Depuis la Seconde Guerre mondiale, l'artillerie a toujours été au cœur de la stratégie russe.

La guerre d’artillerie peut analysée à travers deux mécanismes :

– la doctrine  – qui constitue la base de l’évolution de l’utilisation de l’artillerie –

– les « problèmes » de l’artillerie.

Les « problèmes » sont les même quel que soient les pays. Ils englobent tous les défis techniques liés à l’atteinte d’une cible avec des tirs indirects. C’est pour cette raison que depuis l’ère napoléonienne, l’artillerie est surnommée l’« arme savante ».

Ces défis comprennent l’acquisition et l’utilisation précises des données météorologiques qui ont une influence sur la trajectoire et la vitesse de l’obus (ou de la roquette); les données qui définissent le créneau de tir utile et, bien sûr, la localisation très précise de la cible.

Un élément supplémentaire est constitué par l’étalonnage de l’arme et des munitions. Il s’agit de mesurer la température de la munition et l’usure du canon selon la cadence de tir.

Si toutes ces informations peuvent être couplées à des coordonnées de la cible très précises, une batterie d’artillerie peut tirer d’emblée sans avoir besoin de tirs de réglage.

L’approche traditionnelle consiste – depuis la première Guerre mondiale – à tirer des obus de réglage à partir d’une seule batterie et à observer leur écart par rapport à la cible. Les corrections sont apportées à l’aide d’observateurs avancés, de systèmes de ciblage laser et de drones. Le problème est qu’ils sont dispendieux en munitions et laissent le temps à l’adversaire de se mettre à l’abri.

Doctrine

La doctrine russe dans le domaine de l’artillerie peut se résumer à : « Les forces russes manœuvrent pour tirer, les forces occidentales tirent pour manœuvrer ».

La Russie utilise l’artillerie comme principale force de destruction dans les combats rapprochés et dans la profondeur.

Les éléments interarmes sont chargés de manœuvrer pour obliger l’adversaire à présenter des objectifs que l’artillerie peut neutraliser dans la foulée dans de véritables « chaudrons ».

Lors d’une phase mobile, il est courant qu’un bataillon d’artillerie soit attaché à un bataillon de chars ou de fusiliers motorisés pour fournir l’appui-feu immédiat. Dans ce cas, c’est le commandant interarmes qui dirige les missions de l’artillerie allant parfois jusqu’à donner directement des ordres aux batteries en s’affranchissant de la chaîne hiérarchique normale.

Ainsi, lors de l’invasion de l’Ukraine, deux batteries de canons et une de lance-roquettes étaient affectées à chaque groupe tactique.

Parfois, des « pelotons de mortiers improvisés » ont été mis sur pied par des commandants d’unités d’infanterie mécanisée.

Cette méthodologie a fourni un appui-feu immédiatement disponible à partir de trois mortiers de 120 mm directement aux ordres du commandement sur le terrain.

La nature statique des combats qui ont suivi l’invasion a conduit à la centralisation de l’artillerie au sein de « brigades d’artillerie ».

Une brigade russe classique en position défensive peut se voir attribuer par son unité supérieure (l’Armée ou le Corps d’armée) un groupe d’artillerie qui se compose de deux bataillons d’obusiers automoteurs et d’un bataillon de lance-roquettes multiples.

Selon les manuels en vigueur, un Groupe d’artillerie de brigade (BrAG) se déploie généralement sur une position située de 2 à 4 km derrière les premières lignes et occupe une zone de 3 à 5 km de large sur 1 à 2 km de profondeur.

Cela permet de fournir une puissance de feu supplémentaire aux ressources organiques de la première ligne tout en permettant de neutraliser une percée éventuelle de l’adversaire.

Cependant, selon les militaires ukrainiens, il semble que des unités d’artillerie russes sont plutôt déployées jusqu’à 12 à 15 km derrière la ligne de front et qu’elles se replient encore plus loin la nuit venue.

Elles ne s’approcheraient de la ligne de front que pour conduire des tirs et se retireraient le plus rapidement possible, ce qui semble indiquer que la doctrine de « proximité » a cédé la place aux préoccupations de « survie » pour éviter les tirs de contre-batteries. Il faut dire que des estimations avancent le chiffre de mille pièces d’artillerie russes détruites depuis le début du conflit.

Pire encore que la perte de matériels, celle de personnels qualifiés est longue à surmonter. S’il ne faut que quelques mois pour former un chef de section ou de peloton, il faut des années pour instruire un officier d’artillerie. Il est donc très difficile de combler les pertes d’artilleurs sur le plan qualitatif.

Les limitations en nombre de munitions combinées à la dispersion des forces ukrainiennes ont imposé des limites à l’application de la doctrine russe et ont conduit à rechercher la précision plus que la quantité des feux.

