Dix soldats français ont perdu la vie dans l’embuscade des talibans en vallée d’Uzbeen, le 18 août 2008. Un électrochoc pour l’Armée de terre, à l’époque, et pour dix familles.
En Afghanistan, en 2008, la guerre dure depuis déjà sept ans. Les Américains ont envahi le pays pour en déloger les talibans qui avaient accueilli Ben Laden et son organisation Al-Qaïda, responsable des attaques du 11 septembre 2001. L’opération s’appelle Enduring Freedom (OEF) et aura toujours des règles d’engagement très cinétiques.
La France n’a que très marginalement participé – au sol, en tout cas – aux premiers combats en 2001-2002, envoyant par contre le groupe aérien embarqué du Charles-de-Gaulle, et un détachement de chasseurs de l’Armée de l’air.
Les talibans ont disparu en tant que force structurée, Al-Qaïda a été en partie neutralisée sans pour autant disparaître, et son leader charismatique, Oussama ben Laden, s’est évaporé.
La France a progressivement engagé des moyens sur ce théâtre complètement nouveau pour elle. A part des agents de la DGSE qui ont opéré sur place pendant la guerre contre l’Afghanistan, personne ne connaît la zone et ceux qui l’habitent.
En 2003, c’est le premier signe tangent : pour se rabibocher avec George Bush, Jacques Chirac déploie un groupement de forces spéciales de 200 hommes, la Task Force Arès, opérant en zone américaine, dans le sud-est du pays. Le bilan opérationnel est réel, même si Paris ne le juge pas assez important. Mais sept commandos perdent la vie. L’état-major change son fusil d’épaule, jugeant ces troupes inadaptées au type de combat, et préfère se concentrer sur des opérations conventionnelles, à Kaboul, tout en conservant un engagement très mesuré en effectifs (un millier).
En 2007, là aussi pour des raisons politiques, Paris décide d’intensifier sa présence pour montrer sa bonne disposition envers l’OTAN, qui dirige les opérations en Afghanistan au sein de l’ISAF, créée en 2001. D’une part, la France prendra la responsabilité d’une des quatre régions militaires de l’ISAF ; d’autre part, des militaires français se déploieront dans une zone totalement nouvelle, contigüe. A Paris, on pense avoir fait une bonne affaire, car ces zones sont très éloignées de la région la plus difficile de l’Afghanistan, où elle a perdu ses commandos du COS. A l’époque, ils sont 3 000 à Kaboul, et quelques centaines au Tadjikistan. Les chasseurs sont aussi installés à Kandahar, dans le Sud afghan.
À Uzbeen
Le 1er août 2008, la France a repris le commandement du Regional Command-Capital (RC-C), qui englobe Kaboul, la plaine de Shamali, au nord, et le district de Surobi, à l’est. Ce dernier est traversé par une route qui relie Kaboul au Pakistan. Une simple route à deux voies, longeant des gorges, et parfois clairsemée de camions-citernes qui ont manifestement été attaqués. Il comprend aussi un lac et un barrage associé, qui contribuent à fournir Kaboul en électricité.
C’est en Surobi qu’est implantée une compagnie interarmes, sur la base avancée (ou FOB) de Tora, au pied d’une imposante montagne. La base jouit d’une DZ nichée au pied de la FOB. Une partie de la Surobi est relativement calme, notamment parce que les troupes de l’OTAN qui ont précédé les Français (des Turcs puis des Italiens) ont procédé sans embûches, en achetant littéralement la paix. C’est manifestement le cas en Uzbeen, une vallée où les talibans tirent leurs ressources du trafic de stupéfiants (qui représente alors 70 % du PIB de l’Afghanistan). Italiens et Turcs y achetaient la tranquillité avec des espèces sonnantes et trébuchantes. On ignore de quelle façon ils ont transmis les consignes aux Français. En tout état de cause, la mission en Uzbeen, en août 2008, visait à y reprendre pied. Les Français savaient qu’ils partaient dans l’inconnu, donc en connaissaient les risques. Le renseignement français savait également que les talibans cherchaient à faire un gros coup, sans savoir où ni comment.
