L’été est propice pour prendre un peu de recul face au flot informations qui sont déversées tous les jours que l’année fait. Afin de tenter de mieux comprendre certaine situations en mettant en place les morceaux du puzzle qui les composent, il convient aussi d’écouter les « sachants » qui expliquent sans prisme idéologique.
Le Général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire (DRM), a livré sa vision de la situation en Ukraine lors de son audition devant la Commission de la défense nationale et des forces armées le 12 juillet.
Cette audition avait pour but de faire un point de situation sur la guerre en Ukraine, notamment sur les perspectives de la contre-offensive ukrainienne en cours depuis le début du mois de juin. Où en est-elle ? Que peut-on en attendre ? Comment le rapport de force peut-il évoluer ?
Selon le Général Jacques Langlade, sur le plan conventionnel, ce conflit est une guerre d’usure s’inscrivant résolument dans le temps long. Les belligérants se projettent dans le cadre d’une guerre qui se prolongera en 2024, voire en 2025.
Les deux armées qui se font face aujourd’hui sont différentes des deux armées qui s’opposaient le 24 février 2022. Elles ont été renouvelées en quasi-totalité en raison des pertes subies.
Une comparaison exclusivement arithmétique serait très réductrice et certainement fausse.
La profondeur stratégique, vitale pour l’Ukraine comme pour la Russie, prend pour des formes différentes pour ces deux pays, ce qui rend toute comparaison difficile. Ainsi, la France contribue à la profondeur stratégique de l’Ukraine ; l’Iran à celle de la Russie.
La Russie conserve une forme d’avantage comparatif grâce à sa masse, qui lui donne une supériorité numérique, notamment en matière d’équipements. Ceux-ci sont toutefois de faible niveau technologique, en raison notamment des sanctions prises depuis un an et demi.
La Russie compense en partie cette faiblesse par ses stocks stratégiques historiques, ainsi que par l’adaptation de sa base industrielle et technologique de défense. Par ailleurs, elle conserve une supériorité des feux, notamment dans le domaine de l’artillerie.
L’Ukraine bénéficie d’un avantage technologique offert par la fiabilité et précision des armes et des équipements donnés par les pays occidentaux qui la soutiennent. Cet avantage comparatif est amoindri par le peu de temps dont bénéficient les armées ukrainiennes pour s’approprier les équipements qui leur sont confiés et donc les utiliser à pleine capacité.
Autre avantage dont bénéficient les Ukrainiens : le moral et un soutien assez consensuel au sein de la population.
Il n’existe pas d’arme magique permettant d’inverser le cours de la guerre.
La livraison de missiles Scalp est une évolution de l’appui de la France à l’Ukraine, mais pas un game changer, qui au demeurant n’existe pas. Cette capacité n’est pas destinée à frapper le sol russe – nous avons les moyens de vérifier que tel est bien le cas.
Nous assistons chaque jour à une adaptation réactive permanente du glaive et du bouclier, de sorte que certaines capacités présentées comme emblématiques à tel ou tel moment de la guerre ne le sont plus.
Le meilleur exemple en est le drone turc Bayraktar TB2 (turc), dont on parlait beaucoup il y a un an et qui a totalement disparu du narratif, parce qu’une parade a été trouvé pour en limiter l’efficacité.
L’offensive ukrainienne
L’offensive lancée par l’armée ukrainienne le 4 ou le 5 juin n’a pas encore produit ses pleins effets. Elle s’inscrit dans le temps long, ce qui est peut-être un peu frustrant dans le champ médiatique, mais correspond à la réalité de la guerre.
Les Ukrainiens ont trois axes d’effort principaux – la région de Bakhmout, celle de Donetsk et enfin le sud-est de Zaporijjia – sur lesquels ils concentrent une part significative de leurs forces, sans pour autant affaiblir le reste de la ligne de front qu’ils doivent continuer de tenir, ce qui est très exigeant car elle est longue de plus de 900 kilomètres.
Les Russes produisent, dans le même temps, un effort au nord, dans la région de Koupiansk à proximité de la frontière.
La contre-offensive ukrainienne n’a pas bénéficié d’un effet de surprise, pour deux raisons :
-elle a été précédée d’une importante communication stratégique ;
-les Russes se sont réorganisés sur la ligne de front issue de l’offensive de l’automne dernier et ont eu neuf mois pour préparer un dispositif défensif dans la profondeur très structuré, que les Ukrainiens ont du mal à percer.
(Toutefois) elle contribue à l’usure des deux belligérants.
Par ailleurs, les deux belligérants procèdent de façon systématique, depuis plus de deux mois, à des frappes dans la profondeur assez efficaces des deux côtés.
D’ici la fin de l’été, le début de la raspoutitsa – ce phénomène météorologique qui transforme deux fois par an, au printemps et à l’automne, une part significative du Donbass en un champ de boue impossible à utiliser pour la manœuvre – rend l’hypothèse d’un statu quo de la ligne de front plus probable que celle d’une percée ou d’un effondrement de l’un des deux belligérants, tant ils sont usés et tant la guerre s’inscrit dans le temps long.
S’agissant des effets de l’offensive ukrainienne, nous estimons que la surface reconquise par les Ukrainiens est un peu supérieure à 70 km2 à ce jour (le 12 juillet).
D’une façon ou d’une autre, les deux belligérants seront amenés à s’assoir autour d’une table de négociation. Aucune guerre, quelle qu’en soit la nature, ne s’achève sans négociation. Ses modalités et son tempo, à ce stade, sont difficiles à préciser.
Le volet naval
Concernant le volet naval, dont on parle moins aujourd’hui qu’hier, nous constatons une forme de perte de contrôle de la mer Noire par la Russie. Au début de la guerre, les Russes en contrôlaient la quasi-totalité de l’espace maritime contrôlé par la Russie n’a cessé de se réduire, en raison des pertes subies, de la pression exercée par les drones navals et aériens utilisés par les Ukrainiens et de la fermeture des détroits du Bosphore et des Dardanelles, qui empêche toute bascule d’effort entre d’autres ports russes et Sébastopol.
D’autres fragilités de la composante navale sont perceptibles dans d’autres parties du globe, ce qui démontre une forme d’usure de l’outil de défense russe.
La SMP Wagner
La tentative de déstabilisation de l’État russe par la SMP Wagner n’a pas eu d’incidence sur la situation tactique de la ligne de front. Les Ukrainiens n’ont pas réussi à saisir l’opportunité qu’elle représentait, probablement parce que la crise n’a pas duré assez longtemps.
Cette crise a, en revanche, affaibli l’appareil politico-militaire russe et Vladimir Poutine lui-même, tout en lui offrant l’occasion de faire évoluer l’organisation de son appareil de défense, voire l’attribution des postes de responsabilité.
S’agissant des causes de la mutinerie de Prigojine, la dissension entre lui et le haut commandement militaire, induite par leur divergence de vision sur la façon de mener la guerre, a donné lieu à des déclarations de M. Prigojine, fracassantes mais pas toujours exactes, les réseaux Prigojine ayant pratiqué une forme de désinformation à destination de l’opinion publique internationale, de l’opinion publique russe et de la sphère décisionnelle russe. L’abondance de cette désinformation a acculé M. Prigojine dans une position intenable et l’a contraint, dans une forme de fuite en avant, à franchir le Rubicon.
Les Russes ont recours à d’autres SMP, qui contribuent de près ou de loin à aider l’outil militaire russe dans sa guerre en Ukraine.
Les suites de la guerre
Deux sujets peu évoqués à l’heure actuelle le seront de plus en plus au cours des mois et des années à venir.
Le premier est celui de la dissémination, par le biais de récupérations, des armements confiés à l’Ukraine ou utilisés par les deux belligérants.
Une troupe au combat peut être amenée à abandonner sur le champ de bataille des armements, en bon état ou endommagés. Compte tenu des volumes d’armement engagés dans ce conflit, cette dissémination pourrait aller croissant à mesure que l’intensité des combats ira en diminuant.
