Le Soudan connaît depuis une semaine un déchaînement de violences ente deux factions militaires qui provoque des désordres indescriptibles dont les populations civiles sont les premières victimes. Mais cette situation n’est pas vraiment nouvelle le pays ayant fait l’objet d’influences intérieures depuis de nombreuses années.
Quoiqu’en disent les médias, il se semble pas que les Russes en général et la PMC Wagner en particulier soient engagés – du moins directement – dans ces derniers développements. Par contre, Moscou est toujours intéressé par une base navale à Port Soudan et des mercenaires assureraient la sécurité du général Fattah Abdelrahmane al-Burhan, le « président » » actuel.
Historique
Le 9 janvier 2005, un accord de paix est signé à Nairobi mettant fin à 21 ans de guerre civile au Soudan opposant les miliciens chrétiens de John Garang et le gouvernement de Khartoum. Les rebelles sudistes ont obtenu la tenue d’un référendum d’autodétermination qui doit se tenir six ans plus tard dans les régions sudistes.
Le 9 juillet 2005, une nouvelle constitution amène à Khartoum un gouvernement d’union nationale qui doit gérer cette période de transition.
Suite à la mort le 31 juillet de John Garang dans l’« accident » de l’hélicoptère ougandais qui devait le ramener au Sud-Soudan, des émeutes éclatent à Khartoum et font 130 morts et plus de trois cent cinquante blessés. En dehors de la guerre au Darfour (mais c’est une autre histoire), la situation s’apaise ensuite progressivement.
Le 9 janvier 2011, le référendum d’autodétermination prévu a lieu donnant la victoire aux indépendantistes chrétiens sudistes à 98,83 % des suffrages exprimés. Le président Omar el-Béchir reconnaît le résultat le mois suivant et le nouvel État accède à l’indépendance le 9 juillet 2011.
Mais le Soudan perd ainsi plus d’un quart de son territoire qui avait été défini lors de son indépendance en 1956. Surtout, le gouvernement de Khartoum perd le contrôle des ressources pétrolières du Sud qui assuraient 85% de la production du pays. Le manque à gagner est terrible pour le Congrès national au pouvoir et le pays plonge dans la crise économique.
Pour s’en sortir, en 2015 el-Béchir doit trouver des alliances.
Il avait maintenu durant des années des contacts avec l’Iran et s’appuyait aussi sur les Frères musulmans et leurs « représentants officieux » que sont le Qatar et la Turquie. Ces deux pays l’avaient également considérablement aidé lors des négociations de paix au Darfour.
Mais leur aide ne suffit plus, les manifestations gagnent progressivement en intensité à Khartoum et dans les villes du Nord du pays.
Il se tourne donc vers l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (ÉAU).
Il envoie quelques 10.000 militaires soutenir la coalition Arabie-Saoudite – ÉAU engagée au Yémen contre les Houthis en échange du paiement des salaires des soldats, de dépôts directs dans les caisses de l’État soudanais et des subventions sur les produits de base.
Mais ce sont les ÉAU qui sont les plus généreux. En 2018, il est estimé qu’ils ont injecté sept milliards de dollars dans l’économie soudanaise.
Ce nouveau patronage était assorti de conditions : l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis s’attendaient à ce que Khartoum se rallie à eux dans leurs rivalités contre le Qatar et l’Iran.
Effectivement, en 2016, Béchir coupe les ponts avec Téhéran.
Mais, en juin 2017, il reste neutre lorsque le Qatar est mis à l’index par Riyad provoquant la colère des ÉAU et de l’Arabie saoudite.
En représailles, cette dernière cesse de verser les salaires des soldats soudanais.
Scandale, en mars 2018, il reçoit d’un côté des subventions des ÉAU, mais aussi un prêt de deux milliards de dollars du Qatar.
C’en est trop ; ce double jeu convainc l’Arabie saoudite et les ÉAU qu’el-Béchir n’est pas fiable et doit être remplacé.
Le renversement d’el-Béchir
En décembre 2018, les ÉAU interrompent les expéditions de carburant vers le Soudan. C’est le coup de grâce pour un pouvoir confronté également à une grave pénurie de devises, à un profond déficit et à une dette écrasante.
En même temps, el-Béchir est contraint d’appliquer un plan d’austérité imposé par le Fond monétaire international (FMI) mais aussi en raison de la rupture d’approvisionnement en carburant de la part des ÉAU qui, avec l’Arabie saoudite souhaite sa chute (citée plus avant).