Les Italiens avaient évité, pour leur part, d’y aller, ⇐ dès le début de leur propre mandat, après avoir été accueillis à l’explosif.
C’est le bataillon français ou BATFRA basé à Kaboul, sur le camp de Warehouse, qui arme la FOB de Tora avec une compagnie interarmes. Warehouse héberge aussi tout le soutien mécanique et de l’homme. Deux hélicoptères de l’Armée de l’air, fournis par l’escadron 1/67 « Pyrénées » sont, quant à eux, basés à « South KAIA », la base militaire implantée au sud de la piste de l’aéroport international de Kaboul. A cette époque, le BATFRA est armé par le régiment de marche du Tchad (RMT), mais détient sous sa coupe une compagnie du 8e RPIMa. Le RMT doit prochainement rendre la main au 3e RPIMa.
Le 8e RPIMa est plus massivement déployé au nord, en Kapisa. Il aurait dû engager un millier d’hommes dans un groupement tactique interarmes (GTIA) avec des appuis issus de la 11e BP. Finalement, le format a été ramené à 700 hommes – comme souvent, pour de très basiques questions d’économies.
D’ailleurs, la situation de la troupe est assez contrastée. Si le GTIA Chimère, au nord, arrive avec du matériel plus récent, au sud, on fonctionne encore avec des véhicules et des protections individuelles (notamment les gilets pare-balles) plus anciens. Les gilets récents arriveront quelques jours après l’embuscade d’Uzbeen… Les appuis sont aussi moins riches.
Le 15 août 2018, la patrouille de Tora est venue à Sper Kunday, le principal village de l’Uzbeen, prendre la température. L’annonce d’un deuxième passage, dans les jours suivants, est faite sans détour.
Pour autant, ce deuxième passage annoncé se fait sans couverture aérienne et sans reconnaissance préalable d’un drone.
La patrouille de Tora revient le 18 août. La soixantaine de Français sont issus du régiment de marche du Tchad (indicatif « Rouge 4 ») et de la 4e compagnie du 8e RPIMa (indicatif Carmin 2). Les accompagnent une trentaine de soldats de l’Armée nationale afghane (ANA) et une équipe d’ODA (forces spéciales) américaine, en charge de la gestion de l’appui aérien, soit la fonction JTAC (joint terminal air controller), pour une dizaine d’hommes. La colonne mobilise une vingtaine de véhicules. La mission du jour semble relativement simple : reconnaître le col à 1 700 m d’altitude, vérifier la praticabilité. La pente est rude, et avant même d’avoir atteint le sommet, l’élément de pointe du 8e RPIMa, une vingtaine d’hommes, est pris à partie par des tirs de Kalachnikov et de PKM, vers 15 h 30.
Aucun moyen aérien n’est venu éclairer la patrouille débarquée, malgré l’existence, à l’époque, de drones dans l’Armée de terre, que ce soit le DRAC (drone de reconnaissance au contact) compact, ou le SDTI, déployé par les Canadiens depuis plusieurs années sur ce théâtre. Pourtant, depuis qu’il existe, le DRAC est précisément présenté ⇐ comme l’engin taillé pour ce genre de situation : aller découvrir ce qui se passe de l’autre côté de la colline. Pas de présence d’hélicoptères en soutien non plus, les deux Caracal français sont mobilisés par une mission de soutien au profit de la présidence afghane, qui les accapare tout l’après-midi. D’ailleurs, la rareté de la ressource les restreint, en temps normal, à l’alerte MEDEVAC et à des transports entre FOB, pas à de la reconnaissance, mission pour laquelle, d’ailleurs, le Caracal n’a pas été envoyé en Afghanistan.