Le second est celui des pertes et singulièrement des blessés. Les blessures physiques et surtout psychiques des deux armées, singulièrement en Ukraine, où la proportion de combattants par rapport à la population globale est plus importante qu’en Russie, seront un sujet structurel pour la société ukrainienne de demain.
Les conséquences à l’international
Le premier enseignement est que la cristallisation d’antagonismes entre grandes puissances va croissant, avec des compétiteurs stratégiques qui s’enhardissent et un Occident contesté, notamment dans les espaces communs que sont le cyberespace et l’espace circumterrestre.
Le deuxième enseignement est le retour du fait nucléaire. Guerre sous le seuil, dans l’ombre portée de la dissuasion, le conflit en Ukraine fragilise la non-prolifération. Certains acteurs pourraient en tirer des conclusions potentiellement inquiétantes en la matière.
Le troisième enseignement est l’importance des alliances, de leur cohésion dans la durée – toujours difficile – et des logiques partenariales, singulièrement pour les services de renseignement.
Depuis qu’une colonne russe est partie de Biélorussie pour attaquer l’Ukraine le 24 février 2022, ce pays sert de base arrière à l’armée russe et soigne les blessés russes dans ses hôpitaux. La Biélorussie est littéralement avalée par son voisin depuis le début du conflit.
Les pays de l’Est de l’Europe orientale nous rappellent régulièrement que la volonté russe de restaurer une forme d’influence sur ses anciennes zones périphériques a commencé à se manifester en 2008, avec la guerre en Géorgie.
Elle est un sujet de préoccupation légitime pour les Géorgiens, qui en ont fait les frais. À court terme, la Russie n’a pas les capacités de relancer une action militaire en Géorgie et a d’autres préoccupations en Ukraine, où elle tente de faire face à la guerre qu’elle a déclenchée il y a un an et demi.
À moyen terme, après restauration de ses capacités militaires, il n’est pas exclu que la Russie veuille et puisse relancer son action en Géorgie.
La guerre en Ukraine a aussi une influence sur la recomposition en cours au Moyen-Orient. La crise qui a opposé à la fin du mois de juin Wagner et l’État russe aura certainement des effets importants sur l’action et l’influence russes en Afrique, qu’elles soient militaire, paramilitaire, économique ou politique.
Le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie dans le Haut-Karabagh s’apparente à une saisie d’opportunité de certains acteurs .
Par ailleurs, la menace terroriste, qui n’est plus guère évoquée depuis le début du conflit en Ukraine, n’a pas disparu et continue même à s’étendre ; elle pourrait se rappeler à notre bon souvenir.
Voici le compte-rendu :
Commission de la défense nationale et des forces armées
Audition, à huis clos, du général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire, sur la situation militaire en Ukraine.
Mercredi
12 juillet 2023
M. le président Thomas Gassilloud. Nous auditionnons aujourd’hui le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire (DRM) depuis le 13 avril 2022. Nous l’avons auditionné une première fois le 13 avril 2023, un an jour pour jour après sa nomination, dans le cadre de la préparation de l’examen du projet de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030, qui sera soumis cet après-midi au vote de l’Assemblée nationale et demain à celui du Sénat. La commission mixte paritaire (CMP) qui s’est tenue lundi a ainsi traité de nombreux sujets relatifs au renseignement.
La présente audition a pour objet de faire un point de situation sur la guerre en Ukraine, notamment sur les perspectives de la contre-offensive ukrainienne en cours depuis le début du mois de juin. Où en est-elle ? Que peut-on en attendre ? Comment le rapport de force peut-il évoluer ? Le soutien apporté à l’Ukraine par les pays occidentaux peut-il l’infléchir ?
Sans doute aborderez-vous aussi, mon général, la situation de l’armée russe après la révolte – si on peut l’appeler ainsi – de la société militaire privée (SMP) Wagner des 24 et 25 juin derniers. Nous écouterons avec attention votre analyse de ces événements et de leurs éventuelles conséquences sur l’armée russe, sur la situation militaire en Ukraine, sur la Biélorussie, où la Russie affirme avoir déployé des armes nucléaires avant d’y envoyer Wagner, et sur l’Afrique, où Wagner défend les intérêts russes en multipliant les exactions.
Général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire (DRM). Monsieur le président, je ne livrerai pas, lors de cet exercice, qui sera peut-être un peu frustrant, d’informations classifiées, pour respecter le secret de la défense nationale.
Le respect du secret de la défense nationale n’est pas une coquetterie pour faire chic. Il tient à une raison essentielle : la protection des accès, qui sont les biens les plus précieux des services de renseignement. Ceux-ci permettent de collecter des informations sensibles, puis de produire du renseignement. Les accès d’aujourd’hui nous permettront de récolter le renseignement de demain. La protection des accès, dans un service de renseignement, est le principal point d’attention de chacun de ses membres.
Ma mission, en tant que DRM, est de diminuer le niveau d’incertitude, en élaborant un renseignement recoupé sur la base d’informations collectées de la façon la plus variée possible – capteurs humains, imagerie, électromagnétique, cyber. Mon périmètre de responsabilité est le renseignement d’intérêt militaire, qui doit être compris comme la capacité à évaluer les capacités militaires de nos compétiteurs et des groupes armés susceptibles d’interférer avec nos intérêts ou d’agir contre nos forces. Mon but est de permettre au chef d’état-major des armées (CEMA) de présenter des options stratégiques en conseil de défense, et aux forces armées en opération de s’engager avec la meilleure compréhension possible du cadre dans lequel elles vont agir, ainsi que des capacités des adversaires auxquels elles seront opposées.
J’agis dans les trois temps du renseignement, le temps long de l’anticipation, le temps moyen de la décision et le temps court de l’action. Au-delà d’un an et demi, il ne s’agit plus d’anticipation mais de prospective, laquelle n’entre pas dans les attributions d’un service de renseignement, qui produit du renseignement périssable, donc dont la pertinence diminue avec le temps.
Pour remplir cette mission, la DRM s’adapte au contexte stratégique, qui évolue singulièrement. Depuis un peu plus de deux ans, elle fait effort sur la Russie et sa montée en puissance puis son engagement militaire en Ukraine. Elle n’a, pour autant, pas abandonnél’Afrique et le Moyen-Orient, où la menace terroriste et l’instabilité de certains États demeurent. Plus à l’Est, elle observe la montée des tensions en Asie. Ces menaces s’additionnent sans jamais disparaître, ce qui nous amène plus que jamais à prioriser nos recherches de renseignement, pour renoncer avec discernement.
La DRM s’adapte aux évolutions technologiques, comme le montre l’emblématique projet Artémis.IA, conforté par le projet de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030. Elle adapte son organisation ; tel est l’objet de la réforme de la DRM engagée le 1er septembre dernier, mettant en place une organisation en plateaux qui permet le rapprochement de la recherche et de l’analyse. Neuf mois plus tard, elle commence à produire de vrais effets.
J’en viens à la situation en Ukraine. J’évoquerai successivement ce qui se passe sur le front du Donbass, les perspectives d’évolution du conflit, ses incidences au large sur les crises périphériques ayant un lien direct ou indirect avec la crise ukrainienne, et les enseignements que nous pouvons en tirer.
Commençons par quelques considérations générales sur la situation. Il faut d’abord rappeler qu’il s’agit d’un conflit sous le seuil nucléaire, donc conventionnel, impliquant au moins un État doté de l’arme nucléaire. Cela en fait un conflit singulier, exigeant une attention particulière de la DRM, qui consacre des moyens significatifs à l’étude de l’évolution de la posture nucléaire russe et à la lecture des signalements stratégiques que les Russes nous envoient, afin de fournir la meilleure appréciation possible au CEMA et au Président de la République.
Sur le plan conventionnel, ce conflit est une guerre d’usure s’inscrivant résolument dans le temps long. Les belligérants se projettent dans le cadre d’une guerre qui se prolongera en 2024, voire en 2025. Pour évoquer ce conflit, j’évoque toujours la métaphore de deux boxeurs sur un ring s’épuisant coup après coup, sans que l’on sache lequel s’effondrera en premier. Les deux belligérants de cette guerre d’usure se sont organisés en conséquence.
