Après avoir abordé dans RAIDS n° 377 les défis que l’armée américaine doit relever pour affronter les Etats puissances, nous complétons cette revue de l’état des forces terrestres d’outre-Atlantique par quatre thèmes originaux traités lors de diverses conférences données sur place.

Hollywood et le Pentagone 

 

Les idées du « Mad Scientist » sont aussi enrichies de scénarios ad hoc écrits par les auteurs de techno-thrillers et de scripts (bookish researcher) d’Hollywood dont la contribution est jugée décisive par les généraux américains. Il faut bien admettre que nombre de romans, de films catastrophe ou d’action avaient annoncé le 11 Septembre et tous les avatars qui ont suivi. La relation – voire, à certaines époques, la collusion – entre Hollywood et le Pentagone a fait l’objet de nombreux débats, thèses et ouvrages, car elle existe depuis au moins 80 ans et est active dans les deux sens : l’armée a besoin d’Hollywood pour passer des messages et les studios ont besoin du Pentagone qui fournit idées de scénario pour blockbusters et moyens matériels pour la réalisation. Cette liaison mutualiste n’est pas près de s’éteindre.

Plus de 400 officiers américains font partie de la Functional Area 59 ou FA-59 et ils sont dénommés stratégistes. Ils ont été sélectionnés pour leur aptitude à animer des groupes de travail pluridisciplinaires chargés de traduire en plans d’action les conclusions ou recommandations issues des analyses stratégiques sur la menace. Mais après 15 ans de guerre de contre-guérilla, le National Intelligence Council constate un manque d’ADN stratégique et de génie anticipateur chez les officiers supérieurs en service. Certains suggèrent donc de recréer les conditions de l’éclosion des talents en jouant sur toutes les dimensions du DOTMLPF (doctrine, organization, training, materiel, leadership, personnel, facilities). 

L’Etat français serait bien inspiré de suivre l’exemple américain en confiant à des cercles de réflexion (scénaristes, sociologues, experts de défense, ingénieurs, historiens) l’élaboration de scénarios tant opex qu’opint destinés à stimuler la réflexion de défense. Il faut bien dire que la lecture des différents Livres blancs nous laisse sur notre faim, tant l’inventaire des menaces reste d’une accablante conventionalité. Jean-Yves Le Drian avait créé une Mission Cinéma suite au succès de la série Le Bureau des légendes. Poussons plus loin l’ambition. 

Les cinq capacités à renforcer 

 

Le futur n’est plus ce qu’il était. Ainsi pourrait-on résumer le nouveau paradigme stratégique américain. Et le numéro deux de l’US Army d’aller directement à la conclusion : l’armée est surclassée, impuissante et dépassée (« outranged, outgunned and outdated »).  Il ajoute que « regarnir les stocks de munitions, changer les canons des Stryker4 et mettre en service de nouveaux postes radio n’est pas à la hauteur du défi à relever ». L’évaluation des défenses ennemies (chinoises et russes) montre que, « malgré la mise en service du F-35 », les alliés pourront perdre la supériorité aérienne localement ou globalement pendant un laps de temps donné, ce qui ne leur est jamais arrivé5.  Le conflit ukrainien et l’annexion de la Crimée ont fait l’objet d’études6 très poussées des modes opératoires russes, et des recommandations ont été éditées pour contrer techniquement, tactiquement et opérationnellement les forces russes. Ces études mettent en valeur la densité de la défense antiaérienne organisée par couches, l’interdiction du spectre électromagnétique, l’emploi en masse des snipers, les feux de l’artillerie, les forces proxy, l’emploi des médias et des réseaux sociaux et, enfin, les attaques dans le cyberespace. En conclusion, cinq capacités7 sont réclamées par les combattants US : des postes de commandement mobiles qui peuvent fonctionner en mouvement, la manœuvre dans le spectre électromagnétique, les hélicoptères, la protection active pour les blindés et les feux dans la profondeur.

