La décision du Président Volodymyr Zelensky de remplacer son ministre de la défense après le limogeage d’Oleksii Reznikov a d’abord été interprétée comme sa volonté de lutter contre la corruption au sein des forces armées. Mais le fait d’avoir désigné Rustem Umerov (1), un Tatar de Crimée de religion musulmane démontre également sa volonté de reconquérir un jour cette région annexée par la Russie en 2014.

Bien qu’Oleksii Reznikov l’ancien ministre de la défense depuis novembre 2021 n’était pas personnellement accusé d’actes répréhensibles, il a été considéré comme incapable d’empêcher la corruption de gangréner son ministère. Les scandales liés aux acquisitions militaires et les accusations de corruption contre des fonctionnaires des centres d’enrôlement ont fait de lui le symbole à remplacer.

Rustem Umerov, 41 ans, est le chef de la principale agence ukrainienne de privatisation et est un Tatar de Crimée annexée par la Russie en 2014.

En 1944, 200.000 Tatars de Crimée qui constituent la population turque indigène de la péninsule, furent faussement accusés de collaboration avec les nazis et déportés de force par l’armée soviétique vers l’Asie centrale. On pense que des milliers de personnes ont péri pendant le transport ou peu de temps après.

Les Tatars de Crimée, qui ne sont pas le seul groupe ethnique à avoir subi un tel traitement sous la dictature de Joseph Staline, ont passé des décennies à tenter de retourner dans leur pays d’origine. La famille d’Umerov fut déportée en Ouzbékistan. Lui-même est né à Samarkand, en Ouzbékistan.

Rustam et sa famille sont retournés en Crimée en 1991 profitant du rapatriement proposé aux Tatars à la fin des années 80 et au début des années 90 au moment de l’effondrement de l’empire soviétique.

Un polyglotte avec une formation en finances

Durant sa jeunesses, Umerov appris cinq langues : l’ukrainien, le tatar, le russe, le turc et l’anglais.

Dans le cadre du programme d’échange de futurs leaders géré par le Département d’État américain – politique d’influence menée depuis la Guerre froide par Washington – , il a été envoyé étudier aux États-Unis en 1998 avant de rejoindre le Parlement européen des jeunes (PEJ, aussi appelé EYP pour European Youth Parliament), une « association non partisane d’éducation à la citoyenneté active et européenne » qui encourage les jeunes européens à participer à la politique européenne.

Umerov a commencé une carrière dans le secteur privé rejoignant l’un des principaux opérateurs mobiles ukrainiens en 2004.

En 2013, il a créé sa propre société d’investissement, ASTEM. La même année, il a fondé un programme caritatif visant à aider à former des Ukrainiens pour qu’ils intègrent la prestigieuse université de Stanford aux États-Unis.

Il est titulaire d’un baccalauréat en économie et d’une maîtrise en finance.

En 2014, lorsque la Russie a occupé la Crimée, il était le conseiller de Mustafa Dzhemilev, le président (démis) du Majlis (assemblée) des Tatars de Crimée. Dzhemilev qui a participé en 2004  à la « révolution orange » est connu pour être proche d’Ankara.

M. Umerov est entré en politique en 2019 lorsqu’il s’est présenté aux élections parlementaires avec le parti réformiste « Holos », qu’il a ensuite quitté pour devenir responsable du gouvernement.

En septembre 2022, Umerov, alors député du parti pro-européen Holos, est devenu chef du State Property Fund, une agence vendant des actifs publics à des investisseurs privés.

On lui attribue le mérite d’avoir redressé une institution fréquemment embourbée dans des scandales de corruption.

Il a aussi relancé les ventes de biens de l’État, rapportant des recettes record pour l’Ukraine pendant la guerre.

Un négociateur compétent

Umerov est décrit par ses proches comme un négociateur talentueux. Il a été coprésident de la « Plateforme de Crimée », une initiative diplomatique internationale axée sur les négociations avec la Russie après son occupation de la péninsule en 2014.

Il était membre de la délégation ukrainienne qui a négocié avec la Russie en mars 2022, un mois après le déclenchement de l’ « opération spéciale ». S’adressant à la BBC peu après le début de l’invasion, il a déclaré qu’il était déterminé « à trouver [une] solution politique et diplomatique à cette invasion brutale ».

Il a également participé aux négociations sur l’accord céréalier de la mer Noire et à celles qui ont porté sur l’échange de prisonniers, notamment les combattants ukrainiens de la brigade Azov capturés lors de la bataille de Marioupol en 2022.

Il a avait également contribué à obtenir la libération par les autorités russes des leaders tatars de Crimée Ahtem Chiygoz et Ilmi Umerov en 2017.

Il était membre de la délégation lors d’une visite de Zelensky en Arabie saoudite en mai et a accompagné la première dame Olena Zelenska lors d’une visite aux Émirats arabes unis en mars.

Dans son discours télévisé à la nation dimanche, le président Zelensky a confirmé qu’il demanderait l’approbation du Parlement pour faire de M. Oumerov son nouveau ministre de la Défense, affirmant que le ministère « exige de nouvelles approches et de nouveaux modes d’engagement avec l’armée et la société dans son ensemble ».

Pour le moment, une offensive de grande ampleur destinée à reprendre la Crimée reste encore lointaine (certains observateurs ont qualifié d’irréalistes les intentions de Kiev de revenir à ses frontières d’avant 2014). Mais la nomination par Zelenksy d’un autochtone de Crimée pour jouer un rôle clé dans la réalisation de ces intentions envoie un message clair : c’est l’objectif final pour Kiev.

Il n’en reste pas moins que la lutte contre la corruption – exigée par Washington – commence à porter ses premiers fruits. Même le milliardaire, Ihor Kolomoïsky, qui pourtant a « fait » Zelensky a aussi été placé en détention pour fraude et blanchiment.

1. Décision qui ne sera effective que le 6 septembre après le vote de la « Verkhovna Rada » ukrainienne (le parlement).

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Texte

Alain Rodier