Ensuite, les deux armées qui se font face sur le front ukrainien aujourd’hui sont différentes des deux armées qui s’opposaient le 24 février 2022. Elles ont été renouvelées en quasi-totalité en raison des pertes subies. La notion de capacité opérationnelle inclut celle de régénération de potentiel, laquelle est complexe et prend beaucoup de temps. La régénération des deux armées crée, pour chaque belligérant, de nombreuses faiblesses.
Troisièmement, la profondeur stratégique, vitale pour l’Ukraine comme pour la Russie, prend pour des formes différentes pour ces deux pays, ce qui rend toute comparaison difficile. Ainsi, la France contribue à la profondeur stratégique de l’Ukraine ; l’Iran à celle de la Russie. Cette profondeur stratégique est structurante et je consacre beaucoup d’énergie à l’étudier, ce qui permet d’évaluer l’évolution du rapport de force entre les deux belligérants.
Je constate que la Russie conserve une forme d’avantage comparatif grâce à sa masse, qui lui donne une supériorité numérique, notamment en matière d’équipements. Ceux-ci sont toutefois de faible niveau technologique, en raison notamment des sanctions prises depuis un an et demi. La Russie compense en partie cette faiblesse par ses stocks stratégiques historiques, ainsi que par l’adaptation de sa base industrielle et technologique de défense (BITD). Par ailleurs, elle conserve une supériorité des feux, notamment dans le domaine de l’artillerie, mais elle est contrainte d’adapter sa consommation à sa capacité de production d’obus.
A contrario, l’Ukraine bénéficie d’un avantage technologique, offert par la fiabilité et précision des armes et des équipements donnés par les pays occidentaux qui la soutiennent. Cet avantage comparatif est amoindri par le peu de temps dont bénéficient les armées ukrainiennes pour s’approprier les équipements qui leur sont confiés et donc les utiliser à pleine capacité. Les Ukrainiens doivent trouver l’équilibre le moins insatisfaisant possible entre la nécessité de recompléter leurs unités pour compenser les pertes qu’ils subissent et celle de former les unités nouvellement constituées. Autre avantage dont bénéficient les Ukrainiens : le moral et un soutien assez consensuel au sein de la population.
J’ai volontairement développé des exemples qui ne sont pas en miroir – masse et supériorité des feux côté russe, avantage technologique de certains équipements et moral côté ukrainien – pour montrer que la profondeur stratégique et le rapport de force global des deux belligérants s’expriment au travers de nombreux paramètres différents qui interagissent de façon complexe. Outre le moral, les capacités militaires et les effectifs, il faut tenir compte des alliances, des partenariats stratégiques, des stocks logistiques et, sur le temps long, de la démographie, du soutien de la population, de la cohérence de la charnière politico-militaire et de la capacité du chef de l’État à décider.
Tous ces facteurs constituent, par leur interaction, une capacité opérationnelle. La comparaison des deux capacités opérationnelles évolue sur le temps long, en fonction de données structurelles. Ce qui est certain, c’est qu’une comparaison exclusivement arithmétique serait très réductrice et certainement fausse.
Quatrièmement, il n’existe aucun game changer. On entend souvent dire çà et là que tel armement livré à l’Ukraine ou produit par la Russie modifiera le cours de la guerre. Je n’y crois absolument pas. Comme je viens de l’expliquer, une capacité opérationnelle est le fruit de la combinaison de nombreux facteurs. Il n’existe pas d’arme magique, de game changer, de silver bullet permettant d’inverser le cours de la guerre du jour au lendemain. Le temps long est notamment indispensable en matière de préparation opérationnelle et de ressources humaines.
J’ai rappelé que les deux armées qui se font face aujourd’hui ne sont pas celles qui se faisaient face le 24 février 2022 ; il faut quelques mois pour former de jeunes recrues et des années pour former des cadres, tels qu’un chef de section commandant une trentaine de fantassins. Tant les Ukrainiens que les Russes sont obligés de raccourcir de façon drastique la durée de formation des cadres, ce qui provoque de vraies fragilités. Le temps long est celui de l’inflexion globale des capacités opérationnelles des deux belligérants.
Depuis le 24 février 2022, chaque belligérant s’adapte en permanence. La façon dont combattaient les Russes et les Ukrainiens le 24 février 2022 n’a rien à voir avec la façon dont ils combattent aujourd’hui, ni avec leur façon d’utiliser leurs capacités, qui au demeurant ont été renouvelées voire modernisées et surtout adaptées. Nous assistons chaque jour à une adaptation réactive permanente du glaive et du bouclier, de sorte que certaines capacités présentées comme emblématiques à tel ou tel moment de la guerre ne le sont plus. Le meilleur exemple en est le drone turc Bayraktar TB2, dont on parlait beaucoup il y a un an et qui a totalement disparu du narratif, parce qu’une parade a été trouvé pour en limiter l’efficacité.
En complément de ces considérations générales sur l’appréciation de situation, venons-en maintenant à l’offensive lancée par l’armée ukrainienne le 4 ou le 5 juin. Elle n’a pas encore produit ses pleins effets. Elle s’inscrit dans le temps long, ce qui est peut-être un peu frustrant dans le champ médiatique, mais correspond à la réalité de la guerre.
Je veille, dans les appréciations de situation que je produis, à regarder des deux côtés de la ligne de front. Les médias ont parfois plus de facilité à rapporter ce qu’ils voient d’un côté ou de l’autre ; ma mission est d’apprécier la situation des deux côtés, pour porter le jugement le plus équilibré possible sur ce qui se passe.
Un peu plus d’un mois après le lancement de leur offensive, les Ukrainiens ont trois axes d’effort principaux –la région de Bakhmout, celle de Donetsk et enfin le sud-est de Zaporijjia –, sur lesquels ils concentrent une part significative de leurs forces, sans pour autant affaiblir le reste de la ligne de front qu’ils doivent continuer de tenir, ce qui est très exigeant car elle est longue de plus de 900 kilomètres. Les Russes produisent, dans le même temps, un effort au nord, dans la région de Koupiansk, à proximité de la frontière.
La contre-offensive ukrainienne n’a pas bénéficié d’un effet de surprise, pour deux raisons : elle a été précédée d’une importante communication stratégique ; les Russes se sont réorganisés sur la ligne de front issue de l’offensive de l’automne dernier et ont eu neuf mois pour préparer un dispositif défensif dans la profondeur très structuré, que les Ukrainiens ont du mal à percer. Lancée il y a un mois et demi, elle n’a pas encore produit d’effets significatifs sur le terrain. Elle contribue à l’usure des deux belligérants.
Au cours de ses développements, tout au long de l’été, des capacités de saisie d’opportunité émergeront d’un côté comme de l’autre. Lorsque l’on lance une offensive comme le font les Ukrainiens, il faut concentrer les efforts sur des points particuliers de la ligne de front pour maximiser les effets produits, ce qui peut affaiblir d’autres secteurs du front, donc créer des opportunités pour la partie adverse.
Par ailleurs, les deux belligérants procèdent de façon systématique, depuis plus de deux mois, à des frappes dans la profondeur assez efficaces des deux côtés. Utilisant tous les types de capacités à leur disposition, elles contribuent à désorganiser le commandement ainsi que les stocks et les axes d’acheminement logistiques.
Trois semaines après le déclenchement de cette offensive, des tensions sont apparues entre Wagner et l’État russe. Elles étaient devenues inévitables compte tenu des déclarations de Prigojine et des postures qu’il a adoptées depuis de nombreux mois.