Le prix du pain double et celui de l’essence augmente de 30 %. L’inflation passe la barre des 40%.
20 millions de Soudanais soit plus du tiers de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. La colère populaire gagne rapidement comme cela est déjà arrivé sur le continent africain avec les « révoltes du pain ».
Le 24 décembre 2018, le général Mohammed Hamdan Daglo, connu sous le nom de Hemedti, le chef des Forces paramilitaires de soutien rapide approuve les revendications des manifestants de Khartoum. Pour mémoire, il était le commandant de l’une des plus puissantes milices arabes pro-gouvernementale lors de la guerre du Darfour (2003- aujourd’hui) dîte « janjawid », puis le chef d’unités régulières paramilitaires (des milices janjawid officialisées) dont, depuis 2013, les Forces de soutien rapide (FSR). Il est soupçonné de crimes de guerre et contre l’humanité.
Mais son geste montre que la loyauté de l’appareil militaire et sécuritaire vis-à-vis d’el-Béchir était fragile.
L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, aux côtés d’autres acteurs régionaux tels que le Tchad, le Soudan du Sud, l’Égypte, l’Éthiopie et l’Érythrée soutiennent discrètement l’opposition à el-Béchir. Les Émirats arabes unis vont jusqu’à secrètement livrer des armes à Hemedti fin avril.
Le 7 avril 2019, alors qu’une manifestation monstre se tient devant le quartier général de l’armée, le général Jalal al-Dine el-Sheikh, chef adjoint du service de sécurité, emmène une délégation de militaires et de responsables du renseignement au Caire où il a demande le soutien de l’Égypte, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis pour mener un coup d’État.
Les trois pays contactent le général Fattah Abdelfattah al-Burhan, l’officier qui commandé les opérations de l’armée soudanaise dans la coalition dirigée par l’Arabie saoudite au Yémen mais aussi le général Hemedti, qui s’y était également déployé à la tête des RSF.
Le 11 avril, ces deux généraux renversent el-Béchir et mettent en place un Conseil militaire de transition (TMC) dirigé par le « président », le général Abdelrahmane al-Burhan et Hemedti comme « vice-président ».
Très rapidement, le Qatar et la Turquie perdent toute influence à Khartoum.
Appui inconditionnel de ‘Arabie saoudite et des ÉAU
Le 3 juin, après une visite d’Hemedti à Riyad, au Caire et à Abou Dhabi, RSF et les forces de police répriment des manifestants qui ont installé un camp à Khartoum. Plus de 130 personnes sont tuées.
L’événement incite Washington et Londres, après des semaines de passivité, à faire pression sur les ÉAU et l’Arabie saoudite.
Ces derniers usent alors de leur influence pour demander à leurs « poulains » qui ont eu la « main un peu lourde » de trouver un accord avec l’opposition.
Le 21 août 2019, le Conseil militaire de transition devient le Conseil de souveraineté amenant Abdallah Hambok, un ancien économiste à l’ONU, au poste de Premier-ministre d’un gouvernement de transition mais les président et vice-président restent en place.
Hemedti, qu’un diplomate décrit comme « l’agent et le mandataire des Émirats » a consolide sa position d’acteur central grâce à sa capacité à racheter les dissidents et concurrents potentiels et la concurrence avec le général Abdelrahmane al-Burhan débute.
Les manifestations menées par les oppositions regroupées sous la bannière des « Forces de la liberté et du changement » (FFC dont la composante principale est le « Sudan call ») dont l’objectif est de ramener un pouvoir civil se poursuivent et la répression reste importante.
Les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite promettent une aide de trois milliards de dollars au nouveau régime.
De son côté, l’Égypte (que l’on peut considérer comme un vassal de Riyad) fait pression sur l’Union africaine pour empêcher la suspension de l’adhésion du Soudan.
Toutefois, depuis fin 2019, les Saoudiens prennent un peu de recul, laissant la gestion du dossier brûlant aux Émiratis. Malgré leur politique officielle de soutien à la transition, les ÉAU manœuvrent pour saper la « partie civile » du gouvernement en soutenant les généraux.
L’entrée en scène d’Israël
Les Émirats arabes unis organisent en février 2020 une réunion entre le chef du conseil de souveraineté, le général al-Burhan, et le Premier-ministre israélien Benjamin Netanyahu, au cours de laquelle ils discutent de la normalisation des relations bilatérales. Cette décision vaut à al-Burhan une invitation à Washington où il est reçu par le secrétaire d’État américain Mike Pompeo. Cela semble totalement contredire la politique américaine officielle de « soutien à un régime civil ».
