Le 2 février, le directeur de la CIA, Bill Burns, a affirmé lors d’une conférence donnée à l’Université Georgeton que les six prochains mois seront « absolument cruciaux » pour déterminer l’issue finale de la guerre en Ukraine. Dans un entretien à CNN, il a dit : « Il faut percer l'orgueil de Poutine, en indiquant clairement que non seulement il ne pourra pas avancer davantage en Ukraine, mais que chaque mois passe, il court un risque de plus en plus grand de perdre le territoire qu'il a illégalement saisi jusqu'à présent ».

La déclaration du responsable américain est intervenue quelques heures après que le président ukrainien Volodymyr Zelensky a accusé la Russie de mobiliser ses forces armées pour se venger contre l’Ukraine et l’Europe, qui soutiennent Kiev face à l’invasion russe.
Alors que le président Zelensky clame que son objectif est de récupérer tous les territoires ukrainiens d’avant 2014, Crimée et Donbass y-compris, et que le rêve d’« une Europe pacifique ne peut être réalisé qu’avec l’Ukraine et seulement par la défaite de la Russie et son agression » suivi en cela apparemment avec enthousiasme par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, il est symptomatique de constater que Washington reste plus réservé – même si les déclarations guerrières ne manquent pas -.

Comme toujours, il est souhaitable d’écouter les « sachants », même si parfois, ils ne sont pas suivis par leurs responsables politiques qui sont les véritables « décideurs ».
Ainsi, William Burns a précisé sa vision des choses. S’il a bien affirmé que les six prochains mois seraient cruciaux pour l’Ukraine dans sa lutte contre les forces russes, il s’est inquiété des gains territoriaux russes qui ont eu lieu ces dernières semaines, même s’ils sont restés limités et très couteux en vies humaines. Des signaux faibles laissent entendre que les Russes vont poursuivre leurs offensives dans les semaines à venir et que les Ukrainiens ont de plus en plus de difficultés à les contenir.
Ces propos rejoignent ce que dit une « fuite », vraisemblablement orchestrée, d’une récente réunion de quatre hauts responsables du Pentagone (à laquelle participaient Laura K. Cooper, adjointe de département Russie du secrétariat à la Défense et le Lieutenant-général (général de corps d’armée) Douglas A Sims II, le directeur des opérations à l’état-major général.

Pour eux, les Ukrainiens n’ont pas les capacités pour reprendre la Crimée dans un futur proche. Un des participants aurait été plus ambigu disant que la reconquête de la Crimée n’était pas « assurée ».
Cette fuite a été diplomatiquement minorée par la porte-parole adjointe du Pentagone Sabrina Singh qui a déclaré : « en matière de capacités de l’Ukraine à combattre et pour récupérer les territoires perdus, leurs remarquables performances à repousser l’agression russe et leur adaptabilité constante sur le champ de bataille parlent par eux-mêmes ».

Cette sortie est vraisemblablement à calmer le président Zelinsky qui s’était montré très irrité par les déclarations du général Mark Milley, le chef d’état-major général américain qui allaient dans le même sens. Il avait d’ailleurs confirmé le 20 janvier en Allemagne : « je maintiens toujours que pour cette année, ce sera très, très difficile d’éjecter militairement les forces russes de tout centimètre d’Ukraine occupée […] Cela ne veut pas dire que cela ne peut pas arriver. Cela ne veut pas dire que cela n’arrivera pas, mais ce sera très, très difficile ».

En ce qui concerne la Crimée, les Russes qui l’occupent depuis 2014 ont installé une défense anti-aérienne serrée (même si des missiles ou des drones parviennent parfois à passer, aucune anti-aérienne n’est complètement hermétique) et des milliers d’hommes ont creusé des fortifications et des centaines de kilomètres de tranchée face à la rivière Dniepr.

Ce qui semble aussi inquiéter William Burns, c’est la coopération Chino-russe. Pour lui, même si le président chinois Xi Jinping a été un peu « dégrisé » par les « mauvaises performances » de l’armée russe en Ukraine, ce serait une erreur fondamentale de sous-estimer l’engagement de Pékin auprès de Moscou.
Pour mémoire, la Chine a signé un partenariat « sans limites » avec la Russie en 2022. Elle s’est abstenue de condamner l’invasion de l’Ukraine et ne participe pas aux sanctions imposées par les pays occidentaux emmenés par les États-Unis.
Burns a tout de même précisé que l’amitié entre la Russie et la Chine n’était pas totalement sans limites. Il doit penser que la vassalisation forcée de Moscou à Pékin pourrait indisposer l’orgueil russe et que l’alliance n’est que de circonstance.

