Le 27 février, le président Vladimir Poutine a annoncé qu’il avait élevé le niveau d’« alerte de combat » de ses forces de dissuasion (ce qui sous-entend les forces nucléaires). C’est l’avant dernier niveau(1) avant celui d’« alerte totale » qui permet le déclenchement immédiat du feu nucléaire.

Poutine a justifié cette décision par les « déclarations belliqueuses de l’OTAN » envers la Russie et critiqué les sanctions économiques prises à l’encontre de la Russie pour son invasion de l’Ukraine, selon lui « illégitimes ».

Bien qu’entrant dans le cadre du conflit en Ukraine, cette menace est surtout destinée à l’OTAN et aux pays ayant décidé le 26 février l’extension des sanctions, en particulier au système Swift jugé par certains comme une arme « atomique » contre l’économie Russe(2).

Bien sûr, ce n’est pas exactement que de cela dont il s’agit, Poutine semblant plutôt étonné par la résistance des forces ukrainiennes à laquelle il ne s’attendait pas.
Ce qui l’a peut être encore plus surpris, c’est l’« union sacrée » qui s’est faite entre les pays de l’OTAN – et autres – alors qu’il pensait que ce serait plutôt une cacophonie générale tant les intérêts des uns et des autres sont divergents notamment dans celui des approvisionnements énergétiques. Il pensait découpler le monde anglo-saxon (États-Unis, Canada, Grande-Bretagne, Australie – hors OTAN mais allié fidèle de Washington -, etc.) jugé comme foncièrement anti-russes des Européens qui sont, pour lui, beaucoup plus mesurés. Il n’y est pas parvenu.

Pour les stratèges militaires, cette montée du niveau d’alerte ne doit pas inquiéter outre mesure car le processus est bien connu et disséqué depuis des années par les différents états-majors de l’OTAN. En gros, il ne s’agit que d’une politique d’influence qui permet d’impressionner les gouvernants via la peur créée au sein de leurs concitoyens. Pour eux, la période de crise intense s’essouffle rapidement comme lors de l’affaire des missiles à Cuba en 1962. C’est oublier un peu vite que celle des « euromissiles » (SS-20 à l’Est, Pershing à l’Ouest) a duré de 1977 à 1987.

La question principale est la suivante : le président Poutine est-il capable de presser le bouton nucléaire pour effectuer une « première frappe » même si celle-ci n’est que tactique donc « relativement » limitée(3)?
À noter qu’un référendum organisé par le régime d’Alexandre Loukachenko en Biélorussie a eu lieu le 27 février. Plus de 65% des votants ont approuvé des amendements à la Constitution qui font disparaître l’obligation pour le pays de rester une « zone sans nucléaire ». En clair, des armes atomiques peuvent désormais revenir dans ce pays.

On peut imaginer quels seraient les objectifs : des dépôts d’armes et de munitions destinés à approvisionner l’Ukraine (il est à noter que Viktor Orban a précisé publiquement qu’il n’autoriserait pas les transferts d’armes vers l’Ukraine via la Hongrie donc son pays ne devrait pas constituer une cible potentielle), des sites militaires de l’OTAN comme les systèmes anti-missiles en Pologne et en Roumanie considérés comme une menace directe contre la Russie, etc.
Selon Josep Borrell, le « ministre des Affaires étrangères » de l’UE, des pays européens seraient prêts à livrer des avions de combat (de type soviétique) à des pilotes ukrainiens. Mais logiquement, ces avions ne vont plus avoir d’aérodrome où se poser en Ukraine. Ils devraient donc opérer depuis des pays de l’OTAN. Leurs bases de départ deviendraient alors des cibles potentielles pour des armes de dissuasion (pas forcément nucléaires tactiques mais peut-être d’un de ces nouveaux missiles supersoniques présentés par Moscou). Plus grave encore, il y a une différence entre fournir des armes semi-clandestinement et servir de « base de départ » pour des opérations de combat. Dans le détail, les seuls appareils d’origine soviétique encore en service dans des armées de l’OTAN sont des MiG-29 « Fulcrum » (Pologne, Bulgarie et Slovaquie). Des pilotes ukrainiens qui connaissent ces appareils peuvent être mis aux commandes mais il y a toute la logistique qui accompagne la mise en œuvre de ces appareils. Et cette dernière est obligatoirement locale sans parler qu’un avion « armé pour le combat » qui décolle d’un pays tiers implique directement ce dernier dans des opérations de guerre. Les responsables politiques vont-ils prendre le risque ?