La rencontre avec Netanyahu a convaincu les États-Unis de lever la désignation du Soudan comme « État parrain du terrorisme », ce qui a été fait le 14 décembre 2020. Les sanctions qui allaient avec sont levées…
La confrontation des deux généraux se prépare
Le gouvernement égyptien, traditionnellement proche de l’armée soudanaise, voit Hemedti avec méfiance et cultive une relation privilégiée avec al-Burhan. Des conseillers militaires égyptiens sont envoyés épauler l’armée régulière soudanaise.
Le 21 septembre 2021, une tentative de coup d’État menée par des officiers et des civils liés à l’ancien régime de el-Béchir échoue.
Dans les jours qui suivent, les généraux du Conseil de souveraineté mettent en cause le gouvernement Du civil Abdallah Hamdok.
Le 14 octobre, Hamdok refuse de dissoudre le gouvernement comme le lui demande le général Burhan.
Le 16 octobre, à un mois de la date prévue pour le transfert aux civils de la présidence du Conseil de souveraineté, des partisans de l’armée manifestent devant le palais présidentiel pour demander au général Burhan à prendre le pouvoir.
Mais le 21 octobre, des dizaines de milliers de personnes descendent à leur tour dans la rue pour soutenir le gouvernement de transition et exiger le transfert aux civils de la présidence du Conseil de souveraineté comme cela était prévu.
Le 25 octobre, un nouveau coup d’État conduit à l’arrestation des dirigeants issus de la société civile.
Abdallah Hamdok est d’abord retenu chez, les putschistes cherchant à lui faire signer une déclaration de soutien au coup d’État.
Le général Burhan décrète l’état d’urgence et annonce la dissolution du gouvernement et du Conseil de souveraineté.
Des troubles éclatent faisant des dizaines de victimes à la fin 2021-début 2022.
Sous la pression des manifestations et d’une partie de la communauté internationale, le régime militaire consent le 21 novembre à réintégrer Abdallah Hamdok dans sa fonction de premier ministre après un mois de résidence surveillée mais ce dernier démissionne officiellement de ses fonctions début janvier.
Depuis des semaines, le conflit était latent entre les généraux Burhan et Hemedti. Le premier commande l’armée régulière – mais est soutenu par l’armée égyptienne -, le second les Forces de soutien rapide (FSR) et nombre de milices. Curieusement, le maréchal libyen Haftar – lui-même aidé par l’Égypte – soutiendrait le général Hemedti. Les combats ont débuté le 15 avril dans la capitale.
Les FSR tentent de s’emparer des infrastructures militaires et politiques du pays.
Pris sous ces feux croisés, les civils paient le prix fort près de 300 d’entre eux ayant été tués dont la moitié à Khartoum.
Dans les faits, il est impossible de savoir quelle force contrôle quoi. Les FSR ont annoncé avoir pris l’aéroport, ce que l’armée a nié. Mais il a bien été bombardé sans doute par l’aviation égyptienne. De nombreux appareils ont été détruits au sol.
Les paramilitaires disent aussi être entrés dans le palais présidentiel mais l’armée dément et assure surtout tenir le QG de son état-major, l’un des principaux complexes du pouvoir à Khartoum.
Quant à la télévision d’État, les deux parties assurent aussi l’avoir prise. Mais, selon l’AFP, les habitants aux alentours font état de combats continus tandis qu’à l’antenne, seuls des chants patriotiques sont diffusés, comme lors du putsch.
Kholood Khair, le fondateur du centre de recherche Confluence Advisory à Khartoum a déclaré à l’AFP : « c’est la première fois de l’histoire du Soudan depuis l’indépendance (en 1956) qu’il y a un tel niveau de violence dans le centre, à Khartoum ».
Les dirigeants de l’ONU, de l’Union africaine, de la Ligue arabe et d’autres organisations régionales se sont réunis le 20 avril pour demander un cessez-le-feu, alors que les musulmans à travers le monde s’apprêtent à fêter l’Aïd el-Fitr, la fin du ramadan.
Les affrontements se poursuivent…
1. Voir : « SOUDAN : La Russie va intervenir comme en Syrie ? » du 4 novembre 2021
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