La tentative de déstabilisation de l’État russe par la SMP Wagner n’a pas eu d’incidence sur la situation tactique de la ligne de front. Les Ukrainiens n’ont pas réussi à saisir l’opportunité qu’elle représentait, probablement parce que la crise n’a pas duré assez longtemps. L’incident n’a pas déstabilisé la cohérence du dispositif militaire russe. Cette crise a, en revanche, affaibli l’appareil politico-militaire russe et Vladimir Poutine lui-même, tout en lui offrant l’occasion de faire évoluer l’organisation de son appareil de défense, voire l’attribution des postes de responsabilité.
J’en viens aux perspectives d’évolution. D’ici la fin de l’été, le début de la raspoutitsa – ce phénomène météorologique qui transforme deux fois par an, au printemps et à l’automne, une part significative du Donbass en un champ de boue impossible à utiliser pour la manœuvre – rend l’hypothèse d’un statu quo de la ligne de front plus probable que celle d’une percée ou d’un effondrement de l’un des deux belligérants, tant ils sont usés et tant la guerre s’inscrit dans le temps long ainsi que dans une profondeur stratégique structurée des deux côtés.
À moyen terme, la démographie, la cohérence des profondeurs stratégiques et l’adaptation des BITD à la guerre influeront de façon significative sur le cours de la guerre.
Deux sujets peu évoqués à l’heure actuelle le seront de plus en plus au cours des mois et des années à venir. Le premier est celui de la dissémination, par le biais de récupérations, des armements confiés à l’Ukraine ou utilisés par les deux belligérants. Une troupe au combat peut être amenée à abandonner sur le champ de bataille des armements, en bon état ou endommagés. Compte tenu des volumes d’armement engagés dans ce conflit, cette dissémination pourrait aller croissant à mesure que l’intensité des combats ira en diminuant.
Le second est celui des pertes et singulièrement des blessés. Les blessures physiques et surtout psychiques des deux armées, singulièrement en Ukraine, où la proportion de combattants par rapport à la population globale est plus importante qu’en Russie, seront un sujet structurel pour la société ukrainienne de demain.
La crise ukrainienne, qu’il ne faut pas observer au seul Donbass, a des effets dominos directs et indirects, de court terme et de moyen terme. On le constate dans l’espace, en Baltique – l’explosion du gazoduc Nord Stream 2 en a été un effet collatéral –, en Méditerranée orientale et dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles, fermés à tout trafic militaire, pour ne citer que quelques effets périphériques à proximité immédiate de la Russie.
La guerre en Ukraine a aussi une influence sur la recomposition en cours au Moyen-Orient. La crise qui a opposé à la fin du mois de juin Wagner et l’État russe aura certainement des effets importants sur l’action et l’influence russes en Afrique, qu’elles soient militaire, paramilitaire, économique ou politique.
Les tensions croissantes observées dans les Balkans sont également en partie une conséquence indirecte de la guerre en Ukraine. Le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie dans le Haut-Karabagh s’apparente à une saisie d’opportunité de certains acteurs. Ces nombreux effets périphériques se développent et se développeront dans les approches ou à distance de la ligne de front ukrainienne.
J’en viens aux enseignements de la guerre en Ukraine, en indiquant d’emblée qu’il est trop tôt pour qu’ils soient définitifs. Les deux armées s’adaptent en permanence à la guerre. Les deux belligérants apprennent ; ils adaptent leur outil de défense, leurs capacités et leurs modes d’action. Il est prématuré, en cours d’action, de tirer des enseignements définitifs du conflit dans tel ou tel registre.
Le premier enseignement est que la cristallisation d’antagonismes entre grandes puissances va croissant, avec des compétiteurs stratégiques qui s’enhardissent et un Occident contesté, notamment dans les espaces communs que sont le cyberespace et l’espace circumterrestre.
Le deuxième enseignement est le retour du fait nucléaire. Guerre sous le seuil, dans l’ombre portée de la dissuasion, le conflit en Ukraine fragilise la non-prolifération. Certains acteurs pourraient en tirer des conclusions potentiellement inquiétantes en la matière.
Le troisième enseignement est l’importance des alliances, de leur cohésion dans la durée – toujours difficile – et des logiques partenariales, singulièrement pour les services de renseignement.
Par ailleurs, la menace terroriste, qui n’est plus guère évoquée depuis le début du conflit en Ukraine, n’a pas disparu et continue même à s’étendre ; elle pourrait se rappeler à notre bon souvenir. Enfin, de façon structurelle, la guerre en Ukraine nous rappelle que, si l’on sait quand on commence une guerre, on ne sait jamais quand on la termine.
M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.
M. Yannick Chenevard (RE). Le temps long dans lequel s’inscrit la guerre en Ukraine est pour nous un apprentissage nécessaire. Les choses, nous devons le comprendre, ne se déroulent pas sur le mode « Marche/Arrêt ». Le travail d’analyse de vos services, qui a commencé bien avant le 24 février 2022, est très utile ; il repose tant sur des personnels que sur des matériels.
S’agissant des personnels, le rapport d’information sur le bilan de la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 que j’ai rédigé avec Laurent Jacobelli nous a offert l’occasion d’échanger avec vous sur vos effectifs, qui étaient en deçà de l’objectif. Nous espérons que l’objectif sera atteint dans la prochaine LPM. S’agissant des matériels, le projet de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030, qui devrait être adopté cet après-midi, alloue cinq milliards au renseignement, quatre au cyber et six au spatial. Cette montée en puissance permettra-t-elle d’atteindre les objectifs ?
Compte tenu de l’expérience acquise en Afrique et en Europe de l’Est, comment utilisez-vous les renseignements d’origine sources ouvertes (ROSO) ? Quels enseignements tirés du conflit en Ukraine en matière de collecte et de traitement de l’information vous ont amené à réorganiser votre direction en plateaux ? Quels seront les effets collatéraux, à court et à moyen terme, du coup de force de Prigojine sur le positionnement de Wagner en Afrique ?
Général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Le renseignement est avant tout une affaire de temps long. Pour être efficace, il faut savoir capitaliser les données recueillies et la connaissance élaborée. C’est parfois ce travail sur le temps long qui permet d’être efficace sur le temps très court de la décision politique ou de l’action militaire.
Je cite souvent l’exemple du missile S-300 tombé sur un malheureux fermier polonais en novembre 2022. « Le territoire de l’Otan a-t-il été attaqué ? » m’a-t-on demandé. Je devais répondre le plus rapidement possible pour donner au Président de la République, au ministre et au CEMA les éléments nécessaires pour prendre les bonnes décisions.
Pour répondre à cette question, ce que la DRM a réussi à faire en quelques heures, j’ai utilisé des travaux obscurs et en apparence inutiles, menés pendant de nombreuses années. Il s’agissait d’un travail méthodique de connaissance précise d’un très large panel de matériels et d’armements étrangers, d’une part, et, d’autre part, d’un travail d’identification et de localisation des batteries sol-air d’Europe de l’Est, méthodiquement répertoriées, jour après jour.
De la capitalisation sur le temps long des services de renseignement dépend la capacité à produire du renseignement en un temps très court. Les deux sont nécessaires ; il faut en gérer l’articulation. Il faut donc disposer du meilleur outil de capitalisation possible, en l’espèce Artemis.IA.
S’agissant du recueil des renseignements et des informations, le principal défi auquel nous sommes confrontés est de contenir l’écart croissant entre le volume de données recueillies et le volume de données exploitées. L’outil Artemis.IA de capitalisation des données et des renforts en effectifs devraient nous permettre d’exploiter davantage les données recueillies.
Dès lors que nous travaillons à l’échelle globale, j’ai coutume de dire que je remplis une mission infinie avec des moyens finis par nature. Ma première mission, en tant que DRM, est donc de prioriser la recherche, ce qui suppose d’accepter des renoncements, toujours difficiles, et de gérer les frustrations ainsi que les conséquences induites par cette priorisation.
Dans l’élaboration de notre renseignement, nous utilisons les sources de toute nature, dont les sources ouvertes. Ma mission consiste à diminuer le niveau d’incertitude, la certitude n’existant pas ; c’est la variété de la nature des informations que je croise qui me le permet.
