La contre-offensive de Kiev lancée officiellement début juin a permis de reprendre du terrain mais dans la « zone grise » du champ de bataille, c’est-à-dire en avant des premières lignes russes qui, il faut le rappeler, sont installées dans la profondeur.

Cette opération paraît avoir échoué dans ses objectifs initiaux de percée et d’attrition des forces russes. Il est vrai que Kiev a été sérieusement poussé à l’action par les Occidentaux qui se sont montrés incapables de fournir l’ensemble du soutien matériel promis…

Les raisons de cette désillusion

La première est l’ampleur de l’opération. Le plan de Kiev consistait à étirer les forces russes pour ensuite percer dans des zones détectées comme plus faiblement défendues.

Mais cette stratégie était connue par la partie russe qui a réorganisé son dispositif défensif tout en en émoussant les forces ukrainiennes engagées dans les combats de reconnaissance.

Cette contre-offensive aurait été viable si l’Ukraine avait pu rassembler 1.000 chars de bataille, 3.000 véhicules de combat d’infanterie, de très nombreuses pièces d’artillerie richement dotées en munitions et avait bénéficié d’un solide appui aérien mais ce n’a pas été le cas. Les armements mis en œuvre n’étaient pas en nombre suffisant pour une opération de cette envergure.

61 F-16 de quatrième génération promis par les Pays-Bas (16 avions) et le Danemark (42 avions) le 20 août ne changeront pas le cours de la guerre car il n’existe pas d’ « arme miracle ». De plus, les pilotes et les équipes de maintenance au sol ne seront pas prêts avant le début 2024, le temps de les instruire… Pour mémoire, Kiev n’a pu présenter jusqu’à présent que moins d’une dizaine de pilotes parlant assez bien l’anglais pour être formés sur F-16 en Grande-Bretagne… Enfin, ces appareils serviront vraisemblablement de plateformes pour tirer des missiles air-sol mais il y a peu de chances qu’ils soient engagés dans des combats tournoyants avec l’aviation russe. Les spécialistes estiment qu’il faudra encore beaucoup de temps que ces avions soient pleinement opérationnels (certains évoquent 2027).

Les nouvelles brigades tant annoncées n’étaient essentiellement que des bataillons renforcés.

Washington aurait d’ailleurs souhaité une offensive puissante sur un seul axe mais il n’est pas certain que cela aurait mieux fonctionné.

La deuxième raison était une très mauvaise évaluation des forces russes. L’OTAN pensait que la capacité militaire de la Russie était amoindrie suite aux pertes enregistrée depuis le début de la guerre et compte tenu du fait que son industrie militaire lui paraissait être en faillite en raison des sanctions internationales… ces dernière étant en réalité uniquement occidentales, coréennes et japonaises. D’ailleurs, ce qui se passe n’est pas l’échec de l’Ukraine mais de l’OTAN et derrière, de Washington et de ses proches alliés dont les dirigeants se sont littéralement auto-intoxiqués. Le réveil qui pointe timidement va être rude à expliquer aux populations…

Il semble que les stratèges ont oublié les expériences passées pensant que la guerre de mouvement l’emporterait sur la défense statique présentée par les Russes ; il est vrai que c’est ce qui s’est passé depuis la Seconde Guerre mondiale. Même la guerre de Corée n’a pas été statique au départ. Les autres exemples de guerres « classique » qui excluent les conflits de libération asymétriques : Suez, guerre des six jours, du Kippour, du Golfe (1 & 2), etc.

Troisième raison : les pertes humaines et en matériels ont été importantes. Elles sont lourdes des deux côtés. Selon le New York Times qui cite de hauts responsables américains, au total, ce seraient 500.000 militaires des deux pays auraient été tués ou blessés depuis février 2022. 120.000 soldats russes et 70.000 soldats ukrainiens auraient été tués.

Ces chiffres restent difficiles à confirmer car Moscou sous-estime systématiquement ses pertes et Kiev ne publie aucuns chiffres officiels.

Même si le ratio semble pencher en faveur des Ukrainiens, les Russes ont plus de réserves humaines disponibles et surtout, ils ont gardé une supériorité dans le domaine du volume des feux de l’artillerie du champ de bataille (1).

