l’OTAN(1) déjà déployées sur six sites en dehors des armes nucléaires stratégiques françaises et britanniques.

Au sujet de l’arme nucléaire tactique otanienne

Les armes nucléaires otaniennes de la famille des B61 (dernière version B61-12)  sont à la fois des armes tactiques et stratégiques. Ce sont des bombes H dont la puissance peut être réglée entre 0,3 kt et 100 kt (mais cette puissance peut être théoriquement monter jusqu’à 340 kt.)

Ces bombes à gravitation – même améliorées – pourraient être apparentées au concept préstratégique français (ou le « dernier avertissement » avant le déclenchement de l’apocalypse nucléaire qui provoquera la vitrification d’une partie de la planète.)

La seule nuance c’est que la clef de ces armes est à la Maison-Blanche qui n’a aucune intention de perdre un seul Américain lors d’une confrontation directe avec la Russie qui impacterait son territoire.

Elle répond donc bien à la qualification d’arme de « non emploi » car jamais les États-Unis n’autoriseront son largage.

D’ailleurs ce dernier serait tactiquement problématique car le concept même de cette arme est dépassé. Mais cela permet aux États-Unis de garder des liens privilégiés avec leurs partenaires de l’OTAN tout en obligeant ces derniers à acheter des porteurs US : F-16 Viper puis F-35 qui devrait remplacer le Panavia Tornado…

Même si un président américain « un peu fou » voulait « appuyer sur le bouton nucléaire (qui dans les faits n’existe pas) », sa décision serait vraisemblablement bloquée à des échelons inférieurs. Les militaires américains ne sont pas aussi « dérangés » que dans le film « docteur Folamour. »

Dans un livre écrit par Bob Woodward et Robert Costa du Washington Post, ces derniers affirment qu’en 2020, le chef d’état-major américain Mark Milley avait pris des mesures pour empêcher le président Donald Trump d’utiliser à mauvais escient l’arsenal nucléaire contre la Chine…

Objectif du président Poutine

Venant après des avertissements russes antérieurs sur l’utilisation potentielle d’armes nucléaires, il semble évident que cet exercice à venir est calculé pour intimider les populations occidentales – pour qu’elles fassent pression sur leurs dirigeants jugés trop va-t’en guerre et créer un fossé entre l’Ukraine et ses alliés. C’est vraiment une guerre d’influence qui se livre actuellement.

Mais ce qui peut être qualifié de manœuvre d’intimidation qui a globalement bien marché jusque là avec l’auditoire russe ne paraît pas être vraiment le cas avec les soutiens occidentaux de l’Ukraine.

Dans cet esprit, les Russes considèrent ne pas vouloir ignorer que les F-16 promis à l’Ukraine sont des plates-formes à double usage qui peuvent être utilisées à la fois pour des missions nucléaires et non nucléaires. En conséquence, ils déclarent que : « quelle que soit la modification de l’avion qui sera fournie à l’Ukraine, nous les traiterons [NdA : les livraisons] comme une menace nucléaire et nous considèrerons cette mesure des États-Unis et de l’OTAN comme une provocation délibérée. »

Bien sûr, l’Ukraine n’aura pas d’armes nucléaires ni accès à celles-ci dans le cadre de l’accord de livraison de F-16. Mais la désinformation, l’influence et le mensonge sont actuellement monnaie courante.

Alors que les manœuvres de ce genre sont assez régulières (Zapad), ce qui est à remarquer cette fois-ci, c’est l’annonce impromptue de leur tenue et la raison avancée pour leur déclenchement.

Le ministère russe de la Défense affirme que c’est « en réponse aux déclarations provocatrices et aux menaces de certains responsables occidentaux contre la Fédération de Russie. »

S’il n’a pas nommément nommé de responsables occidentaux, cela fait suite aux récentes déclarations du président français Emmanuel Macron à la fin avril réaffirmant que l’envoi de troupes en Ukraine n’était pas exclu à condition que la Russie ait fait une percée significative des lignes de front ukrainiennes et que Kiev ait spécifiquement demandé ce type de soutien. Il avait alors précisé : « Je n’exclus rien, car nous sommes confrontés à quelqu’un qui n’exclut rien […] Nous avons sans aucun doute trop hésité en définissant les limites de notre action à quelqu’un qui n’en a plus et qui est l’agresseur […] Notre capacité est d’être crédible de continuer à aider, de donner à l’Ukraine les moyens de résister. Mais notre crédibilité dépend aussi d’une capacité de dissuasion en ne donnant pas toute sa visibilité quant à ce que nous ferons ou ne ferons pas. Sinon, nous nous affaiblissons.» La déclaration du président Macron  est donc considérée par Moscou comme un « signe de préparation à la confrontation directe avec la Russie. »

En plus de la France, Moscou a également désigné le Royaume-Uni et les États-Unis pour leur participation au soutien de l’Ukraine.