Si je n’ai que du renseignement d’origine image (ROIM) pour me prononcer sur une situation ou porter une appréciation particulière sur un sujet donné, le niveau de certitude est faible. Si en revanche je parviens à croiser les images satellitaires avec du renseignement d’origine humaine (ROHUM), du renseignement d’origine électromagnétique (ROEM), du ROSO et du renseignement d’origine cyber (ROC) issu de recherches approfondies dans des systèmes informatiques, j’aurai un renseignement robuste.
C’est bien le renseignement multi-source, issu du croisement d’informations d’origines différentes, qui permet d’élever le niveau de certitude des appréciations que je fournis. Dans cette optique, chaque plateau que j’ai installé le 1er septembre dernier utilise des renseignements de toute nature dans l’élaboration de ses analyses.
S’agissant des effets en Afrique du coup de force de Wagner fin juin, il y en aura, mais il est un peu tôt pour savoir lesquels. Wagner est en pleine recomposition ; Prigojine négocie avec le Kremlin, qui l’assume.
Ces négociations comportent plusieurs aspects, notamment un volet financier et un volet relatif aux capacités militaires consenties. Il y aura des conséquences en Ukraine, en Biélorussie et en Russie, ainsi qu’en Afrique et en Syrie, où sont déployés les mercenaires de Wagner, laquelle sera certainement amenée à renégocier son soutien avec les pays hôtes et à adapter son dispositif aux moyens dont elle disposera à terme.
M. Michaël Taverne (RN). Il y a un mois, l’armée ukrainienne a lancé une importante contre-offensive dans les oblasts de Donetsk et Zaporijjia. Pour les parlementaires que nous sommes, il convient de commenter avec prudence les données à notre disposition, tant le brouillard de guerre et la propagande à l’œuvre des deux côtés compliquent l’accès à une information fiable. L’analyse de la DRM est d’autant plus précieuse.
La contre-offensive de Kiev, soutenue à des degrés divers par d’autres pays, semble lente et difficile. Seuls quelques villages auraient été libérés. Certes, le temps médiatique n’est pas le temps militaire. Peut-être une accélération aura-t-elle lieu dans les prochaines semaines côté ukrainien.
La rébellion du groupe Wagner et les deux jours d’extrême tension qu’elle a provoqués ont montré les failles de l’État russe, qui n’ont rien de neuf à l’aune de la longue histoire politique et militaire russe. Cette crise ne semble pas avoir profité à l’armée ukrainienne. Plus le conflit dure, plus il suppose un engagement accru des alliés de Kiev – l’annonce de la cession de missiles Scalp par la France en est le dernier exemple –, dont vous avez indiqué qu’il ne sera pas un game changer.
Les buts de guerre ukrainiens vous semblent-ils atteignables ? Il est légitime qu’un pays envahi souhaite recouvrer ses territoires perdus, comme la France l’a voulu pour l’Alsace et la Moselle. Toutefois, l’histoire nous enseigne que la Russie, en raison de l’immensité de son espace et de ses nombreuses ressources, notamment humaines, n’est pas un pays facile à vaincre.
La diplomatie devra inévitablement jouer un rôle pour régler les questions territoriales ; malheureusement, nous n’en sommes pas là. Les oblasts séparatistes peuvent-ils être réintégrés à l’Ukraine par la voie des armes ?
Général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. En matière de propagande, les deux belligérants utilisent l’arme de l’information et de l’influence comme un outil qu’ils inscrivent dans leurs stratégies globales, combinant, dans chaque manœuvre, les effets cinétiques et les effets d’influence. Chacun mène des actions de déception par le biais de communications médiatiques ainsi que d’animation de réseaux sociaux et d’influenceurs pour accompagner ses actions cinétiques. Cet usage de la composante influence, riche d’enseignements pour nos retours d’expérience (RETEX), fait preuve de maturité, en complément des effets produits par les armes plus conventionnelles.
S’agissant des buts de guerre, il faut distinguer les buts de guerre affichés des buts de guerre réels. Je serais bien en peine de dire précisément quels sont les buts de guerre de M. Zelenskyet de M. Poutine, d’autant qu’ils évoluent au fil du temps. Chacun étant confronté au principe de réalité, les buts de guerre d’aujourd’hui ne sont pas forcément ceux du 24 février 2022 ni ceux de demain. L’éventuelle réintégration des deux oblasts précités s’inscrira dans l’évolution des buts de guerre de chaque belligérant.
Mme Martine Etienne (LFI-NUPES). La contre-offensive ukrainienne a permis de reprendre environ 70 km2 en cinq semaines. Quelle est l’analyse de la DRM des actions des Ukrainiens à l’aune de leurs objectifs opérationnels ?
Plusieurs analystes avancent une stratégie de harcèlement de la ligne de défense russe, longue de plusieurs centaines de kilomètres et large d’une trentaine, pour faire céder cette digue, notamment en endommageant ses capacités d’approvisionnement. Certains experts évoquent une potentielle fragmentation de cette ligne de défense, notamment sur le front sud, dès septembre.
Cette analyse vous paraît-elle crédible à l’aune de la doctrine mise en œuvre et du matériel dont dispose l’Ukraine ? Combien de temps cette stratégie prendra-t-elle pour mettre à mal la ligne de défense russe ? Permettra-t-elle à terme d’entamer un processus de négociation ?
Les États-Unis ont confirmé la semaine dernière qu’ils livreront à l’Ukraine des obus M864, qui sont des bombes à sous-munitions, très critiquées au sein de la communauté internationale. Les 130 pays signataires de la convention d’Oslo, dont une majorité de pays européens et de l’Otan, se sont engagés à ne pas en produire, en utiliser, en vendre et en stocker. Leur potentiel dévastateur est connu. De 30 % à 40 % des bombes n’explosent pas immédiatement et représentent un danger, sinistrant potentiellement des territoires pendant des années.
Comment la communauté du renseignement français a-t-elle accueilli la livraison de ces armes par les États-Unis ? Que changent-elles concrètement dans la conduite des opérations ? Quel signal politique leur utilisation enverra-t-elle, sur le terrain des opérations puis sur celui de la reconstruction ?
Général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. S’agissant des effets de l’offensive ukrainienne, nous estimons que la surface reconquise par les Ukrainiens est un peu supérieure à 70 km2 à ce jour. Nous nous en réjouissons.
Cette offensive n’a pas encore produit ses pleins effets. Elle exigera des Ukrainiens un effort cet été pour y parvenir, ce que nous espérons. Dans la logique d’usure qui prévaut, les Ukrainiens tentent d’identifier les points de vulnérabilité du dispositif défensif russe mis en œuvre depuis le mois de décembre sur les 900 km de front. L’action en cours vise à les accentuer, tout en préparant une capacité à les exploiter.
Une offensive se mène en deux temps : l’identification et l’accentuation des vulnérabilités ; leur exploitation pour percer. Nous en sommes clairement à la première phase. Rien, dans le brouillard de la guerre, ne garantit que la seconde aura lieu. L’usure des deux belligérants fait peser une incertitude sur la capacité des Ukrainiens à exploiter une percée dans la profondeur du dispositif russe.
Par ailleurs, chaque belligérant se livre à des frappes dans la profondeur du dispositif adverse, à plusieurs centaines de kilomètres de la ligne de front, en ciblant les postes de commandement, les dépôts de munitions et les parcs de matériels, ce qui désorganise chaque armée en profondeur. La ligne de front est soumise à l’usure de coups répétés de chacun des belligérants, singulièrement des Ukrainiens, mais, pour l’heure, nous n’avons pas identifié – les Ukrainiens non plus – de point de rupture.
Concernant la perspective d’une négociation, elle est inhérente à toute guerre. D’une façon ou d’une autre, les deux belligérants seront amenés à s’asseoir autour d’une table de négociation. Aucune guerre, quelle qu’en soit la nature, ne s’achève sans négociation. Ses modalités et son tempo, à ce stade, sont difficiles à préciser.