Les Ukrainiens ont effectué de nombreuses frappes dans la profondeur du dispositif russe (drones naval et aériens, missiles de croisière) visant particulièrement la Crimée mais aussi la Russie mais, sur le plan purement tactique, ces opérations spectaculaires et parfois largement médiatisées, n’ont que peu de conséquences en dehors du pont de Crimée qui a du être fermé pour réparations à plusieurs reprises (et ce qui est le cas actuellement). Toutefois, un bombardier Tu22M3 a été détruit par un drone le 19 août sur la base aérienne de Soltsy dans la région de Novgorod dans le Nord-ouest de la Russie.

Cela booste le moral des Ukrainiens et de leurs soutiens occidentaux mais donne aussi une vision déformée de la réalité. Le moral des populations russe ne semble en effet pas atteint – bien au contraire -. Et cela permet aux « fous-furieux ultras » russes comme l’ex-président et Premier ministre Dimitri Medvedev, de réclamer encore plus de fermeté au Kremlin voire le déclenchement de frappes nucléaires.

Même sur la base des chiffres d’Oryx (site qui n’est pas considéré comme particulièrement favorable à Moscou), les Ukrainiens ont perdu la moitié des Bradley et 75% des Leopard 2 engagés dans l’offensive. Des centaines de véhicules au total auraient été détruits.

Heureusement dans de nombreux cas, il semble que les équipages aient survécu. La vraie valeur des forces blindées est dans les équipages formés et expérimentés car le matériel, cela se remplace.

Le dernier effort avant la stagnation du front ?

Toutefois, l’Ukraine n’était pas complètement épuisée à la mi-août, de nombreuses unités n’ayant pas été engagées.

Cela ne serait plus le cas puisque selon des sources journalistiques turques, les 116, 117ème brigades mécanisées et la 82ème brigade d’assaut par air (armée de chars lourds britanniques Challenger-2) ont été lancées dans les combats afin de remplacer certaines unités trop éprouvées et pour tenter d’asséner un dernier coup de boutoir permettant de s’emparer de postions significatives de terrain.

Ainsi la prise des localités de Robotyne et d’Urozhaine est un coin enfoncé dans les lignes de défense russes. Reste à savoir si Kiev a les réserves nécessaire pour lancer une percée vers le Sud.

Que va-t’il se passer ?

Selon le Wall Street Journal (WSJ), compte tenu de la lenteur de la contre-offensive en cours de l’Ukraine, certains stratèges et décideurs militaires occidentaux, particulièrement américains, commencent à envisager une nouvelle offensive ukrainienne au printemps 2024, mais cette fois avec des moyens renforcés.

Le WSJ rapporte également : « ce changement reflète une prise de conscience croissante que, à moins d’une percée majeure, la lutte de l’Ukraine pour éjecter les forces d’invasion russes prendra probablement beaucoup de temps ».

Ivo Daalder, ancien ambassadeur américain auprès de l’OTAN a déclaré : « je pense qu’il y a une prise de conscience au sein de l’administration que l’Ukraine ne va pas regagner tout son territoire de sitôt  ».

Selon des diplomates US :  « l’objectif de Kiev est maintenant que son offensive actuelle aboutisse à des gains suffisants pour montrer aux citoyens ukrainiens et aux bailleurs de fonds à Washington, Berlin et ailleurs que leur soutien n’a pas été déplacé et qu’il devrait se poursuivre […] Nous et d’autres responsables occidentaux espéraient qu’une percée ukrainienne significative pourrait suffisamment frapper les forces russes pour amener le président Vladimir Poutine à une table de négociation dès cet hiver pour des discussions sérieuses sur une sorte de règlement [de la crise]. Les chances que cela se produise semblent maintenant minces ».

Enfin,  le chef d’état-major du secrétaire général de l’OTAN, Stian Jenssen, a déclaré le 14 août qu’il croyait qu’une solution à la guerre en cours en Ukraine pourrait être l’abandon à la Russie de certains territoires, comme la Crimée en échange de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.

Puis devant le tollé des réactions indignées, il est revenu sur sa déclaration admettant qu’il existait bien d’autres moyens mais et et que sa proposition n’était qu’une option qui pourrait être examinée.