Au Royaume-Uni, le ministre des Affaires étrangères, Lord David Cameron, avait déclaré début mai qu’il n’avait pas de problème avec l’utilisation d’armes fournies par la Grande Bretagne à l’Ukraine pour frapper des cibles à l’intérieur du territoire russe. Le ministère russe des Affaires étrangères a répondu que cette déclaration hostile contredisait les assurances britanniques précédentes que les missiles à longue portée envoyés en Ukraine ne seraient pas utilisés sur le territoire russe et que cela signifiaient que le Royaume-Uni était désormais un « parti du conflit ». Il a été ajouté que la réponse aux frappes ukrainiennes utilisant des armes britanniques sur la Russie pourrait consister à cibler n’importe quelle installation et équipement militaires britanniques sur le territoire de l’Ukraine et même au-delà…

Du coup, les ambassadeurs britanniques et français à Moscou avaient été convoqués au ministère des Affaires étrangères russe le 6 mai pour y être sermonnés. C’est une pratique diplomatique « classique » pour un État d’afficher officiellement son mécontentement. La marche suivante est le rappel de l’ambassadeur – il est alors remplacé par un « chargé d’affaires » – puis la phase ultime est la rupture des relations diplomatiques. Malgré la guerre en Ukraine, tous les pays de l’OTAN sont toujours représentés en Russie…

De son côté, le ministère des Affaires étrangères ukrainien a affirmé qu’il ne considèrerait plus Vladimir Poutine comme un « président légitime après son investiture et a exhorté les autres pays et les organisations internationales à faire de même. » L’Ukraine n’a plus de relations diplomatiques avec la Russie depuis le 24 février 2022.

En plus des raisons invoquées, Moscou a également suggéré que les manœuvres avaient aussi été incitées, du moins en partie, par une attaque ukrainienne qui aurait visé une base de missiles balistiques à courte portée Iskander-M en Crimée au début mai. Elle aurait été ciblée par une version à longue portée du Système tactique de l’armée américaine ATACMS qui est considérée par la Russie comme une arme particulièrement « provocatrice ».

Des signaux politiques à suivre

Si aucun représentant américain, allemand, polonais, britannique, etc. n’a assisté à la prestation de serment du président Poutine le 7 mai, ce n’est pas le cas de l’ambassadeur de France Pierre Levy (en plus de ceux de la Slovaquie, de la Hongrie, de la Grèce, de Chypre et de Malte.) Noter qu’il a tout fait pour rester discret, la photo le montrant ci-après datant de sa remise de lettre de créance.

Josep Borrell, Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, s’était opposé à la participation de représentants de l’Union européenne à la cérémonie. La Belgique qui devait y assister s’est désistée au dernier moment.

Dans son discours de prestation de serment du 7 mai, le président Poutine a exprimé sa volonté de dialogue avec l’Occident, soulignant le besoin de coopération et de respect mutuel : « nous ne refusons pas le dialogue avec les pays occidentaux, c’est à eux de choisir. »

Toutefois, il s’est fait plus incisif lors des commémorations de la capitulation allemande sur la Place Rouge le 9 mai déclarant : « la Russie fera tout pour éviter un affrontement mondial. Mais, dans le même temps, nous ne permettrons pas que l’on nous menace. Nos forces (nucléaires) stratégiques sont toujours en alerte. »

Mais il convient de ne pas s’alarmer outre mesure : les forces nucléaires stratégiques de toutes les grandes puissances sont toujours en alerte 24/24, 7 jours/7.

Pour les diplomates, il n’y avait pas de problème car la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, avait déclaré : « … les pays non amis n’ont pas été invités depuis 2022 parce que les régimes en ces pays poursuivent une politique inamicale. »

Maintenant il va falloir suivre le déroulement de ces manœuvres et surtout, l’évolution de la situation en Ukraine où les forces russes grignotent progressivement du terrain.

1. Voir : « OTAN – RUSSIE : POLÉMIQUE AUTOUR DES ARMES NUCLÉAIRES DE L’ALLIANCE » du 22 novembre 2021.

Publié le

Texte

Alain Rodier