En position dominante, les talibans fixent aussi le reste de la colonne française pourtant plus éloignée. Assez rapidement, bien coordonnés, les Afghans ont concentré une centaine de fusils et de mitrailleuses. L’élément de pointe du 8e RPIMa est totalement isolé sur le col. Tandis que, dans la vallée, il est très difficile de cibler avec les moyens disponibles. Les 12,7 mm vont rapidement manquer de munitions ; les Américains en donnent, c’est le seul calibre vraiment compatible. Mais pour le rechargement et le tir, le servant de la mitrailleuse est très exposé. C’est ce qui amènera, dans les retex, à s’intéresser à des tourelleaux téléopérés.
Avec des dotations très réduites en munitions, les Français se retrouvent assez vite en difficulté. Une QRF (Carmin 3, 1 et 4) a bien été déclenchée depuis la base de Tora. Mais elle est elle-même prise à partie alors qu’elle s’approche.
Les deux seuls hélicoptères français d’Afghanistan, exploités par l’escadron d’hélicoptères 1/67 « Pyrénées », sont réservés sur ordre de l’état-major sur une mission d’astreinte au profit de Hamid Karzaï, le président afghan, en meeting ce jour-là. L’astreinte MEDEVAC a donc été prise, pour le créneau d’alerte (entre 14 et 18 heures) par les « dustoff » américains. Dès que l’alerte se répercute, ce sont donc ces appareils qui sont « scramblés ». Mais les conditions en Uzbeen ne sont pas réunies pour un poser, estiment les équipages américains. L’état-major du RC-East fait donc aussi donner la chasse avec des avions F-15, des hélicoptères d’attaque OH-58 Kiowa Warrior, un drone Predator, venus de Bagram. Mais l’imbrication des combattants complique les choses, dans certaines parties du compartiment de terrain. Et le manque d’expérience dans le guidage des tirs, depuis le sol, n’arrange rien.
Les talibans ont aussi des postes de combat très difficiles à déceler, d’autres se cachent sous des couvertures aux couleurs de la rocaille.
Bref, ils conservent leur supériorité tant que le jour est là. Sans vision nocturne, les choses deviennent pour eux plus complexes après le coucher du soleil, vers 18 heures.
C’est à ce moment-là qu’arrive la patrouille du « Pyrénées », qui a pu se défaire de son astreinte, quelques minutes avant l’heure. Elle dépose une dizaine de commandos parachutistes de l’air du CPA 20. Ils doivent tenir la DZ, et assurer les brancardages entre le nid médical, formé par l’équipe du 2e REP, et cette DZ. Toute la nuit va passer ainsi, en brancardages d’un côté, déchargement de troupes (89 hommes), de munitions (3,3 tonnes) de l’autre. Entre 2 et 3 heures du matin, une équipe de forces spéciales norvégiennes est aussi injectée sur les cimes, afin de reprendre définitivement l’initiative.
Avec un look un peu alternatif (tongs, short, barbe et cheveux pas taillés), ces hommes faisaient un peu sourire les Français, dans le camp de Warehouse, avant ce 18 août. L’énergie qu’ils déploient, ce soir-là, changera complètement leur image.
Témoignage d’un commando parachutiste du CPA 20
du CPA 30. Deux équipes différentes étaient mêlées, la MRS 21 et la MRS 23. J’étais le seul chuteur opérationnel du groupe, et sur ce mandat, j’étais employé comme tireur d’élite. A l’époque, nous n’avions que des FRG2.
« Le 18 août, nous étions environ aux deux tiers du mandat de deux mois et demi. C’était déjà mon troisième mandat afghan, et j’en ai eu deux autres ensuite.
« Notre préparation opérationnelle s’était faite notamment à Florennes, au TLP [Tactical Leadership Programme], avec les mécaniciens et les équipages de Caracal de l’escadron d’hélicoptères 1/67 ‟“Pyrénées” de Cazaux.
« Un an plus tôt, l’EH et le CPA 20 avaient recueilli un équipage d’Agusta italien crashé dans la montagne, mais sur ce mandat-ci, on n’avait rien eu de particulier depuis qu’on était arrivés. On volait tous les jours, du transport de troupes, des Evasan. Des Français, des Alliés, des Afghans, civils comme militaires, de tout.
