Il est de notoriété publique que les mafias turques sont très puissantes et contrôlent historiquement la route des Balkans pour acheminer de l’héroïne depuis l’Afghanistan, et dans une moindre mesure d’Extrême-Orient vers l’Europe (puis de là, une partie de la marchandise rejoint le continent américain).
Ce qui est nouveau, c’est que la Turquie semble être aussi devenue un point de passage pour la cocaïne latino-américaine. En juin 2020, la police colombienne a saisi 4,9 tonnes de cocaïne à bord de deux containers qui devaient être chargés au port de Buenaventura pour rejoindre la Turquie.

La Turquie n’avait jamais été citée par l’Office des Nations unies contre les drogues et le crime (United Nations Office on Drugs and Crime – UNODC) comme une route principale pour la cocaïne, les quantités saisies sur place étant jugées comme minimes. Cette dernière rejoignait l’Europe plutôt par les ports sur l’Atlantique ou par l’Afrique. Il est probable que la cocaïne emprunte ensuite les mêmes chemins de l’héroïne pour être distribuée en Europe ou vers les pays russophones.

Il semble qu’un nouvel acteur – non identifié à ce jour – ait décidé de se lancer dans cette activité. Or, les forces de police turques étaient parmi celles qui étaient les plus actives pour lutter contre les trafics de drogues effectuant de nombreuses saisies. Mais depuis, le président Recep Tayyip Erdoğan a purgé les organes de sécurité – et en partie la police et la justice – d’éléments particulièrement compétents sous le prétexte de différents « complots » dirigés contre sa personne. Les remplaçants semblent moins compétents et surtout, plus sensibles à la corruption.

En 2013, sa avait été impliquée dans une enquête portant sur des faits de corruption. C’est à partir de ce moment là qu’il avait rompu avec Fethullah Gülen qui l’avait pourtant aidé à accéder au pouvoir le faisant bénéficier de ses réseaux (la confrérie Gülen ou le « service », Hizmet). En effet, les Gülenistes avaient progressivement infiltré la fonction publique turque à partie des années 1980 et en particulier la police et la justice. Erdoğan a accusé son ancien allié de complots (dont le coup d’État du 14 juillet 2016) et avait fait écarter les juges et policiers accusés d’être des membres de la confrérie. Comme par hasard, parmi ces derniers se trouvaient ceux qui avaient enquêté sur les faits de corruption concernant ses proches.

Süleyman Soylu a été nommé le 31 août 2016 ministre de l’intérieur alors qu’il est soupçonné entretenir des liens avec le groupe (criminel) Hakkari qui serait impliqué dans des affaires de trafic de drogue (héroïne). La coopération avec la Drug Enforcement Administration US (DEA) avait aussi été fortement impactés après que Metin Topuz, un traducteur de longue date du consulat général US d’Istanbul et collaborateur de cette administration, ait été arrêté le 4 octobre 2018 puis condamné à 8 ans et 9 mois de prison pour appartenance au réseau Gülen. Il faut se rappeler qu’Erdoğan est persuadé que les Américains étaient impliqués dans le putsch militaire. Depuis, le coopération entre les différents services (en particulier anti-drogues) a connu un sérieux coup de froid.

Les Babas (parrains) de la pègre sont désormais de retour sur le devant de la scène après de longues années de prison ou d’exil : Sedat Peker, le représentant de la jeune génération mafieuse est sorti en 2014 après avoir purgé de multiples condamnations. Alaatin Cakici est revenu en Turquie au printemps 2020. Mahmoud Al-Zein, un des supposé plus important « boss » criminel d’Allemagne surnommé le « Parrain de Berlin » a rejoint le Turquie le 29 janvier 2021 (c/f mon article ; « Turquie. Le retour des anciens caïds aux affaires » du 2 novembre 2020 sur cf2r.org). La plupart de ces criminels auraient des liens avec l’extrême-droite turque.

Cela dit, les autorités turques se félicitent des bons résultats obtenus par leurs services dans la lutte contre la drogue en 2020. Le ministre de l’intérieur a affirmé qu’il y avait eu 158,674 opérations anti-drogue qui avaient amené l’interpellation de 229.156 suspects dont 23.693 avaient été inculpés. 3.689 kilos de méthamphétamine, 838 kilos de cocaïne, près de 13.2 tonnes d’héroïne, 604 kilos d’opium, près de 86,8 tonnes de marijuana et plus de 114 millions de racines de cannabis ont été saisis. 7,5 millions de pilules d’ecstasy, 4,2 millions de drogues synthétiques et 2,7 millions de captagon ont été confisquées.

Alors que penser de tout cela ? En réalité, en Turquie (le parallèle peut être fait avec la Chine), il y a les criminels « patriotiques » qui défendent les intérêts du pouvoir en place à Ankara et les « mauvais » criminels qui sont, par exemple, en contact avec les Kurdes de Syrie (Ankara fait un « lot » en parlant de PKK pour tous…). Comme ailleurs, la corruption à tous les étages vient compléter le décor. Certes les transports TIR et les containers sont inspectés par la douane (qui, de toutes façons, est débordée par la masse du trafic) mais certains échappent sciemment à des investigations poussées. Le mot « bakchich » trouve ses origines en Perse puis en Turquie…

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Texte

Alain Rodier

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