La décision politique américaine de livrer à l’Ukraine des armes à sous-munitions n’appelle aucun commentaire de ma part. Elle aura des conséquences militaires pour les deux belligérants, mais n’est un game changer ni pour les Ukrainiens ni pour les Russes.
M. Jean-Louis Thiériot (LR). Cette guerre d’usure fait de plus en plus penser à la guerre de 1914-1918. La lecture des bons auteurs et des mémoires de ceux qui ont commandé nos armées à cette époque est de circonstance. S’agissant d’une guerre d’usure, la perspective d’un game changer est un effet de manche ou de plateau de télévision. Qui dit guerre d’usure dit guerre industrielle.
Le rapport de force est relativement stable et équilibré, avec des caractéristiques distinctes pour chaque belligérant. On parle beaucoup du rapport de force, et de plus en plus du rapport de feu, qui désigne la capacité à délivrer des effets d’artillerie.
Dès lors que l’industrie est vitale – BITD russe d’un côté, BITD occidentale de l’autre –, de quels moyens d’artillerie les Ukrainiens disposent-ils ? Ont-ils vraiment un problème de munitions ? Avons-nous un problème de production, compte tenu de la difficulté logistique due à l’existence de deux calibres d’obus, de 122 mm et de 155 mm ? S’agit-il de l’un des principaux freins à la contre-offensive ukrainienne ? Ces questions s’inscrivent dans la réflexion sur l’industrie de défense et sur la façon dont l’économie de guerre peut y répondre.
Les détroits sont bloqués et les activités navales ne sont pas un front prioritaire. Toutefois, quelques opérations de drones ont lieu et quelques missiles sont tirés depuis des bateaux. Pouvez-vous faire le point sur le théâtre naval ?
Général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Dans le rapport de force, l’artillerie est un élément essentiel, notamment dans la doctrine militaire russe, qui, historiquement, lui accorde une place plus importante que la doctrine militaire occidentale.
Cette capacité est utilisée différemment de chaque côté. L’artillerie russe présente une forme d’homogénéité, l’ukrainienne une forme d’hétérogénéité, qui est celle de l’aide occidentale. Il s’agit d’une différence structurante.
L’artillerie russe a ses faiblesses. Les Russes ont eu d’importantes pertes en canons et ont consommé énormément. Leur industrie de défense s’est adaptée pour accroître très significativement sa capacité de production, mais demeure un secteur en tension, parce qu’ils continuent à consommer énormément.
Les Ukrainiens ont renouvelé la nature de leur parc, dont le calibre initial n’était pas celui du parc occidental, mais celui du Pacte de Varsovie. Ils ont commencé par combiner matériel occidental et matériel soviétique, ce qui provoque un incroyable casse-tête en matière de soutien logistique et d’acheminement des munitions.
Plus généralement, la nécessité de gérer les capacités de combat que les Occidentaux leur fournissent est pour les Ukrainiens source de fragilité et de complexité. Additionner deux chars de nature identique ne donne pas forcément le même résultat que celui obtenu par deux chars identiques, si contre-intuitif que cela puisse paraître.
Par exemple, si vous associez un Leopard et un AMX-10 RC, il faut deux chaînes de soutien logistique et de pièces de rechange ainsi que deux filières d’acheminement d’obus, et il n’est pas certain que les équipages puissent se parler. Le soutien et la cohérence des chaînes logistiques comme l’interopérabilité des matériels sont d’une incroyable complexité du côté ukrainien. Les Russes n’ont pas ce problème. Leur armement présente une forme d’unicité et de cohérence du point de vue des chaînes logistiques, des chaînes de munitions et de l’interopérabilité des équipages. Cette différence est une faiblesse structurelle de la profondeur stratégique ukrainienne.
Concernant le volet naval, dont on parle moins aujourd’hui qu’hier, nous constatons une forme de perte de contrôle de la mer Noire par la Russie. Au début de la guerre, les Russes en contrôlaient la quasi-totalité et s’étaient emparés, de façon symbolique, de l’île des Serpents, qui leur a été contestée et qu’ils ont finalement abandonnée. Au fur et à mesure de la guerre, l’espace maritime contrôlé par la Russie n’a cessé de se réduire, en raison des pertes subies, de la pression exercée par les drones navals et aériens utilisés par les Ukrainiens, et de la fermeture des détroits du Bosphore et des Dardanelles, qui empêche toute bascule d’effort entre d’autres ports russes et Sébastopol.
L’aspect naval du conflit n’est pas limité à la mer Noire. Dans ce domaine comme dans les autres, l’usure globale de l’appareil de défense russe est perceptible. Le niveau de présence navale de la Russie en Méditerranée orientale est historiquement bas depuis le déclenchement de l’intervention russe en Syrie en septembre 2015. D’autres fragilités de la composante navale sont perceptibles dans d’autres parties du globe, ce qui démontre une forme d’usure de l’outil de défense russe.
M. Fabien Lainé (Dem). Le projet de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030 octroie au renseignement 5,4 milliards d’euros – contre 5 initialement prévus. En cette période incertaine, l’intérêt du renseignement militaire est évident. Le travail des services de renseignement est plus que jamais indispensable pour relever les prochains défis, en Ukraine et sur les autres fronts.
Mes questions pourraient s’intituler « Wagner sur le front russe pour les nuls ». Nos compatriotes ont du mal à comprendre comment cela fonctionne. Qui fait quoi en matière de commandement ? Quelle est la part de Wagner dans l’infanterie et dans l’artillerie ? Comment la charge est-elle répartie entre Wagner et les forces conventionnelles russes, auxquelles ses hommes ne se mêlent sans doute pas ? D’autres SMP interviennent-elles en Ukraine ?
Depuis le putsch, les hommes de Wagner sont-ils toujours aussi actifs ? Vous dites qu’il n’y a pas eu de changement sur le front en l’absence de désorganisation côté russe ; pourtant, on l’imagine volontiers compte tenu de la forte défiance exprimée à l’égard des forces russes. Tout cela est assez abscons.
Général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Nous suivions attentivement la société Wagner bien avant le 24 février 2022, en raison notamment de son engagement en Afrique dès 2017, en commençant par la République centrafricaine (RCA).
Wagner hier n’est pas Wagner aujourd’hui. La tentative de coup de force de Prigojine est une forme de rupture. Wagner hier était utilisée comme force supplétive des forces russes engagées dans la guerre en Ukraine. Un secteur du front lui a été confié. Ses hommes s’y sont battus, singulièrement à Bakhmout.
Leur contribution concrète n’a pas tant été la saisie, d’une importance tactique assez limitée, de la ville de Bakhmout, que leur participation significative à l’usure de l’outil de défense ukrainien. Lorsque ce secteur du front leur a été confié, ils coordonnaient leur action avec les forces armées russes. Wagner était un élément constitutif du dispositif militaire russe et recrutait ses mercenaires sur les sites habituels, ainsi qu’en prison, dans des volumes significatifs, les anciens prisonniers ayant subi de très lourdes pertes dans le secteur de Bakhmout.
Bakhmout a été saisie peu de temps avant le coup de force, au tout début du mois de juin. Le personnel de Wagner a été rapidement relevé par des forces conventionnelles sur ce secteur du front et désengagé de la région de Louhansk.
Ainsi, lors de la tentative de coup de force, les mercenaires de Wagner n’étaient plus engagés en opération. C’est l’une des raisons pour lesquelles cette crise n’a pas eu d’effet déstructurant sur la cohérence du dispositif russe. Le personnel de Wagner était, du moins en théorie, pleinement intégré au commandement russe jusqu’à la saisie de Bakhmout, même s’ils étaient parfois un peu difficiles à commander.
Depuis le coup de force de la fin du mois de juin, Wagner se réorganise dans la partie orientale de l’Ukraine et négocie avec Vladimir Poutine. L’issue de ces négociations est difficile à prédire.
Ce qui est sûr, c’est que le Wagner d’hier, qui a produit des effets importants en matière d’usure de la capacité opérationnelle ukrainienne, n’est pas près de se régénérer à l’identique demain. On n’imagine pas Wagner représenter une même capacité opérationnelle d’appoint tout en jouissant d’une certaine autonomie et redevenir un élément constitutif essentiel des forces russes dans les semaines ou les mois à venir.