« Ce 18 août, on était de QRF [quick reaction force] au profit de Hamid Karzaï, le président afghan, mais on n’avait aucune espèce d’inquiétude ; en tout cas, pas plus que la normale, car on se doutait bien que s’il se passait quelque chose, avant qu’on arrive, d’autres que nous seraient déjà intervenus.
« Mais on était aux machines, équipés, prêts à décoller, avec les équipages. On était en train de discuter quand la première alerte nous est arrivée. Mais le TIC [troop in contact], en vallée d’Uzbeen, était déjà commencé depuis un certain temps. On était loin des Ops [le local opérations du détachement hélicoptères]. C’est le chef de détachement, également pilote, qui nous a dit de nous préparer car il était possible qu’on soit amenés à y aller. Même si, pour l’instant, le créneau Karzaï n’était toujours pas terminé. On réaménage la soute en enlevant les sièges, ce qui allège un peu les machines, et on peut se contenter de notre “bout“ accroché à un anneau. Puis il va prendre sur lui d’y aller de toute façon, même si le créneau Karzaï n’est pas terminé. On recueille des éléments sur la situation sur place, et on voit des soldats de l’Armée de terre arriver à proximité, qui veulent embarquer dans l’hélicoptère. Le chef de dét. vient nous demander s’il est clair pour nous que nous y allons, personne ne réfléchit évidemment à autre chose, et il va les voir pour leur dire qu’il va d’abord nous déposer parce qu’on est formés à baliser et tenir une DZ, puis revenir ici pour les prendre. Et on décolle.
« On est sur place en 15-20 minutes de vol. Il fait encore jour. Je suis dans l’hélico de tête, qui fait un premier passage en reco avant de poser. On identifie cette zone en arc de cercle. Notre Caracal nous dépose sur une DZ sommaire à côté d’un endroit où des biffins sont en attente. Au début, on voulait nous déposer le plus près possible, mais ça continue à tirer. A la fois les talibans, mais aussi les Américains.
« Sur moi j’ai trois unités de feu, soit l’équivalent de 18 chargeurs1. On descend du point haut. 100 m plus bas se trouvent les véhicules de l’Armée de terre. On voit des camarades qui ont l’air soulagés de nous voir arriver, mais on sait qu’à nous seuls, on ne va pas pouvoir tout régler. Eux semblaient en appui, mais ils ne peuvent plus avancer.
« On est déposés très rapidement, et les hélicoptères s’écartent. Chacun rentre dans ce qu’il a à faire. Le chef de groupe nous divise en deux équipes. L’une va se charger des brancardages avec les biffins, vers la DZ, et l’autre se chargera de sécuriser la DZ. La nuit tombe dans les 30 minutes suivantes. Toute la nuit va passer comme ça, à brancarder, préparer les posers des hélicos. Le peu de temps libre qu’on aura servira à s’assurer que les talibans ne se rapprochent pas.
« Quelques balles sifflent au-dessus de nos têtes. Ils nous ont repérés par les posers de Caracal. Les A-10 envoient pas mal, tout comme les Kiowa, et un AC-130 tire au canon. On a eu un drone toute la nuit.
« Les blessés sont évacués de partout vers notre position. Toute la nuit est rythmée par les évacuations. Vu le volume de feu américain, on comprend que ce n’est plus possible pour les talibans. C’est le sauve-qui-peut. Mais cela reste malgré tout tangent jusqu’au dernier moment car, à notre niveau, on ne savait pas précisément où ils étaient.
« On ne s’est vraiment rendu compte de l’événement qu’en rentrant à KAIA. En allumant les portables, en regardant nos mails, puis avec le pilote qui était resté aux Ops toute la nuit, qui nous a fait un compte rendu. C’est là qu’on a eu le bilan définitif. Les FS norvégiens avaient été déposés pour aller chercher les corps qui étaient encore sur les crêtes. On avait éclaté le potentiel, mais on ne voulait pas laisser à d’autres le transport des corps de nos camarades. On a donc réalisé une ultime rotation, avec les dépouilles. »
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Jean-Marc TANGUY
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