M. Burns a aussi estimé que Xi conservait de sérieuses ambitions sur Taïwan et a averti qu’un conflit au sujet de la nation insulaire serait « profondément malheureux » pour toutes les parties concernées. Selon certaines sources, l’ordre aurait été donné à l’Armée populaire de libération de se tenir prête pour une invasion de l’île à l’horizon 2027.

Burns ne néglige pas l’alliance russo-iranienne mais il estime que Téhéran est de plus en plus déstabilisé par les affaires internes du pays, citant le courage de ce qu’il a décrit comme un « ras-le-bol » des femmes iraniennes. À noter qu’il semble aussi qu’une partie de la jeunesse masculine iranienne connaît le même sentiment.

Enfin, le président de la Commission des forces armées de la Chambre des représentants des États-Unis, Mike Rogers (R-Ala.), a déclaré le 2 février que la guerre « doit se terminer cet été » demandant aux autorités US de fournir rapidement à l’Ukraine les moyens de se défendre contre une offensive militaire russe mais aussi d’examiner avec Kiev une ligne de conduite claire pour parvenir à des négociations tout en s’entendant sur ce que le mot « paix » signifiait.
L’Ukraine a continuellement réitéré ses demandes des armes de plus longues portées incluant des roquettes d’artillerie et des munitions guidées mises en œuvre par des avions et des drones pour atteindre des centres de commandement et des dépôts de munitions loin à l’intérieur des lignes russes en Crimée. Il avait été constaté qu’après la livraison de systèmes M142 Himars cet été, les Russes avaient du reculer ses points sensibles à plus de 80 kilomètres du front ce qui avait posé des problèmes logistiques importants pour approvisionner les premières lignes. Washington a refusé jusqu’à maintenant de livrer des missiles MGM-140 ATACMS de 300 kilomètres de portée qui mettrait toute la Crimée sous sa menace.

Pour résumer l’aide militaire américaine à l’Ukraine, elle a été de 33 milliards de dollars en 2022, de 3 milliards en janvier 2023 et de 2,175 milliards de dollars au début février… Il est d’ailleurs difficile de croire que Washington ne contrôlait pas les différents marchés entretenus avec Kiev. La campagne anti-corruption lancée depuis le début de l’année par le président Zelinsky peut vraisemblablement s’expliquer par le fait que les Américains souhaitaient que leur aide ne soit pas détournée par quelques uns (les services US ont les moyens d’être très bien renseignés sur la corruption en Ukraine).
Le porte-parole du Pentagone, le brigadier général Pat Ryder, a indiqué que la dernière vague d’aide à l’Ukraine comprenait des bombes de petit diamètre lancées depuis le sol GLSDB fabriquées par Boeing et Saab pouvant atteindre avec une grande précision des objectifs jusqu’à 150 kilomètres de distance.

Dans la liste fournie à la presse, on note la présence de mines antipersonnel Claymore en dotation dans les forces américaines(1). Si la « Convention d’Ottawa » qui interdit l’emploi, le stockage, la production et le transfert des mines antipersonnel n’a pas été signée par les États-Unis ( ni par la Russie, la Chine, l’Inde, l’Iran, Israël…), elle l’a été par l’Ukraine en 2005… Il y a là une contradiction qui a été relevée à d’autres occasions(1).

Pour conclure, il est très probable qu’il y ait dans les instances dirigeantes des États-Unis plusieurs écoles de pensée qui dépassent le clivage classique Démocrates – Républicains. Celles qui sont « jusqu’au boutiste » voulant la défaite la plus totale de la Russie et celles qui souhaitent une fin du conflit dans l’année pour pouvoir se retourner contre ce qu’elles considèrent comme l’adversaire numéro un des USA : la Chine.
Mais ce qui est certain, c’est que rien ne pourra se débloquer sans le feu vert de la Maison-Blanche qui a tous les atouts en main.

1. Voir : « Mines ‘papillon’ employée en Ukraine » du 2 février 2023.

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Texte

Alain Rodier

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