Pour ce faire, l’armée russe met en œuvre le système Strelets qui permet de faire remonter les informations parvenues du terrain (du simple observateur d’artillerie au drone sophistiqué) pour définir très précisément des cibles à traiter.

Mais ce système a besoin de bonnes communications et une formation pointue des personnels le mettant en œuvre.

Pour des tirs « classiques », il est admis que 12 obusiers de 122 mm ont besoin de 600 coups pour engager l’infanterie adverse sur une superficie de 33 hectares.

Les 600 obus doivent être livrés aux batteries en 15 minutes pour obtenir une ‘intensité du feu suffisante. Toutefois, après les 45 à 60 premières secondes d’une frappe, l’infanterie se met à couvert. En conséquence, les artilleurs russes tentent de fournir la quantité des munitions nécessaires au cours des 5 à 6 premières minutes de tir.

Par la suite, la chaleur générée par la cadence de tirs et le repositionnement des canons limite les frappes à 1 à 3 coups par minute par pièce. Tirer à une cadence plus élevée dégrade le canon et sa précision.

Ainsi, pour atteindre la quantité nécessaire de feux, il est essentiel de s’assurer qu’il y a suffisamment de canons disponibles pour engager la cible, sinon l’intensité requise ne sera pas atteinte.

Les problèmes de l’artillerie

Lors de son invasion de l’Ukraine, l’armée russe a utilisée une tactique dite « tir de choc ». L’objectif de la manœuvre blindée-mécanisée a consisté à pousser l’adversaire à tirer. Selon les militaires ukrainiens eux-mêmes, les drones et les radars de localisation d’artillerie russes leur ont permis d’effectuer des tirs de contre-batteries particulièrement efficaces.

Lorsque le système fonctionne correctement, les cycles de réglage peuvent être effectués en trois minutes sachant qu’un obus de 152 mm tiré à 25 km met 75 secondes pour atteindre sa cible… Après le premier coup explosé sur zone, il reste donc 1 minute 45 secondes aux personnels pour se mettre à l’abri.

Système Krasnopol

Les tirs ponctuels de destruction nécessitent que l’objectif soit engagé avec des munitions de précision telles que l’obus à guidage laser 2K25 Krasnopol de 152 mm.

La désignation des cibles peut être fournie par des systèmes laser au sol ou par le drone Orlan-30.

Des séquences vidéo montrant des frappes précises sur des véhicules ou des bâtiments ukrainiens sont probablement le résultat de l’utilisation du système Krasnopol.

Avant la guerre, on s’attendait à ce que les tirs ponctuels de neutralisation seraient essentiels lors des engagements de feux de contre-batteries.

Le ciblage laser au sol est le plus efficace mais certains sources russes indiquent que les forces armées ont eu du mal à placer des observateurs qualifiés en première ligne afin qu’ils jouent leur rôle.

L’utilisation des drones a donc été privilégiée comme une solution plus sûre mais elle s’est révélée être moins efficace.

L’efficacité du système Krasnopol a également été contestée. Sa précision aurait été gravement dégradée lorsque la couverture nuageuse était basse, sur des terrains accidentés et par d’autres conditions qui en ont fait une munition difficile à déployer.

 

Le Lancet-3

Cependant, la Russie a largement utilisé des drones kamikaze comme le Lancet-3 qui peuvent être coordonnées avec un drone séparé pour effectuer une reconnaissance et un ciblage ou pilotés manuellement pour rechercher et frapper des cibles individuelles.

Ceci est probablement une réponse à plusieurs facteurs : la dispersion du dispositif ukrainien, et la faible disponibilité du système Krasnopol et des moyens de ciblage associés.

Par contre, les systèmes de guerre électronique ukrainiens ont dégradé les performances du Lancet-3.

De plus, la létalité du Lancet-3 (trois kilos d’explosif) est souvent insuffisante, surtout sur les véhicules blindés. Il ressort des vidéos que les équipages attaqués peuvent entendre la munition approcher et ils ont souvent le temps de se disperser avant qu’elle ne frappe.

En conclusion, des rapports indiquent que 70% des victimes ukrainiennes seraient le résultat de tirs d’artillerie russe – ce qui répond à sa logique -. Il est donc clair qu’en dépit des défis, l’artillerie russe a eu un impact significatif sur les forces armées ukrainiennes et a produit des effets notables grâce à une combinaison de tactiques et de technologies innovantes sans abandonner sa doctrine traditionnelle.

La poursuite du conflit qui devient de plus en plus statique devait voir l’artillerie continuer à jouer un rôle central dans la guerre d’attrition qui est aujourd’hui privilégiée. Elle pose deux problèmes : la disponibilité de personnels combattants et celle des munitions.

La contre offensive ukrainienne

La contre-offensive de Kiev lancée officiellement au début juin semble piétiner. L’artillerie russe joue un rôle majeur dans cette phase.

