Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les responsables militaires américains ont souvent été frustrés par la prudence affichée de leurs dirigeants civils. Par exemple, les chefs militaires américains avaient peu de respect pour la réticence du président John F. Kennedy à utiliser l’arme nucléaire contre l'Union soviétique. Le général William Westmoreland s'est irrité des restrictions imposées le président Lyndon Johnson lors la guerre aérienne du Vietnam.

Cela dit, pour comprendre la prudence de ces deux présidents, il convient de se rappeler qu’ils ont tous deux connu la guerre « sur le terrain » lors du Second conflit mondial. Ils en connaissaient les horreurs les ayant vécu personnellement.

Ce n’est pas le cas de dirigeants actuels. Donald Trump et Joe Biden n’ont pas participé à la guerre du Vietnam grâce à des exemptions médicales. Ils n’ont donc qu’une connaissance livresque des horreurs de la guerre.

Quant aux medias qui sont généralement très va-t-en-guerre, c’est leur gagne pain quotidien. Ils vont donc plus dans le sens de l’exacerbation des conflits que dans leur résolution… Le calme et les bonnes nouvelles ne sont pas vendeurs !

À l’époque, les chefs militaires s’épanchaient alors dans la presse pour faire part de leurs désaccords avec la hiérarchie politique qu’ils trouvaient trop molle…

C’est toujours le cas aujourd’hui mais, en ce qui concerne l’Ukraine, dans le sens inverse.

Pour le Washington Post qui peut être considéré comme un journal neoconservateur : « au sein de l’administration Biden, le Pentagone est considéré comme plus prudent que la Maison Blanche ou le Département d’État quant à l’envoi des armes plus sophistiquées à l’Ukraine ».

Cela fait partie d’une tendance depuis le début de la guerre en Ukraine, les responsables militaires américains apparaissant plus souvent du côté de la retenue que leurs homologues civils.

En novembre 2022 – deux semaines après qu’une vague d’attaques bellicistes de la part d’« experts » des médias et de politiciens contre une lettre de « progressistes » du Congrès appelant à des efforts diplomatiques accrus, initiative qu’ils ont été contraints de désavouer – le général Mark Milley, le chef d’état-major interarmées a exhorté l’Ukraine à « saisir le moment » et à passer à la table des négociations avant l’arrivée de l’hiver.

Selon des informations de CNN et du New York Times, son discours reflétait ses conseils donnés en privé au président Biden. Ils ont été rejetés par les conseillers de la Maison Blanche – y compris par le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan et le secrétaire d’État Antony Blinken – qui pensaient que Kiev devrait continuer à se battre.

Ces deux hommes n’ont aucune expérience militaire personnelle mais ont conscience qu’il convient d’éviter d’envoyer les « boys » au casse pipes – l’exemple afghan a servi -. Pour eux, il est plus judicieux pour défendre les intérêts de Washington de mener des guerres par proxies. L’exemple ukrainien en est actuellement la traduction la plus abrupte.

Le général Milley qui va bientôt partir à la retraite, s’est déjà opposé à la Maison Blanche. Ainsi, lors d’une de ses auditions au Congrès, il a déclaré que les États-Unis avaient  « perdu » la guerre d’Afghanistan face aux talibans contredisant ainsi publiquement les propos des présidents américains Biden et Trump. Il faut dire que les militaires réagissent souvent par réalisme et les politiques en terme de réélection…

Selon une autorité (non nommée) du Département d’État interrogée par CNN, « la plupart des hauts responsables de la diplomatie et de la sécurité nationale hésitent à donner au président russe Vladimir Poutine une quelconque influence à la table des négociations » . En cela, ils sont « de l’autre côté de la position de Milley ».

Selon le media américain Politico, le Conseil de sécurité nationale américain – composé majoritairement d’anciens rédacteurs, d’assistants présidentiels, d’avocats, de  responsables du département d’État et d’autres personnes n’ayant aucune expérience militaire – est « le plus réfractaire à l’idée de pourparlers» tandis que les remarques plus mesurées de Milley « ont fait écho à un large sentiment au sein du ministère de la Défense que l’hiver 2022-2023 offrait une opportunité de discuter d’un règlement politique pour mettre fin à la guerre ». Les hauts responsables militaires américains doutent que Kiev soit en mesure d’obliger les forces russes à quitter le territoire qu’elles ont saisi.

De plus, dans un rapport séparé, un responsable proche de Milley a expliqué que le général était inquiet quant aux possibilités d’escalade de la guerre.

Lorsque Sullivan a publiquement contredit Milley et assuré que Kiev ne chercherait pas à négocier, l’ancien ambassadeur américain en Ukraine US Bill Taylor, maintenant vice-président de l’Institut américain pour la paix, a qualifié cette nouvelle de « très bienvenue ».

Il considère que Moscou fait pas que livrer une guerre contre l’Ukraine mais aussi une guerre hybride contre les États-Unis et l’Europe…

En février 2023, Milley a réitéré l’idée que la guerre se terminerait à la table des négociations, insistant sur le fait qu’il y avait « une fenêtre d’opportunité » pour la diplomatie.