Mme Mélanie Thomin (SOC). En dépit de la contre-offensive ukrainienne lancée en septembre dernier, le conflit semble évoluer vers une guerre d’usure. L’objectif initial de restauration de l’autorité ukrainienne sur l’ensemble du territoire, en particulier sur les oblasts de Donetsk et de Louhansk, semble difficile à atteindre. La reconquête par l’armée ukrainienne de nombreuses localités doit être relativisée à la lumière de la chute de Soledar en janvier dernier et de l’avancée des troupes russes à Vouhledar la semaine dernière.
Depuis le début du conflit, la France tient fermement une position d’appui à l’effort militaire ukrainien, légitime face à l’agresseur russe et cohérent avec la préservation des frontières du continent européen. À ce titre, nous avons fourni plusieurs véhicules blindés AMX-10, plus légers que des chars classiques, équipés de roues et non de chenilles. Nous n’avons pas fourni de roues de rechange, alors même que ces véhicules opèrent sur un terrain fortement miné et accidenté. De même, nous avons formé les militaires ukrainiens à l’utilisation du système de détection laser présent sur les AMX-10, capable de dévier certains obus juste avant l’impact, mais nous leur avons livré les véhicules dépourvus de ce système de détection. Quelles raisons motivent ces choix de livraison ?
Hier matin, le Président de la République a annoncé la livraison à l’Ukraine de missiles furtifs Scalp. Avant la livraison de missiles équivalents Shadow Storm par le Royaume-Uni en mai 2023, la principale crainte était que l’Ukraine utilise ces équipements pour frapper le sol russe, au-delà des territoires ukrainiens occupés. Quelles raisons ont amené ce changement de considération ? Les craintes passées sont-elles toujours fondées ?
Plus globalement, l’aide que la France apporte à l’Ukraine depuis plus d’un an a-t-elle permis de construire une relation de confiance ? Peut-on considérer que l’Ukraine est devenue un allié européen fiable et à part entière ?
Général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Je m’en tiendrai, dans ma réponse, à mon périmètre de responsabilité, qui ne couvre pas l’ensemble du soutien de la France à l’Ukraine. Je me contenterai de rappeler l’extrême difficulté que représente, pour les Ukrainiens, la gestion d’équipements hétérogènes – l’ancien chef opérationnel que je suis en est clairement conscient.
L’hétérogénéité du soutien fourni par les pays occidentaux, due à l’hétérogénéité de nos propres parcs, est un facteur de fragilité pour les Ukrainiens dans la reconquête de leur pays.
La livraison de missiles Scalp est une évolution de l’appui de la France à l’Ukraine, mais pas un game changer, qui au demeurant n’existe pas. Cette capacité n’est pas destinée à frapper le sol russe – nous avons les moyens de vérifier que tel est bien le cas.
L’appui que nous apportons à l’Ukraine depuis un an et demi nous a permis de mieux connaître ce partenaire et de construire avec lui une relation de confiance multiforme, ce qui permet aux Ukrainiens de mieux exprimer leurs besoins ; à nous de mieux les comprendre.
M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Le groupe Horizons se réjouit de l’attribution, par le projet de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030, de 5,4 milliards au renseignement et de 2 milliards au cyber.
Sur l’Ukraine, j’aurai recours à la notion de centre de gravité. Quel est, des deux côtés, le point nodal ? S’agit-il, pour les Russes, de l’artillerie, dont nous savons qu’elle occupe une place centrale dans leur doctrine ? Quel est celui des Ukrainiens dans le contexte d’une guerre d’attrition ?
Certes, il n’existe, dans la distillation ponctuelle d’équipements à laquelle nous procédons, ni game changer ni arme magique. Je tiens cependant à dire, sur un plan plus politique, que, si nous avions décidé à certains moments du conflit, notamment au début et lors de moments clés, d’apporter à l’Ukraine une assistance plus massive et plus décisive, nous aurions obtenu des effets différents. Il va de soi qu’un missile Scalp, un AMX-10, un Leopard ou tout autre élément isolé ne peut faire la différence.
La réaction occidentale aurait pu être différente, et ce dès 2014. Je sais que ces considérations n’entrent pas dans le champ de la DRM, mais cette mise au point politique m’importait.
Pouvez-vous faire le point sur le dispositif en profondeur russe, notamment sur ses effectifs et ses réserves ? Le général Popov a été limogé pour les avoir mal gérés. Il y a, côté russe, une difficulté à faire tourner les réserves du côté russe, qui peut être un point de faiblesse.
Général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. La notion de centre de gravité permet de bien comprendre les forces et les faiblesses de deux belligérants et l’évolution de leur rapport de force.
Le centre de gravité, pour l’Ukraine, est probablement la cohésion de l’alliance occidentale ; si elle se fragilise, si le soutien se fait plus hétérogène ou plus contesté dans certains pays, cela ne facilitera pas le travail des Ukrainiens à court terme et fragilisera globalement leurs chances d’atteindre leurs objectifs. Côté russe, le centre de gravité est probablement la solidité du système poutinien ; si celui-ci venait à s’effondrer, nous assisterions sans doute à une déliquescence rapide de l’appareil militaire russe. Ces deux centres de gravité sont à l’image des différences entre les deux belligérants.
S’agissant du point essentiel des réserves et des ressources humaines engagées dans ce conflit, il prend des formes différentes pour les deux belligérants. La démographie est un facteur structurant pour les deux. Si la démographie russe est faible, la démographie ukrainienne est encore plus faible, et elle l’était bien avant le 24 février 2022, si bien que chaque combattant est une ressource particulièrement précieuse.
Les Ukrainiens ont choisi un modèle reposant sur une certaine hétérogénéité des forces : aux forces armées se joignent la garde nationale et la garde territoriale. Ces trois forces, dont les missions évoluent un peu au fil du temps, sont régénérées au fur et à mesure des besoins sans qu’il ait été jugé utile de décréter une mobilisation générale.
Côté russe, une mobilisation a été décrétée pour recompléter les premières pertes, quelques mois après le début de la guerre. Nous estimons que cette mobilisation a produit ses effets et que les objectifs quantitatifs visés ont été recrutés. Ils ont même été dépassés, au travers d’une régénération rampante des forces armées russes pour faire face aux pertes qu’elles subissent. Par ailleurs, la conscription, qui ne s’applique pas à l’ensemble d’une classe d’âge, permet aux Russes de continuer à faire fonctionner, dans la profondeur stratégique de leur territoire, l’outil de défense dans la durée.
M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux interventions des autres orateurs.
M. José Gonzalez (RN). Le ROSO répertorie des pertes et des dégradations du matériel, certes d’excellence mais pas indestructible, livré par la France à l’Ukraine. Des images, qu’il faut prendre avec la plus grande précaution, tant les réseaux sociaux sont source de fausses informations, voire de propagande, semblent montrer des dommages sur des canons Caesar et des AMX-10. Cela soulève, parmi les parlementaires que nous sommes, des interrogations légitimes, sachant que les cessions à l’Ukraine font perdre des capacités à nos armées, notamment sur les feux, l’artillerie étant dans une situation critique.
Confirmez-vous les pertes matérielles subies ? Quelle en est le volume ? Affecteront-elles la capacité d’agir de nos armées ?
Lors de l’examen du projet de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030, le groupe Rassemblement national a relevé des failles capacitaires. Si certains matériels livrés allaient être réformés, tel n’est pas le cas des canons Caesar.
M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). La guerre russe en Ukraine affecte tous les pays de la région et crée des trajectoires divergentes entre les États, poussant les uns vers Moscou et incitant les autres à se rapprocher de l’Occident. L’effet le plus spectaculaire de la guerre en Ukraine sur l’ancien espace soviétique, récemment analysé par les travaux du Centre Russie/Eurasie de l’Institut français des relations internationales (IFRI), est l’impact de ce conflit sur la Biélorussie.