Le général Mark Milley, le CEMAT US, alerte qui veut bien l’entendre que les postes de commandement seront les cibles prioritaires d’un conflit et que peu survivront aux premiers jours. Leur mobilité est essentielle. Le WIN-T (Warfighter Information Network-Tactical) est la solution, mais il est loin d’équiper toute l’armée. Le WIN-T peut être embarqué dans un Hummer dans sa version tactique de bas échelon.

L’armée américaine a désinvesti le domaine de la guerre électronique après la chute du mur de Berlin. Les adversaires qu’elle a affrontés ces dernières années ne lui ont posé aucun souci d’utilisation du spectre électromagnétique. Ce ne sera pas le cas de la Russie et de la Chine, dont les formations de guerre électronique sont très nombreuses et capables d’agir à tous les niveaux opérationnels, du stratégique au microtactique en passant par l’opératif. Le programme présent, l’Electronic Warfare Planning & Management Tool, est trop peu doté financièrement (80 millions de dollars par an) pour espérer remonter en capacité. La Russie a montré en Ukraine et en Syrie tous ses savoir-faire en matière de brouillage, d’intrusion, de guerre de l’information, de cyberguerre et de déni d’accès aux fréquences (dont le GPS). Il se dit que si certains des 59 Tomahawk qui devaient frapper l’aérodrome syrien de Shayrat n’ont pas trouvé leurs cibles, c’est que les Russes y étaient pour quelque chose.

Malgré une flotte de milliers d’hélicoptères, l’US Army considère que ses moyens aéromobiles seront sous-dimensionnés en cas de conflit avec la Chine, en raison des élongations du théâtre d’opérations et des pertes au combat. Le programme Futur Vertical Lift qui doit produire les prochaines montures de l’US Army Aviation ne se matérialisera sous forme de dotation aux unités qu’après 2030, soit trop tard. Aussi la priorité est-elle donnée à court terme à la remotorisation de la flotte d’Apache et de Black Hawk afin de pouvoir augmenter leur masse, donc leur charge utile, à performances égales. 

Le Modular Active Protection System doit permettre aux blindés américains d’accroître leur chance de survie face à la multiplication des formes d’agression balistique. Une solution intérimaire à base de produits d’origine israélienne, Trophy et Iron Fist, sera intégrée sur les Bradley, les Abrams et les Stryker. Les évaluations techniques sont en cours et les offres industrielles sont examinées. La solution américaine est le Quick Kill de Raytheon développé il y a plus de dix ans et abandonné quand le FCS disparut des écrans radars. Il est question de réactiver le programme. Le Quick Kill éjecte à la verticale un micromissile qui bascule vers le missile ou la roquette agresseur et le détruit en vol. Le système est complexe et cher, mais il permettrait, en théorie, de faire face à plusieurs attaques simultanées.

La composante canon de l’artillerie américaine8 ne compte que sur les M109 Paladin plusieurs fois modernisés et les anachroniques M777. C’est sûrement l’arme la moins bien lotie de tout l’arsenal d’outre-Atlantique. Il n’est donc pas surprenant de voir l’armée américaine compter sur ses MLRS et HIMARS pour assurer l’essentiel de l’appui et des frappes dans la profondeur grâce aux ATACMS et aux M319. Raytheon prépare le Deep Strike Missile, dont deux pourront prendre place dans un conteneur standard MLRS (au lieu d’un seul ATACMS). Ce missile sera conforme aux accords sur les missiles de théâtre avec une portée inférieure à 300 km. Ce renforcement des capacités terrestres de frappe à longue portée est à mettre en regard des doutes légitimes nourris par les officiers américains sur la capacité de l’US Air Force de franchir les défenses ennemies sans pertes significatives10, réservant de fait ses avions à des missions plus « stratégiques ». 