L’administration Biden continue d’insister sur le fait qu’elle soutiendra l’Ukraine sur le long terme. Cependant, avec l’élection présidentielle américaine prévue en novembre 2024, on s’inquiète de plus en plus de la durée du soutien US à l’Ukraine.

Mais l’affaire n’est pas si simple. Donald Trump a laissé entendre que s’il était élu président, il prévoyait de réduire l’aide à l’Ukraine mais de nombreux Républicains semblent ne pas partager cet avis. Ainsi, le WSJ a noté : « Lors des votes du mois dernier (juillet 2023)  sur les crédits de défense, cinq amendements proposés par les Républicains de la Chambre proches de Trump qui auraient réduit l’aide à l’Ukraine ont été rejetés par de larges marges après que plus de 130 Républicains ont voté aux côtés de tous les Démocrates pour les rejeter ».

Enfin, le général Mark A. Milley, chef d’état-major américain, a déclaré à la mi-août que les États-Unis avaient été clairs sur la tâche difficile à laquelle l’Ukraine était confrontée. « J’avais dit il y a quelques mois que cette offensive allait être longue, ça va être sanglant, ça va être lent […] Et c’est exactement ce que c’est: long, sanglant et lent, et c’est un combat très, très difficile ». Mais pour lui, même sans atteindre ses objectifs Kiev a obtenu un succès dans la dégradation des forces russes : « Les Russes sont dans une forme assez difficile […] Ils ont subi un nombre considérable de victimes. Leur moral n’est pas bon ».

Selon le Washington Post, la communauté du renseignement américain estime de son côté que la contre-offensive de l’Ukraine n’atteindra pas la ville clé de Melitopol (voir cartes ci-avant) dans le sud-est du pays. Selon les responsables US, les forces ukrainiennes, qui poussent vers Melitopol depuis la région de Zaporizhia (voir plus avant la prise de Robotyne et d’Urozhaine) de resteront à plusieurs kilomètres de l’agglomération.

La ville de Melitopol est essentielle à la contre-offensive ukrainienne car elle est considérée comme la porte d’entrée de la Crimée. Elle se trouve à l’intersection de deux autoroutes importantes et d’une ligne de chemin de fer qui permettent à la Russie de déplacer du personnel et du matériel militaires de la péninsule vers d’autres territoires occupés du sud de l’Ukraine.

Une solution « à la coréenne » ?

Il ne faut pas se faire d’illusions : sans une percée militaire en Ukraine ou un bouleversement politique en Russie, les deux parties seront confrontées à une situation « à la coréenne de 1953 ».

Elles se retrouveront coincées de part et d’autre d’une ligne de démarcation.

 

Face à une impasse sur le terrain, les médiateurs internationaux proposeront un armistice. Ni la Russie ni l’Ukraine ne s’en contenteront mais, épuisés par les combats et à court de ressources, ces deux pays seront probablement prêts à négocier pour arrêter les pertes.

Un armistice en Ukraine portera non seulement sur la cessation du conflit, mais aussi sur le statut politique des territoires occupés par la Russie.

Jusqu’à maintenant, les conflits gelés en Géorgie et en Moldavie ont produit des enclaves alliées à la Russie mais qui n’ont reçu que très peu de reconnaissance internationale tout en remettant en cause l’intégrité territoriale de ces pays.

Suivant ce schéma, la position de repli de Moscou serait d’utiliser l’implication russe dans le Donbass et la Crimée pour compliquer le fonctionnement de l’Ukraine en tant que pays unitaire et faire barrage à ses projets d’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN (une réunion de l’OTAN se tiendra à Washington en juillet 2024. Elle pourrait voir la candidature de l’Ukraine proposée).

Contrairement à l’armistice coréen, l’homologue ukrainien devrait donc être temporaire. Il sera remplacé soit par la reprise des combats, soit miné par les réalités économiques et politiques.

Le World Street Journal (WSJ) rapportait le 20 août que les responsables des pays occidentaux travaillent (discrètement) à des « grands accords » pour résoudre le conflit en Ukraine mais que leurs conditions « ne sont dans l’intérêt ni de Moscou ni de Kiev ». En conséquence, aucune des deux parties n’est encore disposée à cesser de se battre.

 

1.      Voir : « Emploi de l’artillerie russe en Ukraine » du 18 août 2023.

Publié le

Texte

Alain Rodier