En revanche, à  la mi-juin, Blinken a dénigré une « poussée mondiale croissante en faveur d’un cessez-le-feu » affirmant que cela « légitimerait la conquête de territoires par la Russie » et « récompenserait l’agresseur tout en punissant la victime ».

Milley n’est pas le seul à se présenter comme modéré. Quelques semaines seulement avant la tempête politique qui a englouti la lettre des progressistes du Congrès dont il a été question auparavant, l’amiral à la retraite Mike Mullen, lui-même ancien  chef d’état-major interarmées, a parlé de la nécessité de la diplomatie. Qualifiant le président russe Vladimir Poutine de « dangereux » et d’« animal acculé » à la lumière du bombardement ukrainien du pont de Kertch en Crimée, Mullen a affirmé que ses menaces nucléaires devaient être prises au sérieux et que tout cela indiquait la nécessité de négocier, avertissant que Washington devait « faire tout ce qui était possible pour essayer d’arriver à la table pour résoudre ce problème ».

Insistant sur le fait que toutes les guerres se terminent par des négociations – « le plus tôt sera le mieux, en ce qui me concerne » -, Mullen a suggéré que les quatre provinces de l’est de l’Ukraine que Poutine avait illégalement annexées pourraient faire partie d’une « voie de sortie ».

Cela contrastait fortement avec la rhétorique de responsables civils et de commentateurs des médias, nombre de ces derniers insistant sur une politique de défaite militaire totale pour la Russie pouvant provoquer l’éclatement du pays.

Il y a toujours eu une insistance généralisée sur le fait que les menaces nucléaires de Poutine n’étaient qu’un simple bluff à rejeter en toute sécurité, que la négociation s’apparentait à la reddition et que l’Ukraine devait se battre jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé tout ses territoires perdus. Les Occidentaux ne perdent que du matériel (et encore, cela leur donne le label très apprécié à l’export : « éprouvé au combat »), par contre ce n’est pas le même problème pour les Ukrainiens.

Alors que la guerre venait à peine de commencer, l’historien Niall Ferguson a rapporté qu’un haut responsable de l’administration américaine aurait déclaré que « la seule fin de partie maintenant [était] la fin du régime de Poutine », mots repris par le président Biden.

Au même moment où de nombreux Occidentaux applaudissaient la destruction du pont de Kertch en Crimée, ce sont des officiers supérieurs du renseignement et de l’armée qui ont sonné l’alarme auprès de William Arkin de Newsweek : « les conditions mêmes dont Poutine nous a dit qu’elles pourraient justifier une escalade nucléaire sont en train d’émerger » a averti l’un d’eux.

La tâche maintenant, a déclaré un second était « de lui trouver une solution », car « le bien de la planète à ce stade est plus important que la défaite et l’humiliation d’un seul fou nucléaire ».

Mais l’implication des États-Unis dans la guerre n’a fait que s’accroître, Washington envoyant de plus en plus d’armes. Ils auraient approuvé officiellement les attaques ukrainiennes contre la Crimée, même si l’administration reconnaît que cela pourrait déclencher l’utilisation d’une arme nucléaire.

Ce n’est pas la toute première fois au cours de ce siècle que de hauts responsables militaires repoussent les plans de guerre des dirigeants civils. L’amiral William J. Fallon, alors commandant du Commandement central américain, a démissionné en 2008 après avoir résisté à ce qu’il a appelé le « battement de tambour du conflit » de l’administration Bush avec l’Iran privilégiant des négociations diplomatiques.

Et ce n’est pas comme si les responsables du Pentagone s’étaient tous soudainement transformés en colombes. Les attaques de Kiev à l’intérieur de la Russie ont reçu l’approbation tacite de l’armée américaine. Mais le fait que ces mêmes responsables militaires soient plus favorables à la diplomatie et préoccupés par l’escalade que leurs homologues civils suggère à quel point le centre de gravité politique s’est radicalement déplacé sur les questions de guerre et de paix sous les administrations de Trump puis de Biden.

Mais tout de même, le New York Times a rapporté en septembre 2022 que le président « rappelle souvent à ses collaborateurs » que « nous essayons d’éviter la troisième guerre mondiale ».

Soixante ans après la lutte de Kennedy avec ses hauts gradés militaires, il semble que « ce ne sont plus les dirigeants civils qui sont les voix de la retenue, mais plutôt ceux qui ont besoin de retenue ».

Mais sur le fond, ils n’engagent pas les citoyens américains mais les autres au premier rang desquels se trouvent aujourd’hui les malheureux Ukrainiens.

Demain les Européens et après demain les Taïwanais, Japonais et Coréens ? La raison est simple : préserver la suprématie américaine en se servant des autres afin de minimiser les pertes humaines chez soi.

Sur le plan économique, c’est du tout gagnant car les alliés qui se sont mis à mal avec leurs producteurs en matières premières sont contraints de se retourner vers la seule alternative possible, les États-Unis qui, bien sûr, sont beaucoup plus chers…

Le général Milley devrait être remplacé normalement dans les mois qui viennent par le général d’aviation Charles « CQ » Brown Jr. (qui commande l’US Air Force). Il a été qualifié par le président Biden de « guerrier héritiers d’une lignée de guerrier. » Il sera intéressant de voir quelles seront ses déclarations sur l’Ukraine…puis sur la Chine.

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alain rodier