Cette opération semble avoir échoué dans ses objectifs de percée et d’attrition des forces russes. Il est vrai que Kiev a été sérieusement poussé à l’action par les Occidentaux tout en étant incapable de fournir les soutiens matériels nécessaires…

Il convient d’examiner les raisons de cet échec.

La première est l’ampleur de l’opération. Le plan de Kiev consistait à étirer les forces russes pour ensuite percer dans des zones détectées comme plus faiblement défendues.

Mais cette stratégie était connue par la partie russe qui a réorganisé son dispositif tout en en émoussant les forces ukrainiennes engagées dans les combats de reconnaissance.

Cela aurait été viable si l’Ukraine avait pu rassembler 1.000 chars de bataille, 3.000 véhicules de combat de l’infanterie et de très nombreuses pièces d’artillerie mais ce n’a pas été le cas.

Les matériels engagés n’étaient pas suffisants pour une opération de cette envergure.

Les nouvelles brigades tant annoncées n’étaient essentiellement que des bataillons renforcés.

La deuxième raison était une très mauvaise évaluation des forces russes. L’ennemi e été largement sous-estimé comme d’ailleurs il avait été surestimé lors de l’invasion de l’hiver 2022.

Les deux premiers axes d’offensive devaient percer jusqu’à Tokmak et Bilmak en quelques semaines. Au lieu de cela, deux villes attaquées le premier jour Novodonetskoye et Robotino sont toujours sous contrôle russe après 10 semaines de combats.

Les Ukrainiens ont attaqué avec des unités et des équipements qui n’avaient aucun sens, y compris l’exemple évident de l’utilisation d’AMX-10 poussés en première ligne pour mener un combat blindé-mécanisé.

L’offensive a échoué, même sur la base des chiffres d’Oryx (en réalité, ils seraient pires), les Ukrainiens ont perdu la moitié des Bradley et 75% des Leopard 2 alloués à l’offensive. Des centaines de véhicules au total ont été détruits.

Toutefois, l’Ukraine n’est pas complètement épuisée de nombreuses unités n’ayant pas été engagées.

La balle est pour le moment dans le camp des Russes. Vont-ils geler la ligne de front ou tenter une attaque hivernale?

Selon le Wall Street Journal, compte tenu de la lenteur de la contre-offensive en cours de l’Ukraine, certains stratèges et décideurs militaires occidentaux, particulièrement américains, commencent à envisager une offensive au printemps 2024. Le WSJ a aussi rapporté : « Ce changement reflète une prise de conscience croissante que, à moins d’une percée majeure, la lutte de l’Ukraine pour éjecter les forces d’invasion russes prendra probablement beaucoup de temps ».

Ivo Daalder, ancien ambassadeur auprès de l’OTAN sous Barack Obama a déclaré : « Je pense qu’il y a une prise de conscience au sein de l’administration que l’Ukraine ne va pas regagner tout son territoire de sitôt  ».

Selon des diplomates US :  « L’objectif de Kiev est maintenant que son offensive actuelle aboutisse à des gains suffisants pour montrer aux citoyens ukrainiens et aux bailleurs de fonds à Washington, Berlin et ailleurs que leur soutien n’a pas été déplacé et qu’il devrait se poursuivre […] Nous et d’autres responsables occidentaux espéraient qu’une percée ukrainienne significative pourrait suffisamment frapper les forces russes pour amener le président Vladimir Poutine à une table de négociation dès cet hiver pour des discussions sérieuses sur une sorte de règlement [de la crise]. Les chances que cela se produise semblent maintenant minces ».

Enfin,  le chef d’état-major du secrétaire général de l’OTAN, Stian Jenssen, a déclaré le 14 août qu’il croyait qu’une solution à la guerre en cours en Ukraine pourrait être l’abandon à la Russie de certains territoires, comme la Crimée en échange de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Il a toutefois admis qu’il existe d’autres moyens mais, pour lui, il s’agit d’une option qui devrait être envisagée.

L’administration Biden continue d’insister sur le fait qu’elle soutiendra l’Ukraine sur le long terme. Cependant, avec l’élection présidentielle américaine prévue en novembre 2024, on s’inquiète de plus en plus de la durée du soutien US à l’Ukraine. Donald Trump, qui a laissé entendre qu’il prévoyait de réduire l’aide à l’Ukraine mais de nombreux Républicains semblent ne pas partager cet avis. Ainsi, le WSJ a noté : « Lors des votes du mois dernier (juillet 2023)  sur les crédits de défense, cinq amendements proposés par les républicains de la Chambre proches de Trump qui auraient réduit l’aide à l’Ukraine ont été rejetés par de larges marges après que plus de 130 républicains ont voté aux côtés de tous les démocrates pour les rejeter ».

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Texte

alain Rodier