Bien sûr tout engagement nucléaire de la Russie entraînerait une riposte. Le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, a souligné le 25 février que l’OTAN était – comme la Russie – une « puissance nucléaire ».
Cela est vrai dans la mesure où des bombes sont stockées sur différents sites de l’OTAN en Europe et que des avions sont dédiés à leur largage. Mais c’est faux dans la mesure où la décision politique de leur mise en œuvre est prise uniquement à la Maison-Blanche.

Deux pays occidentaux ont la liberté de « donner l’ordre » : les États-Unis et la France car la Grande-Bretagne a besoin de l’approbation de Washington.
Pour mémoire, les Russes auraient environ 6.000 têtes nucléaires et les États-Unis 5.500. Mais Moscou n’en alignerait « que » 1.600 réparties dans les trois composantes terre/air/mer. Les autres sont gardées en réserve. En matière d’armes tactiques, le système « Iskander » (voir photo) dont les missiles peuvent recevoir une tête nucléaire inquiète particulièrement les Européens d’autant que plusieurs batteries seraient présentes dans l’enclave de Kaliningrad et qu’il peut désormais être déployé en Biélorussie.

Les réponses de Washington à cette mise en alerte des forces de dissuasion russes ont été nombreuses :
. Linda Thomas-Greenfield, l’ambassadrice américaine à l’ONU a déclaré que l’annonce russe « signifie que le président Poutine continue l’escalade dans cette guerre, d’une manière qui est totalement inacceptable » ;
. un haut responsable de la défense a fait remarquer que la mesure russe « fait clairement entrer en jeu des forces qui, s’il y a une erreur de calcul, pourraient rendre les choses beaucoup plus dangereuses » ;
. Jen Psaki, la porte-parole de la Maison Blanche a affirmé ; « Il s’agit d’un schéma répété que nous avons observé de la part du président Poutine durant ce conflit, qui est de fabriquer des menaces qui n’existent pas afin de justifier la poursuite d’une agression »…

En résumé, quel dirigeant politique est capable de déclencher une « première frappe » ? Certainement pas les présidents Joe Biden ou Emmanuel Macron.
Pour le président Poutine qui se sent investi d’une mission « quasi divine » et qui pourrait penser être acculé, la question reste posée.
Il convient de souligner que la doctrine russe d’emploi des armes nucléaires consiste d’abord à riposter à une attaque d’armes de destructions massives contre le pays(4) mais aussi pour « répondre à une attaque non nucléaire visant à […] menacer l’existence même de l’État russe ». Cette dernière phrase peut être interprétée de différentes manières.
Cela dit, Poutine s’est généralement montré pragmatique. Son objectif consiste à replacer l’Ukraine dans l’orbite russe et ses menaces semblent surtout destinées à décourager tout pays qui franchirait la ligne rouge, c’est-à-dire enverrait des forces dans ce pays (en particulier l’aviation). Pour le moment, il n’en n’est pas question(5).
D’ailleurs, le 28 février, Washington a affirmé n’avoir détecté aucun changement « concret » dans la posture nucléaire de la Russie depuis que Vladimir Poutine a mis ses forces de dissuasion en état d’alerte. Un responsable du Pentagone a déclaré : « nous sommes toujours en train de surveiller et regarder cela d’aussi près que possible […] Je ne pense pas que nous ayons vu quoi que ce soit de concret comme conséquence de sa décision. En tout cas pas encore ».

1. Afin d’éviter une erreur, en Russie le feu nucléaire ne peut être déclenché que si trois personnes sont d’accord : le président, le ministre de la défense et le chef d’état-major général (source : général (er) Boris Solvoyov ayant servi dans les forces stratégiques et à l’état-major général russes).
2. Si cela avait été vraiment le cas, cela aurait pu être considéré par le Kremlin comme une « première frappe » qui entraîne automatiquement une riposte. Il serait utile que les politiques contrôlent leurs propos.
3. La France s’était doté d’armes tactiques dans les années 1970 (missiles Pluton, bombes sous avions) aussi appelées « armes du dernier avertissement » avant les frappes anti-cités destinées à causer un maximum de dégâts à l’adversaire (à l’époque, à l’URSS). Cette doctrine a été abandonnée politiquement mais peut encore être activée opérationnellement par l’aviation.
4. En n’excluant pas une première frappe si la menace d’attaque ennemie est détectée à temps.
5. En dehors des missions clandestines qui peuvent être menées par des services spéciaux.

Publié le

Texte

Alain Rodier

Photos

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