Quand les Américains lorgnent sur l’Europe 

 

« Quand je pense à un véhicule de combat de nouvelle génération, nous devrions regarder nos alliés, regarder leurs conceptions, regarder comment ils ont construit leurs véhicules de combat et leurs systèmes de combat, et penser à en adopter certains », a déclaré Mark Esper, secrétaire à l’Army, le 29 janvier dernier à Wiesbaden en Allemagne, qui abrite le quartier général des forces américaines basées en Europe. Même si l’US Army finance l’industrie américaine pour préparer le Next Generation Combat Vehicle (NGCV), le GAO a accablé le Pentagone pour les fiascos répétés dans les programmes de blindés depuis 20 ans (Crusader, AGS, FCS, GCV, Tracer-Scout) qui ont coûté plus de 30 milliards de dollars en R&D sans déboucher sur des productions séries. Aussi les hauts responsables américains voient-ils chez leurs alliés le moyen de disposer enfin de blindés modernes, fiables et d’un concept pertinent. Ils ajoutent, prudents, que si un modèle allié était sélectionné, il serait bien entendu fabriqué aux Etats-Unis.

L’adoption de matériels alliés par les Américains n’est pas une nouveauté. Sans remonter à 191711, rappelons que l’armée américaine a sélectionné récemment le pistolet SIG M17, les fusils KH417 et SCAR et la Minimi. Avant ça, les Français vendirent le système de communication RITA ainsi que le Roland antiaérien. Les Allemands placèrent leur pont d’assaut Leguan, et n’oublions pas que le char M1 Abrams est fait d’un canon Rheinmetall et d’un blindage britannique. La dernière tentative de coopération en matière de véhicule de combat fut le Tracer-Scout de reconnaissance développé avec les Britanniques avant que le FCS l’enterre et que lui-même succombe. 

Avec le NGCV en perspective, au moins trois matériels peuvent attirer l’intérêt des Américains : le Puma et le Lynx allemands ainsi que l’Ajax britannique. Ce dernier a pour avantage d’être fabriqué par la filiale espagnole de l’américain GDLS. Il faudra que le Puma règle ses problèmes techniques et que le concept de tourelle téléopérée séduise l’US Army. Quant au Lynx, Rheinmetall l’a conçu pour l’export, jugeant que le Puma est trop compliqué, trop cher et capricieux. Il peut donc intéresser. 

Mais l’intérêt des Américains pourrait aller au-delà du VCI futur. Le concept du Caesar a toujours séduit les artilleurs d’outre-Atlantique et le besoin d’un matériel complémentaire des HIMARS est encore avéré. 

L’US Army Futures Command

 

C’est le dernier jouet dont toute l’armée américaine parle depuis plusieurs mois, la création à l’été prochain de l’organisation qui va enfin résoudre l’équation délicate coût supportable/délai de mise en service réduit/MCO optimisé ! L’US Army Futures Command doit introduire de nouvelles façons de mener les programmes pour obtenir ce dont les soldats ont besoin, au meilleur prix et sans attendre que la pachydermique machine pentagonale déroule tranquillement ses procédures qui aboutissent systématiquement à sélectionner des systèmes quasi obsolètes au moment de leur mise en service. Vaste ambition ! 

Le recours systématique aux produits « sur étagère » proposés par les industriels, y compris étrangers (voir le chapitre précédent), le prototypage rapide, l’accès aux contrats militaires pour des acteurs nouveaux ayant un œil neuf et des technologies en rupture souvent déclinées de solutions civiles, sont les pistes à suivre. Pour ce faire, le Futures Command va mettre en place huit équipes transversales12 dirigées chacune par un général de brigade ayant l’expérience des combats, qui auront plein pouvoir pour « réduire la bureaucratie et la paperasse » pour l’acquisition des capacités stratégiques essentielles à la transformation de l’armée. Le nouveau commandement sera armé par des personnels transférés de divers organismes existants. On évoque la nomination d’un général quatre étoiles pour prendre la direction de ce commandement, ce qui en fera le N-1 direct du vice-CEMAT US, le général James C. Mac Conville et du sous-secrétaire à l’Army, Ryan D. McCarthy. La réduction des circuits de décision est une clé essentielle pour réduire les délais de traitement d’un dossier d’acquisition. L’US Army Futures Command ne sera pas implanté sur un établissement unique et sera dispersé sur plusieurs centres militaires pertinents.