Depuis qu’une colonne russe est partie de Biélorussie pour attaquer l’Ukraine le 24 février 2022, ce pays sert de base arrière à l’armée russe et soigne les blessés russes dans ses hôpitaux. La Biélorussie est littéralement avalée par son voisin depuis le début du conflit, au point d’apparaître parfois comme un État vassal de la Russie. Peut-elle encore être considérée comme indépendante ?
Récemment, elle a hérité de la milice Wagner et de sa hiérarchie au lendemain de la mutinerie récente de Prigojine, laquelle s’inscrit dans le prolongement de tensions vieilles de plusieurs années au sein du système politique russe. Quelles sont les causes de cette mutinerie ? Constitue-t-elle un changement radical dans l’approche du conflit ? À la lumière de ces récents événements, la survie du groupe Wagner est-elle plausible ?
Mme Anne Le Hénanff (HOR). Dans le cadre de l’Assemblée parlementaire de la francophonie (APF), nous avons entendu la présidente de la République de Géorgie exprimer son inquiétude et même sa peur qu’il arrive à son pays ce qui est arrivé à l’Ukraine. Est-ce une réalité ou un ressenti ?
Existe-t-il à l’échelle de l’Union européenne (UE) une structure de renseignement militaire ? Si oui, comment est-elle organisée ?
Le rapprochement entre la Russie et l’Afrique, tant économique que militaire, couplé au sentiment anti-français qui s’exprime dans les pays d’Afrique, rend-il crédible à moyen terme l’hypothèse d’actions clairement hostiles à l’Europe et plus particulièrement à la France ?
Mme Anna Pic (SOC). Les agissements russes ont ébranlé le modèle de paix européen et signent le retour du risque d’une catastrophe nucléaire sur notre continent. Outre la menace de l’utilisation de l’arme nucléaire brandie par la Russie, la gestion des installations nucléaires est au cœur du conflit. Cinq centrales nucléaires ukrainiennes ont été bombardées depuis le début du conflit ; la centrale de Zaporijjia est passée sous contrôle militaire et opérationnel de la Russie ; la destruction du barrage de Kakhovka a asséché le réservoir de refroidissement de la centrale.
La situation en Ukraine met en évidence l’ampleur et l’imprévisibilité du danger que représentent les centrales nucléaires situées en zone de guerre et leur impact potentiellement dramatique en cas d’incident ou d’accident.
Les aptitudes russes en matière de manipulation de l’information sont avérées et particulièrement dangereuse. Avez-vous connaissance d’une telle manipulation concernant les centrales nucléaires ukrainiennes ? Quelle est la réalité, au cœur de ce conflit, des informations plus ou moins alarmantes diffusées par l’Ukraine et par la Russie ?
M. Emmanuel Fernandes (LFI-NUPES). Avez-vous des informations sur les causes de l’effondrement du barrage de Kakhovka ? Quel est le niveau de risque à la centrale de Zaporijjia ? Le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AEIA), Rafael Mariano Grossi, alerte régulièrement la communauté internationale à ce sujet, qui donne lieu à beaucoup de désinformation de part et d’autre.
Général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Le ROSO est un élément essentiel du recueil de renseignement. Il contribue au renseignement multi-sources, issu du recoupement d’informations obtenues par des capteurs différents.
Nous obtenons en sources ouvertes des informations qui éclairent et confirment d’autres informations. Nous les prenons avec beaucoup de précaution, leur fiabilité étant par essence limitée. Il s’agit en général d’éléments d’appoint, qui doivent systématiquement être confirmés par les capteurs nationaux du ROIM, du ROEM et du ROHUM. Le développement de l’intelligence artificielle amoindrira le recours au ROSO, car tout ce qui en sera issu sera davantage sujet à caution.
Certains véhicules et matériels donnés par la France à l’Ukraine ont été détruits ; ainsi va la guerre, malheureusement. Nous suivons ces destructions et tâchons d’en tirer profit en matière de RETEX sur leur utilisation en temps de guerre, laquelle est toujours riche d’enseignements.
La Biélorussie est un pays assez proche de la Russie sur le plan politique. Elle l’est aussi, historiquement, sur le plan militaire, dès 1991 et singulièrement depuis le 24 février 2022, lorsque son territoire a été utilisé pour lancer l’invasion de l’Ukraine. Depuis lors, la Biélorussie aide la Russie en fournissant des munitions et de l’armement, et en formant sur son territoire de jeunes recrues russes, en appui des centres de formation de la Fédération de Russie. Ce lien étroit est renforcé par la conduite de la guerre. Au niveau politique, il est nourri par des conversations régulières entre M. Loukachenko et Vladimir Poutine.
S’agissant des causes de la mutinerie de Prigojine, la dissension entre lui et le haut commandement militaire, induite par leur divergence de vision sur la façon de mener la guerre, a donné lieu à des déclarations de M. Prigojine, fracassantes mais pas toujours exactes, les réseaux Prigojine ayant pratiqué une forme de désinformation à destination de l’opinion publique internationale, de l’opinion publique russe et de la sphère décisionnelle russe. L’abondance de cette désinformation a acculé M. Prigojine dans une position intenable et l’a contraint, dans une forme de fuite en avant, à franchir le Rubicon.
Des discussions sur l’avenir de la société Wagner sont en cours au niveau politique. On ne peut exclure que la survie de Wagner soit en jeu. Cela dépendra de la nature et du point de sortie des discussions entre M. Prigojine et M. Poutine, ainsi que des contraintes auxquelles la Russie soumettra le système Wagner en matière financière et de liberté d’action. Les Russes ont recours à d’autres SMP, qui contribuent de près ou de loin à aider l’outil militaire russe dans sa guerre en Ukraine.
S’agissant de la Géorgie, elle s’inscrit non seulement dans les effets dominos du conflit, mais aussi en amont de celui-ci. Les pays de l’Est de l’Europe orientale nous rappellent régulièrement que la volonté russe de restaurer une forme d’influence sur ses anciennes zones périphériques a commencé à se manifester en 2008, avec la guerre en Géorgie. Elle est un sujet de préoccupation légitime pour les Géorgiens, qui en ont fait les frais. À court terme, la Russie n’a pas les capacités de relancer une action militaire en Géorgie et a d’autres préoccupations en Ukraine, où elle tente de faire face à la guerre qu’elle a déclenchée il y a un an et demi. À moyen terme, après restauration de ses capacités militaires, il n’est pas exclu que la Russie veuille et puisse relancer son action en Géorgie.
S’agissant du partage du renseignement au sein de l’Union européenne, qui n’est pas une alliance, contrairement à l’Otan, les échanges entre services ont singulièrement crû depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. Il existe des forums de partage de renseignement au sein des deux structures, organisées de façon un peu différente mais très actives, singulièrement depuis le 24 février 2022.
Nous accordons une attention particulière aux centrales nucléaires ukrainiennes, et notamment à celle d’Enerhodar, la plus grande d’Europe, située à proximité de la ville de Zaporijjia. Devenue une zone de combat, ses approches ont été contestées. Les Russes s’en sont emparés il y a plus d’un an. Ils contrôlent son périmètre strict et ses approches. Cette centrale a fait l’objet, outre de combats, de joutes en matière d’influence et de propagande.
D’après les déclarations des experts avertis de l’AIEA, l’effondrement du barrage de Kakhovka n’a pas provoqué de risque nucléaire, car la centrale dispose d’un bassin de refroidissement à proximité immédiate, indépendant de la retenue d’eau qui était en amont du barrage.
Les questions relatives à l’action de la Russie en Europe et en France relèvent de la compétence du directeur général de la sécurité intérieure (DGSI), Nicolas Lerner, qui est chargé de la lutte contre les influences extérieures. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas être naïf : de nombreux pays, dont la Russie, mènent des actions d’influence en France pour défendre et promouvoir leurs intérêts.
M. le président Thomas Gassilloud. Mon général, au nom de la commission, je vous remercie.
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